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Dégoûté de son époque, complètement lassé par elle, Bernhard fut toujours habité par le désir de fuir. Lorsqu’il entame la rédaction de L’origine et revient à Salzbourg, cette fuite trouve son aboutissement dans l’éternel retour : « Il faut que ces notes soient consignées maintenant, pas plus tard, plus précisément à cet instant où j’ai la possibilité de me transporter sans réticence dans la situation de mon enfance et ma jeunesse et avant tout des années où j’ai fait mes études à Salzbourg. » (O, p. 67)

Réécrire sa vie alors que l’action se déroule dans une ville jadis anéantie par la Seconde Guerre mondiale n’est pas sans poser problème. Effectivement, Salzbourg devient avec les années le théâtre de l’oubli (« Une fois j’ai vu des rangées entières de morts à l’endroit où sont aujourd’hui les toilettes de la gare » [O, p. 88]). Comme le suggère Chantal Thomas : « Le narrateur se souvient et il est seul à se souvenir, à continuer de voir, à travers la ville reconstruite, la ville détruite et, derrière l’agitation des vivants, les corps des morts82. » Ne reste donc à Bernhard que ses souvenirs afin de faire remonter à la surface les lieux aujourd’hui disparus. Or, cette réinvention, qui participe largement à l’irritation bernhardienne, semble en contradiction avec les techniques romanesques de l’école réaliste : comment arrimer le réel à la destruction, qui se donne justement comme l’envers du familier auquel renvoie nécessairement le référent du langage réaliste? Rendre la destruction familière, voilà l’un des paradoxes que l’on retrouve ici, ce qui n’empêche pas Bernhard de jouer pleinement avec ce que Barthes appelle l’« effet de réel83 ».

81 Bernhard, T. (2013). Sur les traces de la vérité, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », p. 74. 82 Thomas, C. (2006). Op. cit., p. 109.

Dans les cinq récits, cette « réalité », bien souvent, est vidée de son référent, et sa « stupidité pétrifiée » ne renvoie qu’à elle-même. Cette utilisation du langage fait en sorte que l’univers de Bernhard semble fermé sur lui-même. La narration refuse la contemplation : l’ailleurs ne peut simplement être perçu, il doit être interprété. Le lecteur doit aller au-delà du paysage, car le foisonnement de détails (odeurs, lieux géographiques, sons, carcasses) post-Seconde Guerre mondiale non seulement ne manque pas de le dérouter, mais ne donne pas d’indications claires. Chaque scène obéit à ce que j’appellerais la logique du « patchwork ». La vie présentée par l’écrivain est composée d’ensemble d’éléments disparates qui disent finalement peu de choses. Le manque de linéarité des récits, la mémoire constituée de flashs, les souvenirs perçus comme des « sensation[s] chaotique[s] » et l’impossibilité d’aller dans le bon chemin, sans jamais savoir vraiment ce que serait ce bon chemin, peut donner l’impression que l’on tourne en rond avec le narrateur : « Je n’ai suivi au fond aucun chemin parce que j’ai toujours eu peur de suivre un de ces chemins qui n’ont pas de fin et ainsi n’ont pas de sens » (LC, p. 133). Le plus stupéfiant : l’impression que le temps ne passe pas et ne passera jamais, que le narrateur demeure coincé dans l’histoire de son enfance et de sa jeunesse, qu’il doit encore être sur ses gardes au moment de l’écrire, puisque le moindre élément, une odeur, la façon dont le soleil se répercute sur un bâtiment, est susceptible de raviver les traumatismes enfouis :

La ville de mon enfance (et de ma jeunesse) n’est pas une affaire liquidée, j’y entre toujours avec un esprit sans défense, inapte à opposer la moindre résistance, et avec une âme complètement abandonnée au pouvoir de cette ville. […] Lorsque j’arrive aujourd’hui, c’est toujours le même état, c’est la même inimité, hostilité, le même sentiment d’une situation désespérée, pitoyable que j’éprouve. Les murs sont les mêmes, les gens sont les mêmes, l’atmosphère, cette atmosphère qui accable et frappe tout à mort chez un enfant impuissant, est la même, j’entends les mêmes voix, ce sont les mêmes sons, les mêmes senteurs, les mêmes couleurs. Le tout réuni, c’est ce processus morbide qui, dès mon arrivée, retrouve son efficacité, qui, lorsque j’avais été absent, n’avait cessé qu’en apparence, ce processus qui progresse sans interruption, contre lequel il n’y a pas de remède. (O, p. 150)

