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"Mais je n'avais pas le droit d'abandonner la partie" : le récit autobiographique, entre équilibre et déséquilibre : le cas de Thomas Bernhard

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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« Mais je n’avais pas le droit d’abandonner la partie. » Le récit autobiographique, entre équilibre et déséquilibre.

Le cas de Thomas Bernhard.

Mémoire

Virginie Chaloux-Gendron

Maîtrise en études littéraires Maître ès arts 9M.A.)

Québec, Canada

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ii Résumé

Le récit autobiographique, et à plus forte raison le récit d’enfance autobiographique, trace une frontière difficile à circonscrire. L’écrivain la ressent, pourtant. Elle existe. Mais cette frontière semble n’avoir ni commencement ni fin et est d’abord l’histoire d’une limite qu’il porte en lui et doit franchir, afin de reculer les yeux ouverts. « On court pour échapper à quelque chose mais on l’emporte avec soi », répondait Thomas Bernhard à Andrée Müller lors d’un entretien en 1979. C’est dans cette perspective que ce mémoire propose d’étudier les cinq récits autobiographiques de Thomas Bernhard. L’écriture ne permet pas au narrateur de retrouver la forme antérieure du Moi tel qu’il était avant que des forces destructrices s’abattent sur lui. Inévitablement, les traumatismes déforment le Moi. Or il est possible, par le biais du langage, de décomposer, de fragmenter les diverses forces à l’œuvre et de trouver leur point d’application, soit l’endroit où elles agissent en soi. Puisque le récit autobiographique ne dépend pas toujours de la vérité du texte par rapport au monde dans lequel il se situe, ou se situait, il est entendu qu’il peut au contraire faire la promotion d’un nouveau monde et engager, en se fondant sur la liberté qui la caractérise, de nouvelles expériences. Les théories de la subjectivation et de la reconnaissance, ainsi que celles portant sur la vulnérabilité et la honte, guident ma réflexion et m’aident à répondre à la question suivante : que peut l’écriture face aux jeux de relais entre équilibre et déséquilibre psychiques? C’est à la mise en scène d’un soi oscillant constamment entre ces deux pôles que me convie Bernhard, un spectacle auquel chacun d’entre nous prend part à l’instant où il ouvre un de ses récits.

Mots-clés : Désubjectivation; Traumatisme; Honte; Reconnaissance; Enfance; Morcellement; Maladie; Deuxième Guerre mondiale; Exclusion; Mort; Suicide.

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Tables des matières

RÉSUMÉ II

LISTE DES SIGLES IIV

REMERCIEMENTS V

INTRODUCTION 1

CHAPITRE 1 : L’HORIZON DE NOTRE FINITUDE 12

1.1. Le sanctuaire des traumatismes 12

1.2. Le récit d’enfance autobiographique, un genre homéostatique 21

1.3. Entre la sculpture et la fouille 33

CHAPITRE 2 : SE DÉGUISER EN COURANT D’AIR 40

2.1. Sortir du puits, une condition originaire 40

2.2. Disparaître pour apparaître : devenir identique 55

CHAPITRE 3 : AU MONDE EN GUERRE SE SUPERPOSE UN CORPS EN GUERRE 74

3.1. Être socialement un zéro 74

3.2. Souffrir pour écrire ou écrire pour souffrir? 86

CONCLUSION 92

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Liste des sigles O L’origine LC La cave LF Le froid LS Le souffle UE Un enfant

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Remerciements

Je remercie

Mon directeur, Thierry Belleguic, qui m’a donné la liberté nécessaire pour réfléchir par moi-même.

Alexandre, qui m’a relue.

Mon fils, Auguste, qui me laisse être sa mère, et qui me laisse être quelqu’un d’autre aussi. Tu m’as accompagnée dès le début de mes études universitaires. Une présence foudroyante, un fabuleux scandale. Ce chemin, nous l’avons parcouru ensemble à travers les nuits noires, les peurs nombreuses et mon bonheur de te voir grandir. L’amour que je ressens à pour toi est inébranlable. Tout ce que j’écris semble te revenir, d’une façon ou d’une autre. L’origine, c’est toi. Je t’aime.

La rédaction de ce mémoire a été soutenue par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), le Département d’études littéraires de l’Université Laval ainsi que par la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université Laval

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Introduction

Paradis perdu, âge tendre, épisode marqué au sceau de la joie et de l’amour inconditionnel… Lorsqu’il est question de l’enfance, rares sont ceux qui n’enveloppent pas cette époque de beaux sentiments. Pourtant, est-ce réellement le lieu de l’innocence dont on parle avec mélancolie? Que ce soit à l’école ou à la maison, l’enfant est entièrement soumis au pouvoir de celles et ceux qui en ont la responsabilité. L’emploi du verbe « soumettre » peut faire sourciller, mais il n’en demeure pas moins que le jeune être humain est effectivement sous l’emprise des adultes qui l’entourent et ceux-ci forment parfois une forteresse de laquelle il ne peut s’échapper. Dès 1901, la première femme qui a été reçue médecin en Italie, Maria Montessori, oriente ses travaux autour de l’éducation et tire des conclusions sans équivoque : l’enfant est écrasé par la manière dont ses éducateurs entrent en relation avec lui. Certes, tous les enfants ne sont pas maltraités. Néanmoins, une violence tantôt subtile, tantôt évidente les empêche fréquemment de développer leurs potentialités et peut mener jusqu’au déni de leur propre existence, les plonger dans la honte et la culpabilité. Du mot blessant au coup de poing, le geste transmet une brutalité débilitante qui n’est pas sans affecter, voire traumatiser celui qui en est victime.

C’est dans cette perspective que je propose de m’intéresser à la manière dont l’éducation de Thomas Bernhard, telle qu’elle est présentée dans les récits autobiographiques L’origine, La cave, Le souffle, Le froid et Un enfant, jette les bases d’une écriture à visée réparatrice qui ne l’immunise pas, mais grâce à laquelle il peut articuler sa souffrance. Par ce procédé, l’écriture soigne, mais ne guérit pas. L’écrivain réunit ses parties manquantes qui pourtant subsistent, comme un membre qui aurait été amputé et dont on continue à sentir la présence.

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À l’instar d’un système de poulies, le récit de soi autobiographique autorise un mouvement permettant de soulever une charge (émotionnelle) en conservant un certain équilibre. Évidemment, l’exercice s’effectue a posteriori, soit de l’arrière vers l’avant, et l’écrivain n’y gagne rien (il ne peut pas changer le cours des évènements). Toutefois, l’endroit d’où il travaille désormais – le temps a passé – lui offre un autre point de vue.

L’écriture ne permet pas de retrouver la forme antérieure du moi tel qu’il était avant que des forces destructrices ne s’abattent sur lui. Inévitablement, les traumatismes déforment le moi. Or il est possible, par le biais du langage, de décomposer, de fragmenter les diverses forces à l’œuvre et de trouver leur point d’application, soit l’endroit où elles agissent en soi. S’il est peu probable que l’écrivain parvienne à les éliminer, il peut néanmoins les apprivoiser et espérer réparer son identité perdue1. La difficulté d’exister se transforme en matériau grâce auquel une identité se façonne par le texte et permet à l’écrivain de cartographier les frontières de la place qu’il occupe dans le monde.

Dès le début de sa carrière d’écrivain, en 1957 (Sur la terre comme en enfer), Thomas Bernhard suscite les passions. Quiconque plonge dans son univers est happé par la violence de son écriture. Les nombreux ouvrages qui lui sont consacrés en témoignent : l’irritation, l’invective, parfois même la méchanceté sont utilisées par les théoriciennes et théoriciens afin de décrire cette prose singulière. À défaut de pouvoir la circonscrire une bonne fois pour toutes – comment clore le dossier Bernhard, alors que lui-même ne pose des limites que pour les transgresser, que son souffle se déverse sur moi telle une décharge que j’essaie paradoxalement d’éviter? –, il est intéressant d’assister à cette mise en scène de soi qui permet à l’auteur d’être re-créé par la littérature. Ici, l’écriture est une promesse d’incarnation. Traduit et lu aux quatre coins du globe, Bernhard est aujourd’hui considéré comme l’un des écrivains majeurs de langue allemande. Son rapport contradictoire à l’Autriche, et particulièrement à Salzbourg, occupe une place centrale dans la genèse de son processus créateur. « [M]a ville natale est en réalité une maladie mortelle sous le joug de laquelle ses habitants tombent à leur naissance ou vers laquelle ils sont entraînés2 », écrit-il en introduction de L’origine. Or il révèle plus loin le caractère presque charnel qui le lie à elle :

1 Meimon Nisembaum, C. (2008). « Le préjudice moral d'une victime, une indemnisation trop rare », Reliance, 28(2), p. 121.

