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Se méfier de la grammaire

Dans le document L'interface Langage/Pensée (Page 35-42)

La distinction frégéenne entre sens et référence est certes très intéressante mais  en  quoi  est‐elle  pertinente  pour  la  compréhension  de  la  critique  des  langues  naturelles par Frege? Le danger que voit Frege est celui d'une pensée qui tourne 

à  vide  en  manipulant  des  noms  dénués  de  référence.  Nous  avons  vu  que  pour  Frege, « Le sens d'un nom propre est donné à quiconque connaît suffisamment la  langue  ou  l'ensemble  des  désignations  dont  il  fait  partie ».  [S&D  p.104].  Le  corollaire  de  cette  compréhension  immédiate  du  sens  est  que  nous  avons  tendance à accepter dans nos discours tout nom dont nous saisissons le sens. Si  par  exemple  je  dis  que  « L'aigle  bicéphale  est  l'emblème  des  états  unis  d'Amérique »  quiconque  parle  français  comprendra  que  par  aigle  bicéphale,  j'entends un aigle ayant deux têtes. Une histoire mettant en scène les aventures  de Benjamin Franklin avec son aigle bicéphale et expliquant l'extinction de cette  noble  espèce  sera  parfaitement  intelligible  et  plausible  pour  peu  que  je  fasse  preuve  d'imagination.  Il  n'empêche  qu'aucune  espèce  d'aigle  bicéphale  n'a  jamais  existé.  Il  n'y  a  dans  les  langues  naturelles  aucun  moyen  de  prévenir  la  formation  de  noms  ou  de  concepts  vides  i.e.  ayant  un  sens  mais  dénués  de  dénotation.  Le  plus  grave,  selon  Frege  c'est  que  cette  dérive  ne  se  limite  pas  uniquement aux histoires que nous créons en littérature; elle envahit également  nos raisonnements y compris mathématiques. Ainsi, le plus grand nombre pair ou  la suite qui converge le plus rapidement  sont  des  noms  d'objets  mathématiques  tout  à  fait  intelligibles  dont  le  sens  est  tout  à  fait  cohérent  et  acceptable.  De  ce  fait,  il  faut  beaucoup  de  raisonnement  pour  montrer  qu'aucune  réalité  mathématique  n'y  correspond  et  que  ces  noms  ne  dénotent  donc  absolument  rien. A cause de cette productivité des langues naturelles et de leur tendance à  engendrer  des  noms  vides,  Frege  nous  enjoint  de  veiller  à  ce  que:  « toute  expression  construite  comme  un  nom  propre,  au  moyen  des  signes  précédemment  introduits  et  de  manière  grammaticalement  correcte,  désigne  réellement un objet, et qu'aucun signe nouveau ne soit introduit à titre de nom  propre sans qu'on se soit assuré de sa dénotation. » [S&D p. 117] C'est justement  parce que nos langues naturelles n'arrivent pas à répondre à cette exigence que  Frege  se  propose  de  créer  une  idéographie  i.e.  un  langage  formulaire  qui  permettrait « à la fois de prévenir les erreurs d'interprétation et d'empêcher les  fautes de raisonnement. » [SJRI p. 63]. Le but de l'idéographie est de nous fournir  un  algorithme  qui  nous  permettra  de  dégager  la  forme  logique  des  énoncés  en  langue  naturelle  sans  nous  laisser  piéger  par  leur  forme  grammaticale  et  en  veillant à chaque fois à nous assurer que nous manipulons des noms ayant à la  fois un sens et une dénotation. C'est en essayant de mener à bien ce projet que  Frege  se  rendra  compte  que  c'est  la  structure  grammaticale  des  langues  naturelles elle‐même qui est inadéquate pour mener à bien nos raisonnements.   