Comme le souligne Anne Brun, « le narrateur ne peut pas reconstruire des scènes mais seulement évoquer un démantèlement des sensations ou des éclats d’images84 ». Elle ajoute encore que « le lecteur oscille entre un vécu de fascination et d’horreur mêlés, l’écrivain convoque des éprouvés à la limite du supportable et transfère au lecteur ces vécus

84 Brun, A. (2012). « Approche psychanalytique de l’autobiographie de Thomas Bernhard », Topique, 118(1), p. 62.

traumatiques : à lui d’éprouver la sidération et la détresse devant les horreurs de la guerre vues par un enfant85 ». Chez Bernhard, toute construction s’élève d’abord à partir d’une destruction préalable. Ruine, bombardement, des maisons comme des hommes : à faire, selon des calculs, des plans. Cela est particulièrement à l’œuvre dans ses romans, surtout dans Corrections, ouvrage éponyme dans lequel le narrateur tente d’ériger le Cône d’habitation, l’édifice parfait, à partir d’instructions illisibles léguées par un défunt ami. S’ériger dans les hauteurs un espace de vie mentale, à l’abri de la pollution ambiante et des hommes, être stérile (ironique) et froid, voilà une quête qui habite la plupart des personnages bernhardiens de sexe masculin. Mais une pensée qui tourne sur elle-même et s’auto-engendre constamment ne peut que mener à l’autodestruction.

La littérature de Bernhard, marquée par la confusion référentielle, construit un univers hermétique renforçant nécessairement l’altérité de la prose par la difficulté du lecteur à percer cet espace. Une seconde d’inattention suffit pour qu’il se perde au détour des pages qui défilent selon un itinéraire exténuant. Par ailleurs, les noms de villes et de cités peuvent certainement l’embrouiller. C’est notamment le cas lorsque Bernhard évoque les différents déménagements entre Henndorf et Ettendorf ou encore, dans Un enfant, lorsque ses parents l’envoient par mégarde à Saalfeld au lieu de Saalfelden. La confusion fait partie intégrante de la narration et est décuplée par les fréquents retours dans le passé, de même que par l’éloignement dans le temps des souvenirs qui sont rapportés. « Le garçon de treize ans que j’étais, comme je l’ai alors physiquement éprouvé (affectivement senti) et comme je le pense aujourd’hui », écrit-il dans L’origine (p. 17). Il ajoute encore :

À cet endroit il me faut répéter que je note ou ne fais qu’esquisser ou indiquer comment j’ai ressenti l’état de choses qui existait alors et non comment je pense aujourd’hui car ce que j’ai ressenti alors est autre chose que mon mode de penser d’aujourd’hui. La difficulté dans ces notes et ces indications est de faire des sensations éprouvées alors et du mode de pensée d’aujourd’hui des notes et des indications qui correspondent aux faits d’alors, à mon expérience d’autrefois comme pensionnaire acquise autrefois, bien qu’elles ne leur rendent vraisemblablement pas justice; en tout cas je veux essayer. (O, p. 111)

85 Id.

L’écrivain ne peut recourir à sa mémoire de manière objective. Je remarque la volonté d’être rigoureux, de s’en tenir aux faits, sans toutefois pouvoir y parvenir. Si le regard sur l’univers de Bernhard n’est jamais extérieur, mais intérieur, l’errance de la focalisation ne manque pas d’ajouter à cette confusion générale : je ne semble pas avoir de prise sur ce monde, laquelle aurait pu se faire par l’entremise de personnages eux-mêmes confrontés à l’altérité de l’ailleurs. Dans ces derniers, je pourrais m’accrocher au point de vue d’un personnage qui, lui-même, vit cette confrontation; les récits de voyage sont, à cet égard, le meilleur exemple, puisqu’ils entretiennent « pour préoccupation la mise en ordre du monde, à partir de l’itinéraire qui fait défiler des lieux86 ».