2 Bernhard, T. (1981). L’origine, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », p. 13. Dorénavant, chaque référence à cette œuvre sera indiquée entre parenthèses (O), suivie de la page à laquelle elle renvoie.

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« Aujourd’hui, quand je parcours cette ville et que je crois que cette ville n’a rien de commun avec moi parce que depuis longtemps je ne veux avoir plus rien de commun avec elle, tout de moi (intérieurement et extérieurement) vient d’elle. » (O, p. 69) Chez Bernhard, Salzbourg est le lieu de toutes les déceptions. À l’instar d’une mère dont le soutien est absent3, cette ville reflète les échecs du jeune enfant qu’il était, alors trop vulnérable pour se développer adéquatement. Salzbourg et ses habitants ne sont pas témoin de son existence. Alors qu’il voit la ville, la parcourt, l’investit de fond en comble, l’inverse n’est pas vrai. Aux yeux des autres, le jeune Bernhard est invisible; il n’est jamais né.

Malgré la diversité des formes littéraires investies par l’écrivain (roman, théâtre, journalisme, poésie, récit), la plupart des œuvres se répondent en écho et revisitent les mêmes zones d’ombre : maladie, irritation, suicide, exclusion, étouffement. Si ces déchirements offrent une clé de lecture essentielle pour situer l’œuvre entre et dans la blessure, le grand thème de l’œuvre bernhardienne est la mort, plus précisément la hantise de la mort. Et donc de la vie. Toutefois, comme l’écrivait Adolf Muschg à propos de Mars4 :

Il serait toutefois injuste de dire que ce livre n’a pas d’autre vis-à-vis que la mort. Dans son ensemble, il se tourne plutôt vers le lecteur, certes sans ombre d’intimité ou même de familiarité. Le tutoiement caché dans la forme de cet essai est celui d’un plaidoyer. L’avocat demande la justice pour quelqu’un d’empêché : lui-même.

Bernhard entame son entreprise autobiographique sur le tard. Son existence est difficile dès sa naissance; sa mère s’exile à l’étranger pour fuir le « lieu de sa honte » : sa grossesse jugée illégitime. Il sera ballotté de foyer en foyer avant d’être récupéré par ses grands-parents maternels. Alors qu’il a trois ans, la famille de Bernard déménage à Seekirchen. Ce sera le temps béni de la ferme Hipping où la grand-mère trouve un emploi de femme à tout faire. Le jeune enfant a l’impression que ses grands-parents sont « des gens absolument extraordinaires5 ». C’est l’un des seuls moments où il « respire à pleins poumons » et où je perçois une sorte de légèreté, voire une lumière. Il s’y fait un ami, un

3 Winnicott, D.W. (2014). La famille suffisamment bonne, Paris, Payot & Rivages, coll. « Petite bibliothèque Payot », p. 14.

4 Zorn, F. (1979). Mars, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 14. Voir à ce sujet Thomas, C. (2006). « Éduqué à mort : la vérité de Fritz Zorn », dans Thomas Bernhard, le briseur de silence, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », p. 119-125.

5 Bernhard, T. (1984). Un enfant, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », p. 65. Dorénavant, chaque référence à cette œuvre sera indiquée entre parenthèses (UE), suivie de la page à laquelle elle renvoie.

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dénommé Hansi. À la ferme, il se sent comme chez lui. Mais la réalité ne tardera pas à le rattraper lorsqu’il entrera à l’école, un endroit qui avait « son côté démoniaque ». Le jeune enfant est alors « désarmé comme [il] ne l’avai[t] jamais été auparavant », il se rend tous les jours à l’« échafaud » et est pris pour cible tant par les autres élèves que par les éducateurs (UE, p. 104).

Cette période fait émerger l’idée du suicide, qui agira par la suite comme un leitmotiv : « Pour la première fois j’eus l’idée de me tuer. » (UE, p. 105) Pour la première fois, il fait aussi l’école buissonnière et tente de s’enfuir de la ville. Bien qu’il se montre sympathique avec les autres élèves, ceux-ci le repoussent. Ses résultats scolaires sont catastrophiques. Pour lui, il n’existe pas de « possibilité de s’échapper ». Est-ce un hasard si celui dont l’« écriture qui toutes les fois [qu’il] remettait un devoir était stigmatisée comme un exemple parfait de distraction et de négligence sans limites » (UE, p. 109) reprendra le dessus en devenant écrivain?

L’affect minoritaire mis en scène est celui du survivant, du multitraumatisé de l’existence et la société est le point de départ de tous les maux. Sa famille l’enverra dans un foyer pour « enfant difficile » en lui faisant croire qu’il s’agit d’un séjour de détente. Le jeune enfant le percevra comme une trahison douloureuse : « Ma mère ressentait sans doute déjà comme un soulagement le fait que je devais disparaître de la scène pour un temps. […] Pour moi, cela me déprimait […] » (UE, p. 120) Puis la guerre commence, avec ses alertes déclenchées quotidiennement, ses essaims de bombardiers et sa « puanteur inimaginable ». À partir de cet instant, la vie ne sera plus jamais la même. Les Bernhard déménageront à Salzbourg, ce qui n’améliorera en rien la trajectoire de Thomas.

Entre Un enfant et L’origine, je note un changement de ton drastique et verra apparaître la figure de l’écorché, qui ne fait pas la part belle à l’espoir. Bernhard fera jouer un individualisme littéraire et en appellera à une juste colère. Cela lui permet de survivre6. Bernard Lortholary souligne avec justesse, en introduction des récits rassemblés chez Gallimard, que cette irritation caractéristique a « fait la gloire de son personnage en même temps que de son œuvre7 ».

6 Voir à ce sujet Harel, S. (2010). Attention écrivains méchants, Québec, Presses de l’Université Laval. 7 Lortholary, B. (2007). « Le mémento de l’imprécateur », dans T. Bernhard, Thomas Bernhard, Récits 1971-1982, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », p. 39.

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Les cinq récits que je me propose d’étudier sont tirés du cycle autobiographique amorcé en 1975 et n’ont fait l’objet d’aucune étude approfondie par rapport à l’effet engendré par le récit de soi. En parcourant articles et ouvrages, je remarque effectivement que la critique s’est très peu intéressée aux liens qui unissent le récit autobiographique et la récupération du souvenir traumatique dans les récits autobiographiques de Thomas Bernhard. Au mieux, les grands enjeux de ces textes sont résumés, mis en ordre, mais ils permettent trop peu d’en saisir le caractère vital. De plus, les cinq récits sélectionnés ne semblent pas avoir été étudiés conjointement dans leur prolongement. Ils sont parfois intégrés à un corpus, au même titre qu’un bras ou une jambe, mais ils ne constituent jamais à eux seuls le cœur de l’étude. C’est pourquoi je privilégie cette piste : elle m’apparaît être la plus prometteuse. Néanmoins, sans avoir traité particulièrement de l’enjeu de la récupération du souvenir traumatique dans les œuvres retenues, certaines auteures se sont intéressées aux sources desquelles Bernhard tire sa substance dans ses textes biographiques. Leurs travaux m’aident constamment à faire un retour sur mon objet d’étude.

Parmi les auteurs retenus pour ce mémoire, Anne Brun et Catharina Wulf font courir un fil rouge entre quatre des cinq récits sélectionnés (L’origine, Le souffle8, Le froid9 et Un

enfant) et rendent possible la lecture à partir de laquelle ma problématique s’élabore. À ce propos, Wulf est claire : « Il est trop facile de réduire l’écriture d’un auteur à sa biographie. Or, chez Bernhard, cette dernière se comprend aussi et surtout comme fiction10. » Il s’agit donc d’analyser comment cette fiction met en rapport les éléments traumatiques que ses souvenirs entretiennent entre eux. En sa qualité statique et dynamique, le souvenir du trauma et des hontes qui y sont associées définit et redéfinit constamment les orientations fondamentales de l’aménagement d’une existence.