Dans  le  Begriffsschrift,  Frege  dénonce  une  illusion  créée  par  la  forme  grammaticale  et  source  d'erreurs  dans  la  mesure  où  elle  nous  inciterait  à  faire  des  inférences  fausses  si  nous  suivions  la  forme  grammaticale  ou  l'analyse  logique classique en terme de sujet et prédicat. Frege illustre cette inadéquation  de  l'analyse  logique  classique  en  comparant  les  deux  propositions  (d)  et  (e)  suivantes 

(d.) Le nombre 20 peut être représenté comme la somme de quatre carrés  (e.)  Tout  entier  positif  peut  être  représenté  comme  la  somme  de  quatre  carrés 

 Si nous acceptons la décomposition de la proposition en sujet et prédicat, nous  devons  en  conclure  que  ces  deux  propositions  partagent  le  même  prédicat  à  savoir  être  représentable  comme  la  somme  de  quatre  carrés.  Là  où  elles 

diffèreraient,  ce  serait  simplement  en  ce  qui  concernerait  le  sujet  auquel  cette  propriété  est  attribuée.  Étant  donné  que  les  propriétés  sont  par  définition  attribuées à des objets, l'analyse classique nous inciterait à rechercher les objets  qui  servent  de  sujet  à  ces  deux  propositions.  Dans  le  cas  de  (d.),  cet  objet  est  facile  à  trouver;  c'est  le  nombre  20.  La  difficulté  survient  quand  nous  nous  proposons de trouver l'objet homologue à 20 qui pourrait servir de sujet à (e.).  Quel  objet  peut  bien  correspondre  au  sujet  Tout  entier  positif?  Pour  Frege,  la  recherche  d'un  tel  objet  est  vaine  et  traduit  l'incompréhension  de  la  différence  qu'il y a entre la structure logique des phrases et leur structure grammaticale.    

Nous  avons  affirmé  plus  haut  que  la  critique  de  Benveniste  selon  laquelle  les  logiciens ne feraient que redécouvrir la structure grammaticale de leurs langues  naturelles  ne  pouvait  s'appliquer  aux  logiciens  comme  Frege,  Russell  ou  Wittgenstein. Si les systèmes logiques des formalistes du début du XXe siècle sont  immunisés  face  à  cette  critique,  c'est  grâce  à  la  découverte  par  Frege  de  l'inadéquation de l'analyse traditionnelle des propositions en termes de sujet et  de prédicat. La découverte de cette inadéquation vient encore une fois de la mise  au jour d'une analogie fructueuse entre la structure logique de la pensée26 et les  mathématiques. En l'occurrence, Frege pense que c'est la notion mathématique  de  fonction  qui  nous  fournit  le  modèle  selon  lequel  nous  devrions  penser  la  structure logique de nos langues naturelles.     Arrêtons‐nous un moment sur cette notion de fonction et voyons quelles sont ses  propriétés qui peuvent être pertinentes pour la mise au jour des caractéristiques  du concept. Soient les expressions suivantes:    a = 2²+2 ;    b = 2x3 ;    c = 5+1 ;    d = 4²+2 ;    e = 5² +2    Un simple calcul nous permet de voir que a = b = c = 6. Pour d et e, nous trouvons  respectivement  18  et  27.  L'on  pourrait  donc  penser  qu'il  y  a  une  analogie  évidente entre a, b et c alors que a, d et e n'auraient rien en commun. Ce serait là  aller un peu vite en besogne et faire un bien mauvais usage de la distinction entre  sens et dénotation introduite précédemment. En effet, ce que nous avons en a, b  et c, ce sont des expressions qui dénotent la même entité. Elles sont identiques si  nous  considérons  leur  dénotation  mais  ont  des  sens  différents.  A  l'inverse,  quiconque  a  fait  un  peu  de  mathématiques  verra  la  profonde  similitude  qui  existe  entre  a,  d  et  e.  Ce  sont  des  valeurs  de  la  fonction  f(x)=x²+2  pour  les  nombres  2,  4  et  5.  Dans  ces  expressions  2,  4  et  5  sont  les  arguments  de  la  fonction et c'est l'application de cette fonction sur ces arguments qui nous donne  les  valeurs  de  a,  d,  et  e  i.e.  respectivement  6,  18  et  27.  La  fonction  est  donc  la  structure  commune  entre  ces  trois  expressions  et  c'est  en  ce  sens  que  Frege  affirme, généralisant à partir d'un exemple différent que: « l'essence propre de la  fonction réside dans l'élément commun à ces expressions, c'est à dire dans ce qui  demeure  de  2x3  +  x  quand  on  supprime  la  lettre  x  ce  que  l'on  pourrait  écrire        

