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CHAPITRE 3 : LES PROGRAMMES D’ACCÈS À L’ÉGALITÉ : UNE RÉPONSE

3.1 Logique d’intervention de l’État

Pour mieux comprendre la réponse de l’État, il convient de se rappeler la distinction que nous avons présentée concernant les deux logiques distinctes d’égalité, soit la logique libérale et la logique sociale (Garon et Bosset, 2003). En fonction de la logique dominante à laquelle adhère l’État (car ces deux logiques sont souvent concurrentes),

nous devrions observer des interventions différenciées pour un même problème. La logique libérale vise à garantir à chaque citoyen, sans égard aux motifs illicites de discrimination, qu’il pourra participer au marché du travail de telle sorte que ce qu’il en retire corresponde uniquement à son investissement au chapitre de l’effort et du capital humain. La logique libérale vise surtout une lutte réactive à la discrimination, c’est-à-dire basée sur les plaintes en discrimination (Chicha, 2011; Beck et coll., 2002) : il s’agit d’un modèle de lutte qui est d’application lente et coûteuse, car il implique l’enquête de chaque plainte individuelle reçue afin de déterminer s’il y a effectivement eu discrimination, et le cas échéant, l’élimination ou la correction de la source de discrimination. Comme le mentionne Bosset (2005), ce modèle par plainte est d’une efficacité très relative puisqu’un nombre important de dossiers sont fermés pour preuve insuffisante, sans compter le fait qu’il semble difficile de « faire disparaître le racisme institutionnel par le biais des seules interventions individuelles » (p. 22).

Cette compréhension de l’égalité semble trop restrictive compte tenu du fait qu’elle a tendance à « décontextualiser » à l’excès les barrières à l’emploi qui devraient au contraire être comprises dans un cadre social historique. Ainsi, Mason (2006) précise :

« the simple view [of equality of opportunity] is incomplete and that when its missing components are supplied it will be more complex than its label suggests. It needs to be embedded in a broader view of equality of opportunity or justice that enables us to identify the class of scarce opportunities which should be governed by equality of opportunity, to unpack the notion of a qualification fully, and to provide the deeper theoretical grounding that is required to justify its vision (or partial vision) of what it means to level the playing field »44 (nous soulignons, p. 38).

44 Traduction libre : « cette vision simpliste [de l'égalité des chances] est incomplète et lorsqu’on y ajoute

ses composantes manquantes, elle devient beaucoup plus complexe que ce que suggère son étiquette. Elle doit être intégrée dans une vision plus large de l'égalité des chances ou de la justice qui nous permet d'identifier l’ensemble des catégories des opportunités limitées qui devraient être régies par celle-ci,

Ainsi, cet « aplanissement du terrain de jeu » pour reprendre l’expression de Mason (2006), nécessite l’adoption d’une compréhension élargie de ce que peut être l’égalité, ce qui nous amène à la logique sociale de l’égalité, qui reconnaît que les déséquilibres socioéconomiques actuels résultent d’un historique de relations sociales particulières. Cette logique de l’égalité, adoptée au Canada en 1984 par la Commission Abella sur l’égalité en matière d’emploi (Bakan et Kobayashi, 2000), est plus cohérente avec le modèle théorique de la discrimination systémique. L’intervention pour éliminer les désavantages que subissent les individus en fonction de l’appartenance à certains groupes, sera de nature proactive, c’est-à-dire qu’en l’absence de plaintes, les employeurs devront tout de même analyser en fonction d’un cadre défini, leur système d’emploi afin d’éliminer ou de réviser, les pratiques ou politiques qui peuvent constituer des obstacles à l’accès à l’emploi des personnes des groupes cibles; dans ce cadre, les employeurs ont une obligation de résultats qui les oblige à prendre des mesures actives afin d’égaliser la représentation de ces groupes (Chicha, 2011; Chicha-Pontbriand, 1989)45. Par rapport au modèle précédent, il s’agit donc d’une intervention qui s’intéresse à la fois aux moyens

déconstruire complètement la notion de qualification et fournir ses justifications théoriques fondamentales qui permettront de légitimer sa vision (ou sa vision partielle) de ce que signifie vraiment cette mise à niveau du terrain de jeu »