Le concept de vulnérabilité, qui a émergé au tournant des années 1970, est aujourd’hui omniprésent, que ce soit dans les médias, la recherche ou le monde universitaire. Plusieurs laboratoires et communautés de recherche voient le jour et réfléchissent aux enjeux soulevés

8 Bernhard, T. (1983). Le souffle, Paris, Gallimard coll. « L’imaginaire ». Dorénavant, chaque référence à cette œuvre sera indiquée entre parenthèses (LS), suivie de la page à laquelle elle renvoie.

9 Bernhard, T. (1984). Le froid, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire ». Dorénavant, chaque référence à cette œuvre sera indiquée entre parenthèses (LF), suivie de la page à laquelle elle renvoie.

10 Wulf, C. (1988). « La hantise de la question chez Thomas Bernhard », Germanica, (22), <https://journals.openedition.org/germanica/1328>, consulté le 5 avril 2020.

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par la résistance, le care, la transmission et les traumatismes. Ces notions sont de plus en plus prises au sérieux – je pense notamment aux traumas studies – et les cloisons qui les empêchaient autrefois d’entrer en relation avec le milieu intellectuel tendent à se supprimer. Il n’y a plus la science d’un côté et la nature humaine de l’autre11. Comme l’indique Marc-Henry Soulet, « la vulnérabilité se présente comme une notion potentielle (étymologiquement “qui peut être blessé”) qui oblige à interroger tant les conditions de possibilité de cette potentialité (le risque structurel d’être blessé) que les conditions de réalisation de celle-ci (le fait d’être effectivement blessé)12 ».

C’est à partir de cette notion que je m’intéresse à l’achèvement de l’enfance – ou plutôt à l’enfance non-advenue – qui, chez Thomas Bernhard, reste donc à faire et se présente comme telle dans l’écriture, puisqu’elle n’a jamais pu se déployer. Être désubjectivé, c’est boire le calice jusqu’à la lie. Le sujet perd la possibilité de se modifier de l’intérieur. La déformation traumatique ne répond plus à l’appel du dehors, c’est-à-dire à l’appel d’une quelconque transformation. Le jeune Bernhard est considéré comme achevé avant même d’avoir commencé sa vie. La fin précède la suite.

Toutefois, la trajectoire d’aucun être humain, adulte ou vieillissant, n’est figée dans un bloc monolithique. L’être humain est constamment amené à surmonter des situations qui, sans nécessairement être traumatisantes, bouleversent notre rapport au monde et exigent une adaptation presque quotidienne. La prise de contact avec soi et ce qui l’entoure ne cesse jamais.

Parallèlement aux ouvrages théoriques, les biographies de l’écrivain sont utiles afin de valider ou infirmer certains passages, mais là n’est pas le cœur de ma démarche. En effet, je ne crois pas qu’il soit réellement pertinent de savoir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas dans ces récits autobiographiques13. En tant que chercheuse, mon intérêt réside dans le fait d’assister à la formation d’un Je en direct. Il me semble plus intéressant d’étudier comment l’écriture permet une autre lecture des évènements a posteriori, donnant un sens à l’histoire : « il s’agit de comprendre ce qui s’est passé, ce qui a déterminé la suite14. » Faire de soi le

11 Winnicott, D.W. (2014). Op. cit., p. 37.

12 Soulet, M.-H. (2005). « Reconsidérer la vulnérabilité », Empan, 4(60), p. 24. 13 Voir à ce sujet Lejeune, P. (1975), Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil.

14 Viart, D. et B. Vercier (2005). La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, p. 55.

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sujet central de son œuvre prend valeur de contestation, plus personne ne se tient à notre place. Tel que l’écrit Anne Élaine Cliche, il s’agit d’« arracher à la masse anonyme le réel d’une nomination15 ». L’écrivain se raconte pour partager la solitude d’une vie marquée au sceau de la tragédie et dont émerge nécessairement un rapport conflictuel au monde. Sans parler de lui, il rend compte de lui-même. En effet, tout porte à croire que l’écrivain cherche moins à communiquer et à partager, qu’à se rendre, c’est-à-dire se livrer, afin de s’acquitter de la vie comme on s’acquitte d’une dette. Il rend justice à l’enfant qui, en lui, n’a jamais pu entrer chez lui. Les modalités d’expression uniques qu’il met en place deviennent caractéristiques d’une écriture cherchant à réparer la parole initialement ratée. Pour le dire autrement, l’écrivain tente de rompre par la langue le lien que la langue maternelle a tissé et de trouver « un élan neuf vers la parole16 ». Le langage lui permet alors d’interpréter de manière subjective son rapport aux évènements et ce qu’ils ont inscrit en lui, soit « la découverte d’un ordre de possibilités alternatives17 ».

Je souligne que le corpus que je retiens s’appuie, pour ce qui est des récits, sur des traductions françaises. Comment créer dans la langue d’arrivée les conditions de sa réception? Traduisant leur expérience dans une langue personnelle par le biais d’images foncièrement authentiques et originales, les poètes – dont Bernhard fait partie – empruntent déjà des procédés utilisés en traduction. Ayant pour objectif une mimesis illusoire, la traduction qui s’impose engage plutôt un processus de re-création ou de transposition créatrice, comme l’affirme Roman Jakobson18. En effet, « le niveau d’équivalence entre l’original et la traduction est matériellement déterminé par la compatibilité mutuelle des modalités d’interaction entre l’auteur et le lecteur dans les deux instances19 ». Chez Gallimard, c’est Albert Kohn qui s’est occupé de toutes les traductions. Fortement imprégné de l’essence bernhardienne, il est parvenu à doter la version française de la même autarcie et de la même autonomie que la version originale. L’atmosphère a été reconduite au-delà de tous soupçons. Ce qui passe dans l’autre langue est d’abord un souffle, une trajectoire; c’est une autre manière de négocier avec le langage afin de se rendre au fond des choses. Avec les

15 Cliche, A.É. (2000). « L’immonde. Ceci n’est pas un thème », Voix et Images, (76), p. 12. 16 Rabaté, J.-M. (1991). Thomas Bernhard, Paris, Marval, coll. « Lieux de l’écrit », p. 7. 17 Gargani, A.G. (1990). La phrase infinie de Thomas Bernhard, Paris, de l’Éclat, p. 8.

18 Jakobson, R. (1963). Les Fondations du langage. Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, p. 86. 19Lombez, C. (2003). « Traduire en poète. Philippe Jaccottet, Armand Robin, Samuel Beckett », Poétique, 135(3), p. 360.

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années, les textes de Bernhard se sont imposés en France et l’écrivain a su retrouver ses propres mots dans la traduction20. De plus, plusieurs ouvrages théoriques écrits en allemand ont été traduits en français ou en anglais (c’est notamment le cas de Wulf et de Höller), ce qui m’a donné accès à une partie de ce corpus. Je juge donc avoir disposé d’un assez large éventail de textes critiques pour mener à bien ma réflexion sur le sujet dont il est ici question.

Les trois chapitres qui composent ce mémoire sont écrits à partir des théories entourant le récit de soi (Butler, Bigras, Harel, Viart). Je retiens les enjeux psychanalytiques et sociologiques qu’elles soulèvent. Il s’agit moins de trouver des concepts psychanalytiques dans les cinq textes à l’étude, que d’étudier la façon dont le matériau littéraire peut enrichir les théories existantes au sujet des hontes singulières et du trauma, et de quelle manière il permet à l’auteur de se reconstruire.

