Montague critique de Chomsky
Quoiqu'ayant travaillé sous la direction d'Alfred Tarski, Montague ne partage cependant pas le scepticisme de ce dernier quant à la possibilité de transposer les acquis de la sémantique formelle aux langues naturelles sans en distordre la structure ni en modifier les relations d'inférence. Bien au contraire, Montague réaffirme à plusieurs reprises sa conviction qu'il n'y a aucune différence profonde entre les langages artificiels créés par les logiciens et les langues naturelles dont nous usons quotidiennement. Deux de ses trois articles consacrés à la sémantique des langues naturelles73 débutent par une réaffirmation de cette position théorique forte. Ainsi la phrase suivante: « Je rejette l'argument selon lequel une importante différence théorique existerait entre les langages naturels et formels. » [EFL p. 188] ouvre‐t‐elle EFL dont le titre déjà (L'anglais comme langage formel) était pourtant assez clair sur ce point là. De même, Montague écrit‐il à l'entame de l'article Universal Grammar: « Il n'y a à mon avis aucune différence théorique importante entre les langues naturelles et les langues artificielles des logiciens; en vérité, je considère qu'il est possible de comprendre la syntaxe et la sémantique de ces deux genres de langage de l'intérieur d'une unique théorie, naturelle et précise du point de vue mathématique. Sur ce point,
72 cf. par exemple: “The method of presentation adopted here has been influenced by a general algebraic theory of languages and their interpretations recently constructed by the author, and exhibits the present fragment and those in Part II as special cases.” EFL p. 218 73 Les trois articles de Montague consacrés au développement de sa sémantique sont respectivement: ''Universal Grammar'', ''English as a formal language'' et ''The proper treatment of quantification''. Dans ce qui suit, nous nous y référerons en tant que respectivement UG, EFL et PTQ et les citerons d'après le recueil: Richard Montague (1974): Formal Philosophy,
je diffère de nombre de philosophes, mais suis d'accord, je crois, avec Chomsky et ses associés [...]” [UG p. 222] Tout le projet montagovien consistera donc à illustrer cette thèse de la similitude des langages formels et naturels et à créer une formalisation capable de générer et d'expliquer les propriétés syntaxiques et sémantiques tout autant des langues naturelles que des langages artificiels que les logiciens avaient l'habitude d'utiliser pour enrégimenter nos langues naturelles.
Si, comme il l'affirme dans la citation d'UG reproduite plus haut, Montague est d'accord avec Chomsky pour considérer que le langage est un système formalisable à l'aide des outils mathématiques, il y a cependant au moins deux différences qui semblaient rendre leurs approches inconciliables.
La première est que si tous les deux parlent de grammaire universelle, leur manière de concevoir l'universalité de la grammaire est diamétralement opposée. L'on sait que pour Chomsky, la grammaire est innée et il y a une structure commune à toutes les langues qui fait partie des universaux de notre espèce. Les différentes langues que nous parlons ne sont rien d'autre que des modalités d'expression de cette grammaire universelle innée dont certains paramètres, fixés lors du développement grâce à l'environnement, déterminent et différencient les langues particulières. La grammaire universelle selon Chomsky est donc psychologique/biologique. Plus précisément, l'approche de Chomsky est mentaliste puisque ce dernier cherche à découvrir les règles qui sont effectivement dans l'esprit du locuteur idéal et qu'il pense que le locuteur normal d'une langue donnée déploie ce même système de règles, peut être pas à la perfection, quand il parle une langue. Ce mentalisme est assumé par Chomsky quand il écrit par exemple que: « ...la théorie linguistique est mentaliste, puisqu'elle s'intéresse la découverte de la réalité mentale sous‐jacente au comportement réel. » [1965: tr. fr.4] A l'inverse, la conception de l'universalité de la grammaire que prône Montague est strictement mathématique. La grammaire qui est proposée dans l'article Universal Grammar est universelle parce qu'elle permet de subsumer sous le même formalisme tous les langages, qu'ils soient naturels ou artificiels. La réalité psychologique d'une telle grammaire universelle n'est d'aucune pertinence pour Montague. Ce n'est pas parce que tous les humains ont la même grammaire dans la tête que cette grammaire est universelle, c'est parce que la grammaire de Montague est la caractérisation mathématique de tout ce qui mérite le nom de langage qu'aucune langue ne saurait échapper à cette formalisation. En résumé, la grammaire universelle de Chomsky est universelle parce qu'elle est dans l'esprit de tous les hommes sans exception alors que la grammaire universelle de Montague est universelle parce qu'elle subsume tout ce qui est langage. L'universalité est chez Chomsky psychologique et donc contingente alors que chez Montague elle est mathématique et donc nécessaire.