26 Rappelons que pour Frege cette pensée n’est pas identifiable à nos processus mentaux mais est  une réalité extérieure objective et indépendante de son éventuelle saisie par les humains. En tant  que platoniste, Frege considère que si nous n’acceptons pas la réalité objective des contenus de  pensée  en  dehors  de  toute  saisie  effective  par  les  humains,  nous  ne  pourrons  justifier  qu’une  vérité  mathématique  par  exemple  soit  vraie  en  indépendamment  de  ce  qu’en  pense  la  communauté des mathématiciens. Sur ce point cf. Frege (1897)  

ainsi:  2(  )3+(  ).  [...]  De  la  fonction  prise  séparément,  on  dira  qu'elle  est  incomplète, ayant besoin d'une autre chose, ou encore insaturée. » [F&C p. 84] Il  y a une différence fondamentale qu'il convient de noter entre la fonction et ses  arguments: la fonction ne peut pas être considérée comme un objet. La fonction  est plutôt comme une opération que l'on appliquerait aux objets d'un ensemble  de départ pour donner d'autres objets. Les objets de l'ensemble de départ sont  les  différents  arguments  de  la  fonction  alors  que  ceux  de  l'ensemble  d'arrivée  définissent le parcours des valeurs de la fonction; cette dernière n'est cependant  identique ni à ses arguments, ni à son parcours nous dit Frege. C'est pour cette  raison que même une expression comme f(x)= ax+b avec a et b des constantes et  x  une  variable  est  stricto  sensu  inadéquate;  en  toute  rigueur,  nous  aurions  du  écrire f( )=a( )+b laissant intacte l'insaturation de f( ) parce que f(x) est un objet  qui dénote la valeur de f( ) pour l'argument x.  

Parmi les fonctions, Frege distingue une catégorie particulière: les concepts qu'il  définit  de  la  manière  suivante:  « un  concept  est  une  fonction  dont  la  valeur  est  toujours une valeur de vérité » [F&C p. 90]. Il donne entre autres l'exemple de la  fonction  g(  )  suivante:  (x+1)²=2.(x+1).  Pour  x=1  par  exemple,  nous  obtenons:  (1+1)²=2.(1+1),  ce  qui  est  vrai.  A  l'inverse,  pour  x=2,  nous  obtenons  (2+1)²=2.(2+1) ce qui est faux puisque (2+1)²=9 alors que 2(2+1)=6. Pour tout  nombre que l'on prend, on peut calculer s'il vérifie l'équation g( ). S'il la vérifie,  on lui associe la valeur vraie et s'il ne la vérifie pas, on lui associe la valeur faux.  L'équation g() est donc réellement un concept en ce qu'il permet de partitionner  l'ensemble des réels en deux groupes d'argument donnant respectivement le vrai  et  le  faux.  Ces  définitions  de  la  fonction  comme  opération  essentiellement  insaturée  s'appliquant  à  des  objets  pour  donner  de  nouveaux  objets  et  du  concept comme fonction dont le parcours des valeurs se limite aux deux valeurs  de  vérité  vrai  et  faux  sont  probablement  très  intéressantes  pour  le  mathématicien  mais  en  quoi  aident‐elles  le  logicien  ou  le  philosophe?  En  quoi  cette  analyse  est‐elle  pertinente  pour  une  réflexion  sur  les  propositions  prédicatives de nos langues naturelles? 