Ici, rien de tel : la narration erre d’une ruine à l’autre, d’un constat sur la société hypocrite à l’autre. Bernhard déconstruit en quelque sorte la conception romantique de l’altérité, qui était toujours vue comme un rapport direct au soi, à l’identité, puisque celle-ci se vit ici dans son rapport avec ses semblables. Les étrangers sont ses voisins, les gens de sa propre famille, la guerre : « Ainsi moi qui avais en cette ville plus de parents que les autres de l’internat car la plupart n’avaient absolument aucun parent à Salzbourg, j’étais en même temps le plus abandonné de tous. » (O, p. 64) Ou, au contraire, c’est lui qui est étranger parmi ses semblables. Il a toujours le sentiment de n’appartenir à aucun lieu, et d’être en perpétuelle transition. Sa mère ne le surnomme-t-elle pas le criminel? S’il ressent un profond sentiment d’empathie à l’égard des marginaux, des immigrants et des laissés-pour-compte, comme on le constate dans La cave, il ne ressent que du mépris envers les Salzbourgeois et affirmera même, au moment de rentrer en Autriche après la guerre, qu’il « regagne son pays natal à l’étranger » (O, p. 107). Deux jours avant sa mort, il modifie son testament et formule ses dernières volontés :

Rien de ce que j’ai pu écrire, sous quelque forme que cela ait été rédigé, publié de mon vivant ou qui puisse subsister où que ce soit après ma mort ne doit, pour la durée légale de la propriété littéraire [cinquante ans], être représenté, imprimé ni même seulement faire l’objet de lecture publique à l’intérieur des frontières de l’État autrichien, quelle que soit la dénomination que se donne cet État.

Je souligne expressément que je ne veux rien avoir à faire avec l’État autrichien, et je refuse non seulement tout immixtion, mais encore tout contact de cet État autrichien en ce qui concerne tant ma personne que mon travail, à tout jamais. Après ma mort, pas un mot de

86 Gomez-Géraud, M.-C. (2000). « Le récit, miroir du monde », dans Écrire le voyage au XVIe siècle en France, Marie-Christine Gomez-Géraud (dir), Presses Universitaires de France, p. 45.

l’œuvre littéraire posthume qui pourrait éventuellement exister où que ce soit, et dans laquelle il faut comprendre aussi les lettres et billets, ne doit plus être publié87.

Pour appuyer davantage l’altérité, Bernhard situe l’action de ses récits dans une période certes très connue, la Seconde Guerre mondiale, mais son point de vue est relativement inédit. Bien que la littérature « concentrationnaire » de cette époque ait été largement étudiée, les récits de Thomas Bernhard m’offrent l’autre pendant et font contrepoids aux témoignages issus des rescapés. Un dangereux jeu de vases communicants est à l’œuvre. Si je rapporte « souvent je me trouvais en compagnie de dizaines et peu à peu de centaines d’enfants, de femmes et d’hommes évanouis […], encore aujourd’hui, je revois les milliers de personnes […] serrées étroitement les unes contre les autres, debout, accroupies et couchées », impossible de savoir à quelles victimes cette phrase réfère. Bien que tout porte à croire qu’il s’agisse de déportés, c’est plutôt le fait des Salzbourgeois, également victimes de la Seconde Guerre mondiale alors que l’Autriche était annexée à l’Allemagne nazie. Alarmes répétitives, wagons en lesquels les gens se piétinent à mort, bombardements, décès dans les galeries causés par le manque d’air. Dans son livre- témoignage intitulé Les jours de notre mort, David Rousset écrit : « Déjà quelques-uns s’accroupissaient pour marquer les limites […] Les autres s’entassent et se cognent au centre [des wagons] […] Hébétudes des hommes qui restent plantés côte à côte, coudes serrés, poitrine serrée : visage d’un métro aux heures d’affluences88. »

Il est sans doute imprudent de mettre au même niveau les victimes de la Shoa et les victimes collatérales qu’elle a occasionnées, mais il est très troublant de relever ces similitudes. Cela démontre que face aux atrocités, les peuples demeurent les principales victimes, privés également de « jour commun89 ». Présenter le point de vue du jeune adolescent d’alors dans son opposition au régime nazi en place est très significatif, puisqu’il rend l’univers de Bernhard encore plus éloigné, encore plus décentré; l’écrivain refuse d’appuyer l’idéologie national-socialiste. L’écriture refuse non seulement le pittoresque de l’endroit où elle se déploie, mais également le stéréotype. L’Autriche n’apparaît aucunement

87 Höller, H. (1994). Op. cit., p. 7. Cité d’après K. Woisetschläger, « Thomas Bernhard – eine Erbschaft. Nachfragen in Gmunden, Obernathal, Weinberg », Thomas Bernhard. Portraits. Bilder und Texte, Stepp Dreissinger (dir), Weitra. 1991, p. 315.