45 Beck et coll. (2002) mentionnent cependant qu’il est important à l’occasion que des plaintes soient

entendues par les tribunaux, car elles permettent d’approfondir notre compréhension de la discrimination systémique. Sans compter le fait que ces procès très médiatisés peuvent envoyer un signal clair aux entreprises afin qu’elles revoient leurs manières de faire afin d’éviter d’être à leur tour poursuivies. À ce sujet, nous pouvons mentionner le jugement rendu contre Gaz Métro (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Gaz Métropolitain inc. [2008]. QCTDP 24). Le jugement du Tribunal des droits de la personne a d’ailleurs souligné l’importance de combattre le phénomène de la discrimination systémique défini comme : « […] l’application de méthodes, de pratiques et de politiques établies de recrutement et d’embauche non conçues pour promouvoir la discrimination, mais qui, en raison de la sous-représentation des femmes dans certains milieux de travail, se caractérisent par l’absence de prise en compte de leur point de vue, de leur expérience et de caractéristiques qui leur sont propres. La discrimination est alors entretenue par une culture institutionnelle comprenant divers biais, préjugés et stéréotypes inconscients qui sont favorables aux personnes déjà présentes dans le milieu et qui orientent la sélection des candidats en fonction de personnes semblables à celles déjà en poste perpétuant ainsi l’exclusion de celles qui n’ont pas eu l’occasion de pénétrer ce milieu » (par. 447).

(par exemple, l’élimination des barrières présentes dans le système de gestion des ressources humaines des entreprises) et aux résultats (s’assurer de parvenir à une représentation équitable des groupes cibles dans les différentes occupations) (Carter, 2003). Cette logique « sociale » de l’égalité implique des efforts supplémentaires de la part des employeurs et de l’État. Comme le mentionne Wolff et De-Shalit (2007) :

« A Society of equals is a society in which disadvantage do not cluster, a society where there is no clear answer to the question of who is the worst off. To achieve this, governments need to give special attention to the way patterns of disadvantage form and persist, and to take steps to break up such clusters […] by improving the lives of the least advantaged, governments can achieve a general declustering of disadvantage to the point where we can no longer say who in society is worst off overall […] »46 (nous soulignons, p. 10).

Il devient ainsi nécessaire de comprendre les schèmes de désavantage afin de mettre en place les actions appropriées qui permettront de corriger les situations constatées; l’objectif devient dès lors pour l’État de réorganiser le cadre institutionnel afin d’opérer une réconciliation des impératifs d’équité et d’efficacité (Greffe, 1997). La voie choisie au Québec afin d’assurer cette réconciliation dans une logique sociale de l’égalité est celle des programmes d’accès à l’égalité (PAE), qui constitue une réponse de nature systémique au problème de discrimination vécu par les membres des minorités visibles. Cependant, les débats entourant la légitimité des PAE (Lee-Gosselin, 2009) peuvent indiquer que les logiques libérale et sociale continuent de s’affronter au Québec. Ces débats entourant les logiques d’intervention amènent à considérer les effets de

46 Traduction libre : « Une société d'égaux est une société dans laquelle les désavantages ne groupent pas

ses membres, une société où il n'y a pas de réponse claire à la question de savoir qui sont les plus mal lotis. Pour y parvenir, les gouvernements doivent accorder une attention particulière à la façon dont les modèles de désavantages se forment et se perpétuent, et prendre les mesures nécessaires afin de briser ces

regroupements de désavantagés [...] en améliorant la vie des moins favorisés, les gouvernements peuvent détruire ces regroupements de désavantagés de manière à ce qu’il devienne impossible d’affirmer qui en se basant sur son appartenance à un groupe, sont les plus défavorisés »

l’instrument de politique publique qui dépassent les objectifs poursuivis par ce dernier et que n’avait pas anticipés le législateur (Lascoumes et Le Gales, 2007).