 

L'intérêt de l'importation des idées de fonction et de concepts dans l'analyse des  langues  naturelles  se  comprend  bien  quand  nous  considérons  les  propositions  affirmatives simples qui suivent:  

(f.) Gödel est perspicace  

(g.) Tout logicien est perspicace 

Un  aristotélicien  analyserait  la  proposition  (f.)  comme  étant  composée  d'un  sujet,  Gödel  auquel  est  attribuée  une  propriété  désignée  par  le  prédicat  être  perspicace.  De  manière  tout  à  fait  analogue,  notre  aristotélicien  décomposerait  (g.)  comme  attribuant  la  propriété  dénotée  par  le  prédicat  être  perspicace  au  sujet  Tout  logicien.  Cette  analyse  a  l'avantage  d'être  totalement  conforme  à  la  forme grammaticale de ces propositions mais comme nous l'avons déjà vu, elle  nous amène à tirer l'inférence selon laquelle les deux sujets ont le même statut et  à  chercher  l'objet  auquel  correspondrait  le  sujet  Tout logicien dans  (g.).  Ce  que  notre aristotélicien ne voit pas et qu'une analyse en termes de fonctions permet  de  découvrir,  c'est  que  ces  deux  propositions,  par  delà  leur  similitude  grammaticale superficielle, ont des structures très différentes. En effet, si dans la  proposition (f.), nous avons un seul prédicat à savoir être perspicace, les choses  sont  loin  d'être  aussi  simple  en  ce  qui  concerne  (g.)  puisque  dans  cette 

proposition,  nous  avons  non  pas  un  seul  mais  deux  prédicats  en  réalité:  être  logicien et être perspicace. 

Pour échapper au piège la grammaire qui nous fait présumer que ce qui joue le  rôle  de  sujet  grammatical  est  un  objet  et  que  ce  qui  joue  le  rôle  de  prédicat  grammatical est une propriété et donc un prédicat logique, Frege préconise de se  servir  de  la  notion  mathématique  de  fonction.  L'importation  de  cette  notion  mathématique est possible parce que la dimension essentiellement insaturée de  la fonction et le fait qu'elle a besoin de s'appliquer à des objets pour donner un  tout complet se retrouve également dans les prédicats de nos langues naturelles.  Revenons un moment à la proposition (f.) nous pouvons la décomposer en deux  parties  qui  semblent  correspondre  à  la  décomposition  aristotélicienne  mais  en  usant  d'un  critère  non  pas  grammatical  mais  logique.  Il  suffit  en  effet  de  se  demander s'il y a une partie insaturée et une partie complète et potentiellement  autonome. Nous voyons alors que Gödel est un nom qui peut avoir une existence  indépendante  mais  que  la  seconde  partie  de  la  phrase  est  essentiellement  insaturée puisque le prédicat être perspicace n'a de dénotation qu'associée à un  nom.  Ce  que  Frege  remarque,  c'est  que  les  prédicats  de  nos  langues  naturelles,  tout comme les fonctions, sont insaturées, prennent comme argument des noms  d'objets et rendent comme valeur d'autres noms d'objets, que ces objets soient  une  valeur  de  vérité  ou  un  autre  objet  du  monde.  C'est  pour  cette  raison  que  Frege pense que l'on peut « décomposer les propositions affirmatives comme les  équations,  les  inéquations,  et  les  expressions  analytiques  en  deux  parties  dont  l'une est fermée sur soi et dont l'autre réclame un complément, est insaturée. »  [F&C p. 91] 