Dans le premier chapitre, j’illustre comment la littérature permet de complexifier les notions psychanalytiques et sociologiques au lieu de chercher à les valider à travers des passages littéraires, et ce qu’on peut tirer de cette pratique lorsqu’on est expulsé hors de la cité de l’âme, pour reprendre les termes de Claudel21. Partant de cette proposition, je m’appuie sur des théoriciennes et théoriciens qui ont réfléchi aux thèmes de l’origine et des survivances. Survivance et résistance sont les deux notions-clés autour desquelles j’articule ma recherche. Bien que je ne puisse pas aborder aux rivages de la psychanalyse et écarter Freud, mon travail ne se fonde pas sur une théorie essentiellement conçue sur les interdits du refoulement sexuel infantile. À cet égard, la psychanalyste Catherine Audibert résume bien la démarche qui est la mienne en préface de La capacité d’être seul :

La psychanalyste Margaret Little a très justement relevé la remarque de Freud mentionnant que si le sujet manifeste des angoisses concernant plutôt l’existence, la survie, l’identité (et non pas la situation œdipienne), « la psychanalyse, dans sa forme classique, demeure sans effet ». Elle-même […] conclut : « La sexualité ne [peut] qu’être hors de propos et sans signification aucune tant que l’on n’[est] pas assuré de sa propre existence, de sa survie et de son identité22 ».

20 Goldschmidt, G.-A. (2004). « Freud se traduit-il mal? », Che vuoi, 21(1), p. 28. 21 Claudel, P. (1938). Un poète regarde la croix, Paris, Gallimard, p. 53.

22 Audibert, C. (2012). « Préface », dans Donald W. Winnicott, La capacité d’être seul, Paris, Payot & Rivages, coll. « Petit bibliothèque Payot », p. 31-32.

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Abraham et Torok détournent quant à eux l’« intérêt de la psychanalyse pour les conflits types du développement libidinale (tels l’envie du pénis ou de la castration)23 » et élargissent le spectre des possibilités psychanalytiques en étudiant « la mise en échec de la capacité humaine à surmonter des traumas, et cela en vue de trouver les moyens thérapeutiques pour restituer cette faculté24 ». Je privilégie donc l’avenue qui consiste à mettre l’approche psychanalytique à l’épreuve de l’œuvre et non l’inverse. Dans la perspective d’une restitution mentale, la fictionnalisation du souvenir traumatique a son importance. Arlette Farge soutient :

Ne pas oublier, ce n’est pas forcément se souvenir, c’est être suffisamment sollicité par les fractures du temps, les discontinuités entrevues, les formes variées de la tragédie humaine, pour écrire un récit qui les tient en compte et sache autant se débarrasser d’une nostalgie mortifère que du devoir figé d’une mémoire non vivante parce qu’inscrite dans le décor statique d’un passé reconstitué au visage lisse25.

Marie Bornand indique encore que l’« avertissement est clair : il s’agit d’une expérience réelle, si réelle qu’il faut recourir aux choix, c’est-à-dire à l’imagination, afin que le récit n’éteigne pas la réalité dont il est issu, mais qu’au contraire il devienne un discours qui provoque l’imagination du lecteur26 ». Tout récit de soi engage un processus de re-création. L’engendrement d’un Moi par l’écriture est d’autant plus particulière, puisque le monde de l’écrivain est déjà achevé. C’est donc naturellement que Bernhard opère des décentrements qui donnent à l’histoire une position différente, légèrement décalée par rapport aux faits. Finalement, étant donné que les traumatismes n’existent pas par eux-mêmes, mais qu’ils sont toujours le fait d’un rapport à l’autre et à une communauté d’appartenance, je ne peux pas négliger l’approche sociologique.

Dans le deuxième chapitre, je mets l’accent sur la famille du narrateur, soit celle composée par sa mère et son grand-père, puisqu’elle est le premier lieu de socialisation où Bernhard court sans cesse le risque de se faire déshumaniser. Que ce soit à l’école ou dans la société de manière générale, l’enfant se retrouve constamment en position de désubjectivation. Le mode d’éducation traditionnel de cette époque, surtout sous le règne

23 Rand, N. (1987). « Préface », dans L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », p. X. 24 Ibid., p. V.

25 Farge, A. (1998). « Une autre mémoire pour ne pas oublier », L’inactuel, États de mémoire, automne, p. 5. 26 Bornand, M. (2004). Témoignage et fiction : Les récits des rescapés dans la littérature de langue française (1945-2000), Genève, Droz, p. 87.

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nazi, comportait de facto des châtiments corporels. Misère sociale et détresse psychologique s’enchevêtrent constamment sur fond de bombardements. Conséquemment, l’approche psychanalytique et sociologique, loin de s’opposer, permettent de prendre en considération que « ces deux niveaux s’articulent nécessairement dans la façon dont un individu est d’autant plus vulnérable dans son rattachement à un groupe qu’il est plus fragilisé au niveau de ses figures intériorisées27 ».

Caractérisée par la démesure, la prose de Bernhard est symptomatique de ses fractures. Si elle laisse chaque phrase anticiper la suivante et me fait penser à une prolifération de cellules, à l’image d’un embryon qui se développe dans le ventre maternel afin d’aller à la rencontre du monde, une question précède toutes les autres : que se passe-t-il lorsque la rencontre n’a pas lieu? Si la mère est inapte à penser comme existante la relation qui la lie à l’infans28? Je pose que, dans cette situation complexe, la vulnérabilité héritée des premiers temps de la vie est réactualisée constamment et qu’il demeure impossible pour l’adulte d’aujourd’hui de déterminer ce qui le différencie de lui et du monde extérieur29.

Le troisième chapitre se divise quant à lui en deux. D’une part, j’aborde la question des iniquités sociales, qui, lorsque reconduites dans des lieux d’hospitalisation et d’apprentissage, mettent en péril l’avenir des plus vulnérables. À cet égard, Lombrail et Pascal mettent en lumière le concept intéressant d’inégalités par « construction », lesquelles résultent de l’« absence de prise en compte des inégalités dans l’élaboration de certains programmes ou recommandations de pratiques médicales, aboutissant à perpétuer, voire accentuer, des inégalités30 ». Cela me paraît d’autant plus problématique dans le cas présent,

puisque ces inégalités sont reconduites non pas car il y a une absence de leur prise en compte, mais bien parce qu’elles sont considérées comme telles et que les médecins choisissent de les perpétuer. D’autre part, je me penche sur ce qu’il serait convenu d’appeler la psychosomatique littéraire. Bien que ce champ de recherche soit relativement récent, je trouve pertinent, pour ne pas dire nécessaire, d’étudier la façon dont le corps du narrateur et

27 Tisseron, S. (2014). La Honte : Psychanalyse d’un lien social, Malakoff, Dunod, p. 47.

28 Aulagnier, P. (1992). « Voies d’entrée dans la psychose », Topique. Revue freudienne, (49) – Penser l’originaire, p. 16. Au sujet de la capacité de la mère à s’adapter aux besoins de son enfant, lire également Winnicott, D.W. (2006). La mère suffisamment bonne, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot ». 29 Serge Tisseron (2014). Op. cit., p. 51.

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de celui de certains de ses personnages s’incarnent dans le rapport à une écriture qui s’épuise au-dessus de sa propre limite.

Le discours autobiographique inverse la temporalité; une autre vision du monde s’élabore à rebours des traumatismes. C’est dans cette perspective que se justifie ma question. Elle trouvera une réponse je l’espère, à travers l’exercice rigoureux du mémoire de maîtrise.

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Chapitre 1 : L’horizon de notre finitude

Parfois sans raison apparente, des scènes depuis longtemps oubliées, nous reviennent, soudainement et vivement, en mémoire. Schopenhauer, Éthique, droit et politique

1.1. Le sanctuaire des traumatismes

Dans le cadre de ce travail, j’envisage le récit autobiographique comme une entreprise de commémoration qui reflète l’expérience liminaire sans l’enfermer sur elle-même. Un déplacement s’amorce entre celle-ci, marquée par le rejet et la violence, et ses conséquences. Séquestré dans et par sa langue, Thomas Bernhard met le cap sur un passé en latence grâce à l’authenticité de l’affect qu’il fait jouer dans la langue. Les mots servent à trouver « le rythme de la double souffrance » (Hélène Cixous) porté par un Je comprenant que (sur)vivre est non seulement destructeur, mais aussi la seule issue. Placée sous le signe de l’accumulation, des gloires comme des effondrements, la prose bernhardienne met en scène une réappropriation de soi par une réappropriation du langage. Les cinq récits s’« inscrivent dans un même horizon qui est d’établir avec la mort un rapport de liberté31 ».

Toute la violence subie débouche sur une critique sociale virulente des institutions familiales, étatiques, scolaires et constitue à mon avis l’un des points forts de l’œuvre bernhardienne. Il s’agit de l’histoire de Bernhard, mais aussi de son histoire dans l’Histoire.