Second point d'opposition entre Chomsky et Montague dont nous parlerons ici: le rapport syntaxe/sémantique. L'une des thèses principales de Chomsky est celle de l'autonomie de la syntaxe. Chomsky soutient que la structure de nos langues naturelles montre que la formation des phrases n'est pas strictement déterminée par le sens que nous voulons exprimer et qu'il nous est possible de construire des phrases syntaxiquement parfaits mais qui sont inacceptables du point de vue de la sémantique. Considérons les deux phrases (a) et (b).
(b) *vert furieusement idées incolore dormir.
Du fait que (a) est une phrase parfaitement acceptable du point de vue grammatical mais dénué de sens du point de vue sémantique alors que (b) sera considéré comme une non phrase par n'importe quel locuteur du français, Chomsky conclut qu'il y a une différence entre l'agrammaticalité et le simple fait d'être dénué de sens74. Une phrase comme (a), qui ne fait pourtant pas sens du point de vue sémantique, sera cependant traitée et plus ou moins comprise par le locuteur. Une phrase comme (b) dont la structure est agrammaticale sera à l'inverse perçue comme une simple accumulation de mots et non comme une vraie phrase.
Montague critique à plusieurs reprises cette conception de l'autonomie de la syntaxe. Dans EFL (p. 210), il soutient que le programme visant à commencer par d'abord donner une formalisation correcte de la syntaxe d'une langue avant de s'attaquer à la sémantique n'a « presque aucune perspective de succès. » La raison que donne Montague pour justifier cette condamnation est que: « Il y aura souvent plusieurs manières de générer syntaxiquement un ensemble de phrases donné mais seules certaines d'entre elles auront une pertinence sémantique; et celles‐ci seront parfois moins simples, et donc superficiellement moins attirantes que certains modes de génération sans intérêt sur le plan sémantique. En conséquence la construction de la syntaxe et de la sémantique doivent procéder la main dans la main. » [EFL p. 210]
Les critiques montagoviennes au programme chomskyen seront encore plus virulentes et détaillées dans ce que Partee a baptisé75 ''l'infâme note de 2'' de Universal Grammar. Dans cette note, il est écrit:
« L'objectif premier de la sémantique est de caractériser les notions de phrase vraie (sous une interprétation donnée) et de conséquence logique, tandis que celui de la syntaxe est de caractériser les différentes catégories syntaxiques, spécialement l'ensemble des phrases déclaratives. L'on peut s'attendre alors, que le but de la syntaxe puisse être réalisé de plusieurs manières différentes, dont seules quelques unes fourniraient une base adéquate à la sémantique. Il m'apparait que les analyses syntaxiques de certaines langues fragmentaires particulières qui ont été suggérées par les grammairiens transformationnels, même si elles réussissent à caractériser correctement les phrases déclaratives de ces langues s'avèreront manquer de pertinence sémantique; et je n'arrive pas à voir un quelconque intérêt à la syntaxe excepté comme préliminaire à la sémantique. (L'on pourrait également objecter aux efforts syntaxiques existant, réalisés par Chomsky et ses associés, sur le terrain de l'adéquation, de la précision mathématique et de l'élégance; mais de telles critiques devront peut être attendre une exposition plus définitive et intelligible que ce qui est déjà disponible) En particulier, je crois que l'on devrait attendre des grammairiens
74 Même en acceptant que la phrase (a) ne soit pas un bon exemple dans la mesure où elle n'est pas dénuée de sens mais attribue une propriété contradictoire ('dormir furieusement') et des qualificatifs contradictoires et inadaptées ('vertes sans couleur') à des objets donnés (les idées), la différence entre aggramaticalité et fausseté sémantique n'en demeure pas moins très forte. Aucun locuteur du français ne peut penser un seul moment de (b) que c'est une phrase. 75 « the (in)famous footnote 2. », jouant sur le double sens de ce mot qui en anglais signifie à la fois infâme et célèbre en raison d’une mauvaise action cf. Partee [1984/2004]