Soumettons  à  présent  à  la  même  analyse  la  proposition  (g.).  Nous  savons  déjà  que  être  perspicace  est  une  fonction.  Qu'en  est‐il  du  sujet  Tout  logicien?  Là  encore, si nous acceptons la caractérisation de Frege du nom comme signe doté  d'un sens et d'une référence et permettant de sélectionner un ou des objets du  monde  qui  peuvent  subsister  de  manière  indépendante,  nous  voyons  que  cette  expression n'est pas un nom mais la combinaison d'un quantificateur universel  et  d'un  prédicat  à  savoir  être logicien.  Cette  analyse  nous  permet  donc  de  voir  que  (g.)  contient  non  pas  un  seul  mais  bien  deux  prédicats.  Pour  cette  raison,  Frege pense que « Le mieux serait, par conséquent, de bannir complètement de  la  logique  les  mots  « sujet »  et  « prédicat »,  puisqu'ils  incitent  sans  cesse  à  confondre  les  deux  relations  fondamentalement  différentes  de  la  subsomption  d'un  objet  sous  un  concept  et  de  la  subordination  d'un  concept  à  un  autre  concept. »27 De fait, alors que dans la proposition (f.), nous disons que l'individu  Gödel  tombe  sous  le  concept  être  perspicace,  dans  (g.)  nous  avons  une  affirmation qui porte sur deux concepts: être logicien et être perspicace. Ce que la  proposition (g.) nous apprend, c'est que tout individu qui tombe sous le concept  être logicien tombe également sous le second concept être perspicace. Autrement  dit,  l'ensemble  des  objets  qui  tombent  sous  le  premier  concept  est  un  sous‐ ensemble de celui des objets qui tombent sous le second concept. L'on voit alors  pourquoi Frege pense que les quantificateurs sont des concepts de second ordre:  ce sont ne sont rien d'autre que des opérateurs qui nous servent à comparer les  extensions  des  concepts;  ce  faisant,  ils  nous  permettent  de  formaliser  les  propriétés des propriétés plutôt que celles des objets.  

      

Dans  les  Lois  fondamentales  de  l’arithmétique28[cf.  BL  §§19‐23],  Frege  montre  que le quantificateur universel est un prédicat de second ordre qui dit d'un autre  prédicat  de  premier  ordre  qu'il  est  vrai  de  tout  individu  de  l'univers.  Pour  reprendre  un  exemple  usité,  quand  je  dis  que  Socrate  est  mortel,  il  y  a  un  individu  bien  déterminé,  Socrate  auquel  j'attribue  la  propriété  d'être  mortel.  Si  en revanche je dis que tout vivant est mortel, je ne suis pas, contrairement aux  apparences,  en  train  d'attribuer  directement  la  propriété  de  mortalité  à  des  individus bien déterminés, je suis plutôt en train d'attribuer à la propriété d'être  mortel,  au  concept  être mortel,  la  propriété  de  s'appliquer  universellement  aux  objets vivants. Le quantificateur universel est une manière commode de noter ce  concept de second ordre qui est vrai d'un concept si ce dernier est vrai de tout  objet  du  domaine.  Cette  analyse  est  également  valable  en  ce  qui  concerne  le  quantificateur existentiel ainsi qu'un certain nombre d'autres concepts dont on  peut  particulièrement  noter  ceux  qui  permettent  de  faire  des  attributions  numériques. Il est assez compréhensible que le quantificateur existentiel ait les  mêmes  propriétés  que  les  prédicats  numériques  puisque,  si  l'on  y  réfléchit,  « Affirmer l'existence, ce n'est rien autre que nier le nombre zéro » [FA  §53, p.  180]. Quand par exemple je dis qu'il existe des philosophes perspicaces, je suis  en  train  de  nier  que  le  concept  être  perspicace  fut  satisfait  par  zéro  individu  satisfaisant  également  le  concept  être  philosophe.  Au  paragraphe  46  des  Fondements..., Frege démontre que toute attribution d'un nombre à un objet peut  se ré‐analyser comme l'attribution de ce nombre à un concept de premier ordre  qui, lui, s'applique à des objets. Même si cette propriété du concept de nombre  apparaît mieux avec le chiffre zéro, elle est valable pour toute autre attribution  numérique ainsi qu'on le voit dans l'extrait qui suit: « Quand je dis: « Vénus a 0  lunes »,  il  n'existe  aucune  lune  ou  agrégat  de  lunes  dont  on  pourrait  énoncer  quelque  chose,  mais  on  attribue  au  concept « lune  de  Vénus »  une  propriété:  à  savoir celle de ne rien subsumer. Si je dis: « le carrosse de l'empereur est tiré par  quatre chevaux », c'est au concept, « cheval qui tire le carrosse de l'empereur »  que j'attribue le nombre quatre. » [FA §46 pp. 175‐6]       