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(« Mon histoire, dans l’intervalle, était déjà une histoire universelle », écrit-il dans Le froid. « Moi, c’est nous », écrit-il encore dans La cave32). Il décrit un monde de villes détruites et de paysages qui semblent se retourner sur eux-mêmes, tant et si bien que son écriture semble récupérer la ruine d’une nuit dont il n’est jamais sorti. Bernhard écrit comme il marche : sur un fil de fer.

Nul ne sera surpris d’apprendre que L’origine est d’abord celle de la vie en tant que désastre. Bien que le texte, écrit à la manière d’un bloc de béton qui tombe sur le lecteur sans aucune possibilité de fuir – la forme sera la même pour les autres récits – ne lui permette pas de respirer, l’écrivain répètera tout au long des pages qu’il ne fait qu’indiquer : « Mais, comme tout ce qui est noté ici, cela aussi ne peut être qu’une simple indication. » (O, p. 136) Il écrit d’ailleurs en sous-titre : L’origine, une simple indication. Cependant, il ne faudrait pas y voir la marque d’un écrivain n’allant pas au bout de ses souvenirs. Au contraire, c’est parce que la charge qui leur est associée est si lourde qu’il doit parfois ruser avec moi en se retirant au bon moment, ce qui n’est pas sans m’irriter. Pourquoi parler de la Seconde Guerre mondiale, des sévices endurés à l’internat national-socialiste sous le règne nazi – qui devait ensuite passer aux mains d’un catholicisme puritain et brutal –, de la pauvreté et de l’exclusion sociale, et mentionner chaque fois que cela n’est qu’une simple indication? Il est possible que cela traduise une volonté, celle de se présenter comme un survivant qui, en dépit des traumatismes qu’il a vécus, ne se laissent définir entièrement par eux. Bernhard est plus que la somme des évènements tragiques qui le précèdent bien qu’il écrive dans La cave que « nous sommes nous-mêmes la preuve de tout ce qui nous est arrivé de notre vivant » (LC, p. 131). En écrivant « une simple indication », Bernhard échappe au lecteur au moment où il croit le saisir. Il ne parvient toujours pas à savoir d’où vient Bernhard et il devient, comme l’écrivain, esclave de cette quête de l’origine.

Si l’écrivain opte pour la distance au début du récit (narration au « il » principalement axée sur des descriptions de la ville de Salzbourg), ce n’est que pour mieux rentrer en lui-même par la suite. J’écris qu’il s’agit plutôt de descriptions, mais comme l’avance Aldo G. Gargani, « il n’y a pas, pour Thomas Bernhard, de monde à décrire, mais une existence à

32 Bernhard, T. (1983). La cave, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », p. 131. Dorénavant, chaque référence à cette œuvre sera indiquée entre parenthèses (LC), suivie de la page à laquelle elle renvoie.

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critiquer33 ». Il dresse la table afin de me présenter l’histoire qui est la sienne dans celle, plus large, de celles et ceux ayant vécu à la même époque et dans les mêmes conditions :

La ville est peuplée de deux catégories de gens : les faiseurs d’affaires et leurs victimes. Pour celui qui y fait ses études, elle n’est très souvent vivable que de façon douloureuse, mortellement sournoise et qui, avec le temps, perturbe, dérange, disloque, détruit toute nature. D’une part, les conditions météorologiques extrêmes, continuellement irritantes et énervantes pour l’être humain qui y vit, ne cessent jamais, dans tous les cas, de ruiner sa santé; d’autre part, l’architecture salzbourgeoise produit dans ces conditions météorologiques des effets de plus en plus dévastateurs sur la disposition mentale de ces êtres. (O, p. 11) Je ne parlerai pas de déguisement; Bernhard ne se cache pas derrière la troisième personne du singulier. En introduction, cette dernière sert à illustrer une réalité objective, en tout cas celle de l’écrivain au moment des faits. Mais il faudra parfois interchanger les pronoms (je/il) afin d’aborder certains souvenirs. Comme l’indique Rabaté, « le principe monologique n’est pas un principe moniste, encore moins monolithique, il autorise à l’intérieur d’un même flot dépendant d’un énonciateur plus ou moins repérable le passage constant d’un sujet à un autre. D’où les surprenantes transitions du “je” au “il” […]34 ». Bien qu’il me semblait curieux de prime abord que le premier titre de la suite autobiographique ne mette pas en rapport les premiers évènements de la vie – cela sera plutôt le fait du dernier ouvrage, Un enfant, qui refermera pour ainsi dire le cercle – tel que le lecteur aurait été en droit de s’y attendre, une raison peut expliquer ce choix. Bernhard se considère d’abord et avant tout comme un produit de son époque, de sa ville (Salzbourg, une « maladie mortelle ») et de son origine, qui est celle de la violence internalisée. Pour l’écolier qui possède des dons et des dispositions intellectuelles, Salzbourg « n’est rien d’autre qu’une broussaille humaine impénétrable » (O, p. 16) conduisant très souvent au suicide. Cette atmosphère traverse d’ailleurs le récit du début à la fin et obsède le jeune Thomas : imaginer sa fin réaffirme son engagement quotidien envers lui-même. Il tombe donc sous le sens que Bernhard entame son entreprise biographique par là. Les évènements survenus à cette époque lui permettent de se saisir et reviennent à sa mémoire sous forme d’éclairs. La mémoire de l’écorché-vif est une mémoire vive. Ainsi, il se souvient du bombardement de Salzbourg en 1944, lorsqu’il a marché sur un « objet mou » qu’il croyait à tort être une main de poupée; c’était une main

33 Gargani, A.G. (1990). Op. cit., p. 11. 34 Rabaté, J.M. (1991). Op. cit., p. 16.

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réelle arrachée à un enfant. Écrire à partir de cette période traumatisante à plusieurs égards lui permet de désencombrer la pièce et de faire entrer assez de lumière pour voir le reste de son histoire.

La cave, deuxième titre du cycle autobiographique, est le prolongement direct de L’origine. Si le premier récit se conclut de cette façon :

Un jour, effectivement, après que depuis bien longtemps je m’étais intérieurement détaché du lycée, qui me faisait passer par la Reichenhallerstrasse, je me suis décidé à aller à l’Office du travail, au lieu d’aller au lycée. Dans la même matinée l’Office du travail s’entremit pour moi auprès du propriétaire du magasin d’alimentation Podlaha, dans la cité ouvrière de Scherzhauserfeld, où sans en avoir dit un seul mot aux miens, je commençai un stage

d’apprentissage de trois ans. J’avais à présent quinze ans. (O, p. 164) le second récit débute en récupérant la scène finale :

Les autres êtres humains, je les rencontrai dans le sens opposé en cessant d’aller au

lycée que je détestais pour me rendre au lieu de mon apprentissage, ma planche de salut, contre toute raison, en cessant d’aller vers le centre de la ville par la Reichenhaller Strasse avec le fils d’un haut fonctionnaire pour me diriger vers la périphérie par la Rudolf-Biebl-Strasse […] pour me rendre à la Haute École des marginaux et des pauvres, la Haute école de fous, la cité de Scherzhauserfeld, quartier de terreur absolu de la ville, la source de presque tous les procès des cours pénales de Salzbourg, dans la cave convertie en magasin de comestibles de Karl Podlaha […] (LC, p. 8-9)

La pièce maitresse de ce récit est la volonté (« Ma décision, je l’avais prise tout seul ») d’aller « dans le sens opposé ». Cette expression retient l’attention; l’écrivain semble y tenir au point où toute la trame narrative suit ce fil rouge, en plus de faire écho au sous-titre : un retrait. Aller dans le sens opposé, n’est-ce pas une manière de remonter le temps autrement, en somme de trouver un centre entre le début et la fin du chemin? Si le sens opposé est le fait d’une réalité géographique – Bernhard emprunte réellement une direction opposée – cela renvoie également à sa décision d’abandonner le lycée pour devenir apprenti dans un magasin de comestibles. Naturellement, c’est en empruntant la route obscure, parsemée de criminels et de démunis, que Bernhard parviendra à ce qui s’approche le plus de la félicité. Pour cette raison, La cave ne peut que contraster avec les autres récits. L’écrivain semble avoir ouvert une brèche assez ample pour renouer avec ce qu’il considère être sa vraie nature, longtemps enfouie sous les décombres. Contrairement aux autres textes, les références au suicide sont