transformationnels qu'ils produisent une définition rigoureuse, complète dans tous ses détails de l'ensemble des phrases déclaratives de quelque fragment raisonnablement riche de l'anglais ‐au moins aussi riche que les fragments traités plus bas ou dans Montague[5]‐ avant que leur travail ne puisse être sérieusement évalué. » [UG note 2 p. 223]
Dans cette note, Montague ne trouve presque aucune qualité à l'approche de Chomsky et aux résultats auxquels ce programme aboutit. D'abord, il pense qu'au moment où UG était écrit, ce qui s'était fait dans le paradigme génératif était infiniment loin de pouvoir accomplir ce qui de son point de vue devrait être le but premier de la linguistique i.e. la révélation des relations d'inférences entre les phrases du langage naturel et la fourniture des conditions de vérité des énoncés des langues étudiées. Étant donné que pour Chomsky, le linguiste devait d'abord fournir une syntaxe complète avant de s'attaquer à la sémantique, ce n'est pas étonnant. De plus, dans les années 70, les théories sémantiques qui avaient été développées dans le cadre génératif (La théorie de Katz, Postal & Fodor essentiellement76) étaient loin d'être assez complète pour avoir une influence déterminante sur la syntaxe77. Montague n'accepte cependant pas, comme nous l'avons déjà vu, cette primauté de la syntaxe et il réaffirme ici son argument selon lequel il y a une multiplicité de dérivations syntaxiques possibles et que seuls des principes sémantiques pourraient nous aider à décider lesquelles de ces dérivations sont légitimes78. Dernière critique, Montague pense que sa méthode des fragments est meilleure que les analyses partielles que donne Chomsky. Tant que ce dernier n'aura pas réussi à générer la syntaxe et la sémantique d'une langue, ou au moins d'une partie suffisamment importante et cohérente d'une langue, en révélant toutes les relations de dépendance qui existent entre les différentes parties du fragment, Montague pense que son approche ne sera pas digne d'être examinée en détail. La méthode des fragments est l'un des apports majeurs de Montague. Elle consiste, quand on identifie un problème linguistique, à éviter de le résoudre de manière isolée mais à choisir une petite mais cohérente partie de la langue dans laquelle ce problème se manifeste, puis à s'assurer de générer une grammaire complète et explicite permettant de résoudre ce problème et de prédire toutes les propriétés syntaxiques et sémantiques du fragment choisi. Le principal intérêt de cette méthode est qu'elle nous évite de postuler des règles gramaticales ad hoc qui résolvent les problèmes qui nous intéressent mais qui ne forment pas un ensemble cohérent.
Dans PTQ, Montague écrit: « Montague[9] contient une théorie générale des langages et l'induction d'interprétations par traduction. Le traitement fourni ci‐
76 cf. Fodor & Katz (1964), Katz & Postal (1964)
77 La sémantique générative cependant réorganisait totalement le programme de recherche en faisant de la sémantique le point focal mais Chomsky la rejetait justement entre autres à cause de son abandon de l'idée que la syntaxe était première et de la complexification des analyses syntaxiques qu'elle impliquait.
78 A cette critique, Chomsky répondra que la prise en compte de considérations sémantiques à l'étape syntaxique nous mène à faire des prédictions fausses. Dans une partie ultérieure de ce travail, nous reviendrons sur les raisons qu’a Chomsky de vouloir, garder une séparation plus ou moins stricte entre les mécanismes sémantiques et les mécanismes syntaxiques.
après, de même que celui dans Montague[8] et le traitement d'un fragment de l'anglais proposé à la fin de Montague[9], peuvent facilement être construits comme des cas particuliers de cette théorie générale. » [PTQ p. 248] ''Montague[9]'' fait référence à UG. Montague affirme donc que UG contient la théorie générale dont les articles PTQ et EFL sont des applications. Nous nous proposons dans ce qui suit de nous pencher sur le détail de UG afin de mieux comprendre le programme montagovien avant de nous intéresser aux développements particuliers, notamment au traitement unifié des NP (phrases nominales) comme quantificateurs généralisés proposé dans PTQ.