Conclusion 

Si  nous  récapitulons,  nous  voyons  que  Frege  avait  au  moins  trois  raisons  de  penser que les langues naturelles sont inadéquates non seulement pour mener à  bien l'entreprise de refondation des mathématiques qui était la sienne mais plus  généralement en tant qu'outil pour trouver des vérités abstraites.  

D'abord,  de  par  leur  confusion,  leur  absence  de  rigueur  et  le  fait  que  les  mots  sont  employés  sans  catégorisation  précise  mais  avec  ce  que  Frege  nomme  des  ''nuances de ton et de couleur'', ces langues nous incitent à faire des distinctions  de sens qui sont inertes en ce qui concerne la vérité ou la fausseté mais qui sont  tellement  prégnantes  que  nous  avons  une  tendance  presque  irrésistible  à  en  tenir compte dans notre évaluation des phrases. De ce fait, les langues naturelles  nous incitent à faire rentrer du subjectif dans des raisonnements qui auraient du  être objectifs de part en part. 

La  deuxième  critique  est  que  la  structure  grammaticale  même  des  langues  naturelles est inadéquate pour la recherche de la vérité et nous incline à établir        

28  Frege, G. [1893], The Basic Laws of Arithmetic: Exposition of the System, [BL] Montgomery  Furth (ed.), University of California Press, 1964 

des  catégories  syntaxiques  fantaisistes,  en  tout  cas  vues  sous  le  prisme  de  la  logique. Nous avons insisté sur la catégorie de nom propre, montrant que le nom  propre  tel  que  le  définit  Frege  en  logique  ne  recouvre  pas  son  équivalent  grammatical.  Cette  démonstration  peut  également  être  faite  pour  plusieurs  catégories  grammaticales  des  langues  naturelles;  ainsi,  ce  que  le  grammairien  définira comme nom commun n'est‐il rien d'autre qu'un terme conceptuel pour  le logicien. Bien plus grave, Frege nous montre que la structure Sujet/Prédicat,  héritée de la grammaire et qui jusque là était en quelque sorte la pierre angulaire  de  la  logique  ne  correspond  pas  du  tout  à  la  structure  réelle  de  la  pensée  et  qu'elle peut avantageusement être remplacée par une structure fonctionnelle.  Le  remplacement  de  la  structure  Sujet/Prédicat  par  une  structure  Fonction/Argument permet de comprendre la dernière critique frégeenne dont  nous  avons  parlé  à  savoir  que  la  stricte  observance  de  la  structure  canonique  Sujet/Prédicat  nous  mène  à  des  inférences  fausses  comme  par  exemple  quand  nous tirons de la prémisse, Quelqu'un a soif et quelqu'un a faim la conclusion que  quelqu'un a soif et faim ou  bien  quand  nous  concluons  du  fait  que  l'expression  Tout  logicien  est  sujet  dans  Tout  logicien  est  perspicace  que  cette  expression  désigne un objet auquel est attribué la propriété d'être perspicace.  

C'est pour ces raisons mais également parce qu’il était platonicien et pensait que  nos  pensées  individuelles  n’étaient  qu’une  tentative  de  saisie  de  pensées  objectives que Frege était extrêmement circonspect quant à l'usage des langues  naturelles  dans  nos  entreprises  scientifiques  et  avait  créé  tout  un  appareillage  logique qui devrait permettre d'éviter les fautes de raisonnement et de découvrir  la vérité. En introduisant une approche fonctionnelle des langues naturelles, en 

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