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quasiment absentes. Tandis que son grand-père l’entretient à propos des grands philosophes et compositeurs du passé et lui apprend l’art de la solitude, Podlaha lui enseigne « le présent en tant que réalité » (LC, p. 89) et lui montre à vivre en communauté. La superposition du passé et du présent lui permet d’entrevoir un futur pour la première fois. Dans cet univers en marge du monde des hommes, Bernhard se sentira comblé et accompli comme jamais auparavant. À l’intérieur de la cave de Podlaha, son existence sera concrète. Être utile, voilà ce qu’il souhaite plus que tout autre chose. Le passage qui suit frappe l’imaginaire et évoque sa vie au lycée et celle dans la cave :

À moi qui étais promu à ces ordres majeurs toujours liés à cette ancienne et vénérable maison, il m’avait tout à coup transmis la connaissance, fait sentir qu’à présent, entrant moi-même jour après jour dans cette école [le lycée], en y gravissant ses escaliers de marbre j’étais comme elle quelque chose de supérieur […] Mais la vénération et la haute considération, qui dans tous les cas paralysent l’esprit, ne tardèrent pas à se réduire dans les premières heures d’enseignement. (O, p. 123)

et :

Si j’avais cru auparavant que je n’avais pas le moindre avenir, j’en avais un tout à coup et chaque instant possédait soudain ce qui s’était éteint depuis bien longtemps : de la fascination […] J’avais récupéré ma vie. Tout à coup, je recommençais à l’avoir complètement en main. Je n’avais eu besoin que de faire demi-tour dans la Reichenhaller Strasse, pensais-je, et, au lieu d’aller au lycée, d’aller en apprentissage, au lieu d’aller dans le palais scolaire, d’aller dans la boutique en sous-sol. (LC, p. 17)

Alors qu’il montait les escaliers, c’est plutôt en les descendant que Bernhard se retrouve tel qu’il a toujours été. Ici, le sous-sol est plus qu’un lieu physique, c’est un endroit intime où l’écrivain descend en lui-même et qui devient prétexte à la mise en branle d’une vaste pièce de théâtre dans laquelle les habitants de la cité de Scherzhauserfeld tiennent le premier rôle. Tour à tour acteur et public, Bernhard prend part à cette communauté de souffrance : « […] bientôt, avec les gens de la cité de Scherzhauserfeld je fus en état de parler leur langage parce que je fus en état de penser leurs pensées. » (LC, p. 31) Aucunement découragé par ce qu’il voit et entend quotidiennement, le jeune homme apprend à tendre la main. Il se rend au travail en passant devant l’institut d’aveugles et de l’institut de sourds-muets. En écrivant La cave, il devient porte-parole pour ces habitants de la cité dont personne ne veut entendre parler en racontant une partie de leur histoire. Il leur donne une voix, une vision. Si Bernhard fait demi-tour à l’âge de quinze ans pour trouver son chemin, et il l’avait trouvé avant que la maladie ne frappe, La cave est le récit dans lequel je perçois l’écrivain

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effectuer un demi-tour littéraire afin de mener à bien son projet autobiographique. Ici, comme ailleurs, Bernhard se répète souvent, en revenant sur les mêmes évènements fondateurs. Par ce procédé, tente-t-il de se reprendre du début ou peine-t-il plutôt à organiser ses souvenirs de façon linéaire? Cela tient probablement aux faits traumatiques rapportés par l’écrivain, et ce n’est pas faute de talent si ses jets n’ont pas toujours la force renouvelée qu’on leur souhaiterait.

Troisième titre de l’autobiographie, Le souffle inaugure le théâtre de la maladie. En ce récit, le grand-père et le narrateur alors âgé de dix-huit ans jouent dans le même décor, puisque ce dernier entre à l’hôpital peu après l’admission du premier. Incarnent-ils une seule et même entité séparée dans deux corps différents? Alors que cette impression parsème tous les textes, c’est dans Le souffle qu’elle se concrétise. Le petit-fils semble tomber gravement malade par osmose. Dans les faits, il était malade depuis plusieurs mois, mais l’image n’en demeure pas moins frappante. La mise au rencart de la personne qu’il aime le plus, son grand-père, anéantit ses dernières forces, à la manière d’une digue fluviale qui se brise: « Je n’avais tout simplement pas pu supporter que mon grand-père fût forcé d’aller à l’hôpital. Et si, auparavant, j’avais fait pendant tant de mois tout ce qui était humainement possible pour étouffer ma propre maladie, ce système d’étouffement […] s’était effondré en moi35. » Je sens que dans cet univers hospitalier, tout irrite et pourrait rendre encore plus malade n’importe qui devant séjourner en un tel lieu. Dans Le souffle, la volonté « ne reste pas suspendu[e] en l’air, loin au-dessus de toute réalité et de toute expérience, mais [elle] descend jusqu’au sol ferme de la réalité36 ». Le souffle. Une décision, sous-titre encore Bernhard (« C’était moi qui décidais lequel des deux chemins possibles je devais parcourir » n’est qu’un des nombreux extraits où le verbe décider structure l’action mentale et physique du narrateur). À plusieurs moments, il se réfugie dans ses pensées pour reprendre le contrôle, de façon illusoire ou non, sur sa maladie et l’issue de cette dernière : « Mais l’âme et l’esprit gouvernent le corps, ainsi disait mon grand-père. Le corps le plus affaibli peut être sauvé par un esprit rigoureux […] » (LS, p. 51) D’un côté, le langage revêt une dimension on ne peut

35 Bernhard, T. (1983). Le souffle, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », p. 29-30. Dorénavant, toutes les références à cette œuvre seront indiquées entre parenthèses (LS), suivi de la page à laquelle elles renvoient. 36 Schopenhauer, A. (1967). De la Volonté dans la nature, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige ».

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plus essentielle pour survivre, puisque sans lui, impossible de déterminer une suite à l’état actuel de la déchéance, impossible de trouver un sens. De l’autre, ce même langage rejette le jeune malade en lui-même, puisqu’il ne peut parler à personne. Les médecins parlent entre eux en latin, ce qui l’empêche de saisir l’état actuel de sa maladie et le désubjective. Les infirmières opèrent comme des « machines » et son grand-père est hospitalisé dans une autre unité. Il est soumis aux soins d’autrui sans avoir son mot à dire. La situation s’inversera, plus tard, au moment d’écrire. Devant renoncer à son rêve de devenir chanteur en raison de sa pleurésie, c’est à cette époque que Bernhard se tourne sérieusement vers la littérature pour la première fois, notamment en parcourant les œuvres de Shakespeare, Novalis, Montaigne, Pascal et Péguy. À la suite de la mort de son grand-père, ce sera également l’occasion d’enfin renouer avec sa mère : « La maladie avait la force de nous rapprocher et après une si longue période de séparation, de nous lier à nouveau […] » (LS, p. 99)

Quatrième volet de la suite autobiographique, Le froid fait état du séjour de l’écrivain au sanatorium de Grafenhof, un endroit pour les tuberculeux pulmonaires, et interroge le rapport qu’entretient Thomas Bernhard avec son corps malade. Alors qu’il se tourne pour la première fois vers la littérature dans Le souffle, c’est au sanatorium qu’il se tourne vers l’écriture comme poète. Ce récit fait également retour sur son enfance, donc sur son origine, de même que sur la mort prématurée de sa mère à 46 ans d’un cancer. En outre, c’est le seul texte où le narrateur aborde de façon frontale le rapport qu’il entretient avec son père absent, ce qui est d’autant plus intéressant puisque cette mise en mot de l’absence surgit dans l’écriture au moment exact où la maladie, elle, se présente. Déjouer la figure du père serait-il un moyen de déjouer la maladie?