King (2007) illustre cette idée en prenant l’exemple de la politique publique d’« affirmative action » et les différents visages qu’a pris cette politique à travers les ans. L’intervention de l’État avait pour objectif fondamental de renforcer les droits de l’ensemble des citoyens surtout en matière d’accès au travail et aux études supérieures, et de redessiner les frontières de la citoyenneté de manière à être plus inclusive, particulièrement pour les femmes et les Américains d’ascendance africaine. L’instrument de politique publique a eu, entre autres, un impact profond sur les relations entre les communautés noire et blanche en modifiant profondément les perceptions entretenues de part et d'autre, ce que n’envisageait pas directement le législateur lors de l’adoption de la politique d’« affirmative action ».

Lascoumes et Le Gales (2007) affirment que ces effets non envisagés de l’instrument peuvent être de trois ordres : 1- les effets d’inertie correspondent aux résistances des différents acteurs envers l’outil; 2- les effets de représentation correspondent aux images que les différents acteurs développeront à propos de la problématique sociale à laquelle s’attaque l’instrument; et 3- les effets de problématisation : l’instrument pose de manière plus ou moins concrète une problématique avec ses variables et les liens entretenus entre elles. Notre étude de la réaction managériale au PAE se réfèrera entre autres à ces différents effets non appréhendés.

Un autre élément à prendre en considération dans l’étude de cet instrument nous ramène à une distinction supplémentaire établie par Loury (2002) entre la discrimination

contractuelle et la discrimination « contactuelle »47. Pour Loury, ces deux formes de discrimination sont souvent indissociables dans une société; alors que la discrimination contractuelle réfère au traitement inégal dans l’exécution d’une transaction formelle (par exemple une prestation de travail en échange d’un salaire) entre deux individus similaires à l’exception de leur origine ethnoraciale, la discrimination « contactuelle » réfère au traitement inégal des personnes dans la vie civique (dans le système scolaire notamment) en raison entre autres, de la transmission intergénérationnelle des désavantages (d’Addio, 2007) ainsi que des phénomènes de ségrégation résidentielle (Fugazza, 2003). Alors que l’État peut directement intervenir s’il le désire, pour limiter les effets de la discrimination contractuelle, il est beaucoup moins aisé d’intervenir pour mettre fin à la discrimination « contactuelle ». Loury (2002) affirme cependant qu’une intervention efficace de l’État sur la discrimination contractuelle devrait aussi avoir un impact sur cette seconde facette de la discrimination en permettant, entre autres, de créer un enrichissement des communautés discriminées. Ceci permettrait de mettre en place des échelles de mobilité sociale efficaces – comme l’explique Viprey (2005), permettre à la communauté d’avoir une « locomotive » sociale suffisamment puissante pour faire avancer le reste du groupe – et ainsi, de manière « naturelle » augmenter les probabilités de contacts entre les communautés. Les PAE du Québec doivent être considérés comme un instrument de lutte à la discrimination contractuelle qui pourrait également, selon l’argumentaire de Loury (2002), avoir un impact sur la discrimination « contactuelle » à plus ou moins long terme : en dé-segmentant le marché du travail québécois, il devient plus facile d’éviter les raisonnements de type « nous » versus « eux ».

47 Le terme « contactuel » est utilisé pour désigner l’absence de contacts significatifs entre les membres de

Compte tenu des différentes logiques entretenues autour du concept d’égalité et des moyens appropriés pour lutter efficacement contre la discrimination, plusieurs débats et controverses entourent les PAE. En fait comme le précise Kellough (2006), cette forme d’intervention sur le marché du travail est probablement celle qui suscite le plus de critiques et de débats, car elle semble remettre en question un des piliers de l’éthique protestante du travail, celui de la méritocratie. Dans la prochaine sous-section, nous nous pencherons sur ces débats qui nous éclaireront davantage sur ce qu’est (et n’est pas) un PAE, et ce, afin de permettre de comprendre les préjugés sociaux qui existent à leur endroit.