88 Rousset, D. (1947). Les jours de notre mort, Paris, du Pavois, p. 22. 89 Cixous, H. (2013). Ayaï! : le cri de la littérature, Paris, Galilée, p. 69.

idéalisée. Le sang coule à flot, les souffrances sont omniprésentes, les carcasses d’animaux morts de froid gisent dans la neige, les êtres humains sont sales, les odeurs écœurent (« Durant des années cette ville n’a rien été d’autre qu’un tas de décombres puant l’odeur douceâtre de la décomposition où, comme par dérision, tous les clochers étaient restés debout » (O, p. 103). Cela donne lieu à des couples d’opposition très marqués, notamment celui de la pureté et de la souillure. Le froid en est un bon exemple. Il est sans cesse question de crachats, de mort qui règne partout, de chaos et de stérilisation. Au sentiment d’impuissance s’ajoutent l’univers contraint des chambres et des antichambres de l’hôpital, le bruit des instruments chirurgicaux qui tombent au sol, des machines qui cliquettent, de la maladie et de la mort perpétuelle. Le passage où il dépeint les pensionnaires du sanatorium est d’ailleurs sans équivoque : « Dans leurs robes de chambre miteuses d’après-guerre, leurs pantoufles de feutres usagés, leurs chemises de nuit au col crasseux, ils passaient devant moi en file indienne, leurs feuilles de température sous le bras […] » (LF, 12). La description de cette scène est désolante et est accentuée par un paysage qui semble s’accorder parfaitement avec l’état des malades : « la montagne de deux mille mètres qui durant quatre mois projetait sans interruption son ombre de plusieurs kilomètres sur la vallée de Schwarzach qui s’étend sous le sanatorium, dans laquelle pendant ces quatre mois le soleil ne se levait pas » (LF, p. 12). En plus d’être confinés dans un lieu clos, les pensionnaires sont également condamnés à la pénombre et privés d’un des éléments essentiels à la vie, le soleil. Ils sont rejetés en eux- mêmes, leur corps incarne un sarcophage. Ici, comme ailleurs, la description des lieux est essentielle en ce qu’elle fait directement écho à l’état affectif des hommes qui les habitent. Les antichambres du sanatorium rappellent les galeries souterraines et c’est « la laideur et la dégradation [qui] donnaient tout à coup à cette ville des traits humains ». (O, p. 79) Wittgenstein soumet l’idée que je vois les choses comme je les interprète. Conséquemment, pourrais-je calquer les écritures de soi sur le modèle organique et partir de ce lieu fondateur afin de comprendre ce que la littérature peut face aux jeux de relais entre équilibre et déséquilibre psychiques? Étudier les manières dont les corps souffrants sont représentés dans Le souffle et Le froid ajoute certainement une couche de complexité quant aux théories entourant le récit de soi. Je m’y attarderai plus en détail à la section 3.1 du troisième chapitre.

En résumé, chaque élément du décor bernhardien ne semble trouver sa raison d’exister que dans sa proximité avec la mort, mort à laquelle le narrateur échappe toujours : « Quant à la halle aux grains […] elle était anéantie. À la taverne de la halle aux grains, à trois maisons de l’internat […] » (O, p. 84, mes italiques) ou encore : « […] j’avais commencé à travailler chez un horticulteur de Traunstein, la maison Schlecht et Weininger. […] Ce dix-huit avril, des milliers de bombes étaient tombées sur la ville […] L’entreprise d’horticulture n’était plus qu’une collection de gigantesques entonnoirs de bombes […] » Une volonté de se présenter comme un être vivant est donc à l’œuvre, puisque nul n’est plus vivant que celui qui échappe à la mort constamment… Il en va de même pour les nombreux trajets que le narrateur effectue en train et qui sont souvent la cible de tirs ennemis et de bombardements. Plusieurs y laissent leur peau; Bernhard, jamais.

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