Ce qui intervient, c’est la douleur de ne pouvoir respirer ni librement, ni physiquement, ni mentalement. La douleur d’étouffer. Étouffer en soi, se noyer de l’intérieur, mais aussi étouffer au sein de la société37. J’ignore de quelle manière exactement Bernhard entendit sa maladie, ni ce qu’elle lui a murmuré à propos de l’indépassable horizon de notre finitude, surtout à une époque où mourir tragiquement était devenu une tradition. Or, si le texte fait état d’un rapport à l’oppression, d’un sentiment d’être toujours à l’article de la mort

37 À propos du souffle de Thomas Bernhard, voir Harel, S. (2019). La respiration de Thomas Bernhard, Montréal, Nota Bene.

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jusqu’à ce que, par l’écriture, l’histoire puisse être racontée, celle-ci est au moins aussi morcelée que le corps dont elle parle. Certes, Bernhard se présente pourvu d’une volonté toute puissante, mais il lui superpose constamment une incapacité qui l’entrave simultanément. Le récit est moins l’affirmation d’un Je fort que de son effacement graduel, puisque cette identité ne va jamais de soi. De plus, elle ne se forme que pour mettre en scène sa propre disparation par le truchement de la maladie. Dans ce récit, le corps est plus malade que jamais et l’irritation du narrateur atteint son paroxysme. Oscillant constamment entre la résignation et la volonté de s’en sortir, le jeune adulte est confronté aux limites du langage qu’il tente d’épuiser

Dernier ouvrage de la suite autobiographique, Un enfant remonte jusqu’à la très petite enfance de l’écrivain. Dans ce récit, le lecteur apprend que la mère de l’écrivain, qui travaille dans sa jeunesse comme femme de ménage pour subvenir aux besoins de ses parents avec lesquels elle vit, part aux Pays-Bas pour leur épargner la honte d’un enfant illégitime. Le géniteur de Bernhard ne le reconnaît pas et s’évapore dans la nature. Un passage du récit retient l’attention :

Toujours est-il que je peux dire que, déduction faite des premiers jours, j’ai passé exclusivement ma première année de vie sur la mer, non au bord de la mer mais sur la mer, ce qui sans cesse me donne à penser et a son importance en tout ce qui me concerne sans exception. Cette circonstance, aussi longtemps que je vivrai, sera pour moi une chose prodigieuse […] Naturellement aucune espèce d’impressions ne m’est restée de ce temps, néanmoins, je le pense, mon séjour sur mer à cette époque marque de son empreinte toute mon histoire. (UE, p. 57)

Or cela ne s’est pas exactement déroulé ainsi. L’écart entre le récit autobiographique, où il présente cette scène comme avérée, et la réalité des nombreux déplacements successifs est éloquente. Comme le démontre Hans Höller dans sa biographie sur l’écrivain autrichien, sa mère reste avec lui les quatre premiers mois de sa vie au « pavillon » de transition des maternités où on accueille les mères célibataires; elle ne l’a donc pas abandonné dès les premiers jours sur un bateau de pêche, encore moins toute une année38. Toutefois, si la réalité est moins sensationnelle, elle n’est pas moins bouleversante pour autant. La reconstitution de la vie de l’écrivain par les chercheurs et les biographes témoigne des nombreux

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déménagements à l’intérieur d’Amsterdam. Dans ces premiers mois, même cette première année, tout est instable, provisoire, menacé de prendre l’allure d’un renoncement de la mère envers son fils. Bernhard est tantôt installé chez des amis de sa mère, tantôt dans des foyers douteux, avant d’aboutir dans un foyer pour enfant à Hillegersberg. À ce moment, sa mère ne vient le voir que deux fois par mois durant des périodes de vingt minutes et n’a pas le droit de le sortir de son lit. De fait, Bernhard ne ment pas, mais métaphorise ce qui s’est réellement passé. Cette manière de raconter rend compte avec plus de justesse et de profondeur le ballotement qui signait alors son existence. En outre, la composante fictionnelle est facilement repérable en raison de l’utilisation par l’auteur de phrases qui la révèlent : « Naturellement aucune espèce d’impressions ne m’est restée de ce temps […] »

À supposer que Bernhard se batte contre les conditions de sa vie qu’il n’a pas été en mesure de choisir39, les phrases longues et répétitives deviennent une manière pour lui de se diviser pour mieux régner. Comme l’affirme Butler : « Le fait qu’un référent originel soit irrécupérable n’anéantit pas la narration; il la produit précisément “dans une direction fictionnelle”40 », la fiction faisant partie intégrante, même dans l’écriture autobiographique, de la structure narrative. Bernhard construit une narration qui fait sens pour lui et lui permet d’assembler quelque chose comme un corps. Il prend contact avec son histoire à mesure qu’il maîtrise les codes du langage au moyen duquel il lui donne vie à l’endroit même où le trauma divisait au lieu de rassembler. Trouvant les mots pour le dire, la confusion fait place à l’intelligibilité. Le but n’est pas de maîtriser absolument son histoire, sa narration, mais plutôt de donner une cohésion à des parts du psychisme, qui resteraient autrement fragmentés. L’écrivain se disperse et prend d’assaut le lecteur en s’assurant de vivre quelque part. En effet, nul ne peut être indifférent à la lecture des récits autobiographiques de Bernhard. Si le narrateur ne semble pas évoluer psychologiquement de récit en récit – cela est notamment accentué par la tendance à revenir sur les mêmes évènements sans dégager, à première vue, quelque chose de neuf –, le lecteur doit accepter d’être transformée par ma lecture. Il y a chez Bernhard une sorte d’authenticité qui ne fait aucun compromis et qui ne ménage personne. Il n’est pas assuré que le lecteur parvienne à s’en sortir, puisque l’écriture de Bernhard fait

39 Butler, J. (2007). Le récit de soi, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Pratiques théoriques », p. 18. 40 Butler, J. citant J. Lacan (2007). Ibid., p. 37.

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partie de celles qui restent dans la tête longtemps. Vivre par défaut dans l’esprit des autres demeure certes une manière de vivre, mais cela suffit-il à être?

Une exigence : « le désir d’être absolument et cette revendication impérieuse doit être conduite contre celui qui entrave l’exercice de la volonté d’être pleinement Sujet41 », c’est-à-dire contre le grand Autre sans qui la reconnaissance de soi est impossible, ce qui mène invariablement à une situation de double entrave, puisque ceux qu’il veut anéantir par la parole doivent accepter de se porter témoin garant de l’écoute.

1.2. Le récit d’enfance autobiographique, un genre homéostatique

À l’instar des autres genres biographiques, le récit d’enfance met en scène un certain nombre de stratégies archétypales, articulées à l’intérieur d’un schéma qui vise à présenter un soi fonctionnel42. Il imprime une ligne que l’écrivain doit suivre et qu’il ne trace pas, sous peine de se perdre dans les dédales du passé. Un déplacement du mythe du fil d’Ariane s’opère, puisque ce fil rouge ne permet pas à l’écrivain de trouver la porte de sortie du labyrinthe, mais lui fait plutôt trouver la porte d’entrée en lui-même. Pour remonter le fil, il faut d’abord savoir où il commence et où il termine.

Au traumatisme venu de l’extérieur répond le conflit qu’il génère à l’intérieur et l’enfant se voit obligé de trouver un équilibre entre ce qu’il est et ce qu’on lui dit qu’il est. Alors que le récit aide l’écrivain à aménager un espace en lui permettant de se réapproprier une existence, il devient cependant « une unité isolée, se régulant de l’intérieur plutôt que par un réseau de relations externes43 ». Cela donne certes prise au doute légitime d’une entrave impossible à résoudre. Afin d’y échapper, je postule que l’effet thérapeutique qu’engendre le récit de soi est un moyen plutôt qu’une fin. Ce n’est pas à l’enfant tel qu’il survit en lui44 que

41 Harel, S. (2010). Op. cit., p. 72.

42 Voir à ce sujet Kristeva, J. (1980) : « Le récit cède devant un thème-cri qui, lorsqu’il tend à coïncider avec les états incandescents d’une subjectivité-limite que nous avons appelée abjection, est le thème-cri de la douleur-de l’horreur. En d’autres termes, le thème de la douleur-de l’horreur est l’ultime témoignage de ces états d’abjection à l’intérieur d’une représentation narrative. », Les pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », p. 166.

43 de Ryckel, C. et F. Delvigne (2010). « La construction de l’identité par le récit », Médecine & Hygiène, 10(4), p. 237.

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Bernhard s’adresse; il laisse l’enfant tel qu’il survit en lui parler. Le texte prête les oreilles pour entendre. En « donnant vie » au souvenir traumatique, l’écriture permet à ce dernier de se transformer, parfois même de mourir. Sans elle, il reste enfoui dans « des caveaux de traumas silencieux, où des évènements réels se terrent comme s’ils n’avaient jamais eu lieu45 ». Le travail d’écriture, pour Bernhard, est souterrain par la force des choses. Or, cet enfant, qui n’a jamais tout à fait vécu et qui n’est jamais tout à fait mort, complexifie le lien que l’écrivain entretient avec le narrateur en tant que clé de voûte, puisqu’il dresse une cartographie d’inventions entremêlées, le trauma ayant la capacité d’effacer, de modifier, de rendre impossible l’identification de soi par soi.

L’homéostasie se définit par « la capacité de guérir si l'atteinte n'est pas trop grave, de maintenir le milieu interne constant, face au changement des circonstances extérieures, pour préserver son existence46 ». La pratique des arts, et particulièrement celle de la littérature, peut certainement aider celui ou celle qui en fait l’expérience à mettre en échec les traumatismes hérités des premiers temps de la vie ou de la maladie. La mise en mots du trauma n’est pas sans me rappeler l’osmose47, qui se caractérise par le passage de la solution la moins concentrée (le langage) vers la solution la plus concentrée (la psyché). Ainsi, le récit autobiographique « autorise à l’intérieur d’un même flot dépendant d’un énonciateur plus au moins repérable le passage constant d’un sujet à un autre48 ».

Dans son essai intitulé Le récit de soi, Butler interroge les manières qu’utilise l’être humain afin de se raconter et de se présenter comme un être subjectif et réflexif, alors même que le Je m’échappe constamment et que la reconnaissance de soi par soi est incomplète; située dans le récit des autres, elle est hantée par des formes de justification qui en découlent et achèvent de rendre toute procédure de reconnaissance impossible. Axel Honneth fait d’ailleurs de la reconnaissance la pierre angulaire autour de laquelle s’articule la dignité humaine : « Ce qu’il y a de juste ou de bon dans une société se mesure à sa capacité à assurer les conditions de la reconnaissance réciproque qui permettent à la formation de l’identité personnelle – et donc à la réalisation de soi de l’individu – de s’accomplir de façon

45 Rand, N. (1987). Op. cit., p. XX.

46 « Homéostasie », <https://encyclopedie_universelle.fracademic.com/9722>, consulté le 5 avril 2020. 47 « L’osmose », <https://www.universalis.fr/encyclopedie/osmose-et-pression-osmotique-biologie/>, consulté le 5 avril 2020.

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satisfaisante49. » La reconnaissance est donc non seulement à la base de toute vie en société, mais elle devient le reflet direct d’une vie éthique – ou non – dans laquelle se déploient des forces en puissance. Les minorités, dont Bernhard fait partie, luttent pour être reconnues tout en se heurtant à la domination des plus forts. Si je considère, comme Honneth, que la première forme d’intégration sociale est l’amour, et au premier chef celui entre un parent et son enfant, le narrateur des récits autobiographiques n’est pas reconnu comme étant « porteur de besoin concrets50 » et est donc lui-même sans objet.

La notion de subjectivation peut être entendue comme le fait de rendre présent au monde l’état de conscience d’un sujet. Elle façonne les modalités de ce qu’il est convenu d’appeler le récit de soi. Loin de se limiter à incarner un genre littéraire, le récit de soi, de manière plus générale, consiste en la manière de rendre compte de soi lorsqu’un autre m’interpelle. Pour Judith Butler, cette notion d’interpellation est cruciale, puisque sans autre il n’est pas possible de se présenter comme un être réflexif51. C’est pourquoi l’écrivain insiste sur le fait qu’il doive « exploiter cet instant [du récit], l’instant de dire ce qui doit être dit, ce qui doit être indiqué, pour rétablir dans ses droits, au moins à titre de simple indication, la vérité d’autrefois » (O, p. 67).

Le rapport au langage est celui d’une détonation. Par l’écriture, Bernhard résiste aux perturbations. Par ailleurs, il est très intéressant de noter que la répétition dont use Bernhard fasse disparaître les énoncés traumatiques. À force d’écrire ou de lire le même propos, je ne le vois plus, il n’existe plus. Comme Bernhard, le lecteur s’habitue au pire. Toutefois, il m’importe de préciser que l’écriture ne sauve pas l’écrivain ni ne le répare; il ne s’agit pas non plus d’une écriture de la résilience. Bien que le geste de raconter soit le seul qu’il lui reste pour convier ce qui n’a pas de nom, le langage ne le guérit pas. Comme il serait facile, sinon, de prendre le crayon ou le clavier et se délivrer du mal. Nul n’en a jamais fini avec soi. Si au moment présent du passé les mots participent à une reprise de pouvoir sur son histoire (empowerment), Bernhard indique à plusieurs reprises qu’au moment des évènements traumatisants, le langage peut avoir des répercussions négatives plus importantes

49 Honneth, A. (2004). « La théorie de la reconnaissance : une esquisse », Revue du MAUSS, (24), p. 135. 50 Courtel, Y. (2008). « La lutte pour la reconnaissance dans la philosophie sociale d’Axel Honneth », Revue des sciences religieuses, 82(1), par. 36-37, <https://journals.openedition.org/rsr/622?lang=en#ftn1>, consulté le 5 avril 2020.

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sur la psyché que la brutalité physique. Ainsi, lorsque sa mère lui dit qu’il ne vaut rien, qu’elle a honte de lui, qu’il n’est qu’un semeur de brouille doublé d’un menteur, il écrit que « la parole était cent fois plus puissante que le bâton » (UE, p. 48)

Le philosophe Georges Gusdorf a développé une réflexion éthique sur le sens de la parole comme seuil de l’univers humain. Dans un chapitre intitulé « La parole comme rencontre », il propose que l’élaboration du moi se fasse toujours dans un rapport à l’autre, « car le moi n’existe que dans la réciprocité avec l’autre; le moi isolé n’est pour ainsi dire qu’abstraction52 ». Que faire lorsque le récit de soi se fonde sur le déficit d’un Tu? Dans le cas de Bernhard, l’alliance entre le Je et le Tu est constamment rompue : ils ne forment jamais un Nous. Comme le montre Butler, en dépit d’une apparente absence d’interlocuteur, il semblerait qu’on soit toujours interpellé d’une façon ou d’une autre, même lorsqu’on nous abandonne ou qu’on nous maltraite, puisque l’absence et la blessure nous touche de façon particulière53. Gusdorf parle quant à lui du langage comme d’un trait d’union. Dans le cas présent, ce trait d’union ne fait que maintenir et unir la séparation simultanément. Quoique l’autocréation par l’écriture soit particulière en raison du fait que l’enfance a déjà eu lieu et qu’elle est donc vécue à rebours, elle crée un support sans lequel un Je ne pourrait être engendré. Constamment contraint et oppressé par l’éclatement du monde, Bernhard utilise l’écriture afin de réhabiliter son Moi et d’aménager un milieu de vie qui lui convient54. De la même façon que les jeunes enfants nécessitent un environnement adapté à leur mesure, il ajuste la langue pour être à la hauteur de la méchanceté du monde.

Traité comme un non-sujet par sa mère, réduit à n’être rien, voire un moins que rien, il porte le deuil d’une vulnérabilité qui a été réfutée dès le début et qui est celle qui caractérise la très petite enfance. Elle refuse de reconnaître que son enfant a besoin de sa reconnaissance et qu’il la mérite tout simplement55. Anne Dufourmantelle affirme ceci : « Rien ne peut être plus grave pour un enfant que de ne pas exister, ne pas dire ses émotions, ses attentes, sa pensée, son amour. L’abandon ne pourra jamais être réfléchi comme tel, et pourtant c’est

52 Gusdorf, G. (1952). La parole, Paris, Presses Universitaires de France, p. 50. 53 Butler, J. (2005). Violence, deuil et politique, Paris, Amsterdam, p. 54.

54 Montessori, M. (2007). L’enfant dans la famille, Paris, Desclée de Brouwer, p. 90. 55 Butler, J. (2005). Op. cit., p. 72.

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