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Nous avons vu que la réalisation ou la chute du schwa varient selon diverses conditions à la fois linguistiques mais également sociales. Le schwa est donc un élément difficile pour les apprenants de FLE, car comme le mentionne Isely et al. (2018 : 2), "certaines formes peuvent alterner (ex.

"semaine", [səmɛn] / [smɛn]), alors que d'autres non", et le schwa est également un phénomène social qui peut affecter la compréhension de l'apprenant ou l'intelligibilité de sa production.

Selon Nouveau et Detey (2007), pour les apprenants, la complexité du schwa est due, encore une fois, à sa variabilité et elle réside sur trois plans : sur le plan perceptif, sur le plan orthographique et sur le plan de la production. Dans cette section, nous allons donc commencer par examiner les difficultés générées par le schwa au niveau de la perception, ensuite les difficultés en lien avec la graphie. Puis, nous allons relever les difficultés sur le plan de la production du schwa ainsi que son bon usage, c'est-à-dire être capable d'adapter son discours – avec ou sans la chute du schwa – en fonction du contexte discursif. Ce dernier point permettra de conclure cette section 2.3 en faisant le lien avec la notion de compétence sociolinguistique.

Tout d'abord, le schwa est un phénomène phonétique et, de ce fait, son apprentissage implique inévitablement la perception (Nouveau et Detey, 2007). Pour les locuteurs natifs, l'effacement ou le maintien du schwa se fait inconsciemment étant donné qu'ils ont appris son usage en étant baignés dans la langue et que, selon Racine (2008 : 4), l'effacement du schwa est "un des processus phonologiques les plus courants du français". Pour les apprenants, l'une des premières difficultés est d'entendre et distinguer la chute et le maintien du schwa. Ceci peut paraître très simple à première

vue. Cependant, il s'agit d'un processus qui implique à la fois la perception mais également la reconnaissance des frontières entre les mots ou entre les séquences (Nouveau et Detey, 2007 : Racine, 2008). Cette difficulté augmente, comme l'expliquent Nouveau et Detey (2007), avec la variabilité du schwa car un même mot qu'un apprenant entend chez un locuteur peut être réalisé d'une toute autre manière chez d'autres locuteurs. Et à un niveau plus large qu'au niveau lexical, cette difficulté peut intervenir au niveau des phrases, ce qui pourrait compliquer non seulement la compréhension de la phrase, mais également la distinction entre les suites de phrases. En effet, la chute du schwa peut brouiller les frontières – qui sont visibles à l'écrit, représentées par des espaces – entre les phrases (Nouveau et Detey, 2007). Ainsi, comme Nouveau et Detey (2007 : 99) l'illustrent, les séquences telles que "il le reprend" et "il leur prend" peuvent être perçues comme homophones, pour un apprenant, lorsque le schwa dans "reprend" chute ("r'prend"). De même que les séquences "j'ai voulu la jeter" pourraient être entendues comme "j'ai voulu l'acheter" avec la chute du schwa dans "jeter" ("j'ter") d'autant plus que la consonne fricative ([ʒ]) a tendance à se dévoiser par assimilation avec la consonne suivante ([t]), qui est une consonne sourde (Nouveau et Detey, 2007). De ce fait, un apprenant doit non seulement percevoir la chute mais également reconnaître le mot ou la phrase – autrement dit retrouver en quelque sorte le mot ou la phrase en question sous sa forme originale – afin de comprendre le sens de l'énoncé.

Nouveau et Detey (2007) notent que cette difficulté au niveau de la perception est d'autant plus accentuée chez les locuteurs n'ayant pas de schwa dans leur L1. En effet, l'apprenant analysera cette nouvelle voyelle, lorsqu'elle est réalisée, à travers son "crible phonologique", une notion employée par Troubetzkoy (1939, cité dans Racine, 2018). Troubetzkoy (1939) compare le système phonologique de la L1 à un "crible" car, selon lui, les sons de la langue étrangère passent par un processus de catégorisation à travers le système phonologique développé pour la L1. Lorsqu'un apprenant entend un nouveau son, il analyse automatiquement et inconsciemment ce nouveau son à travers le crible phonologique de sa langue maternelle. Or, ce crible phonologique varie d'une langue à l'autre et les sons étrangers ne passent donc pas correctement à travers le crible phonologique de l'apprenant. Ceci explique, en partie, pourquoi les apprenants produisent des erreurs et des énoncés pas toujours compréhensibles32.

Le deuxième obstacle auquel les apprenants font face lors de leur apprentissage du schwa, selon Nouveau et Detey (2007), est l'influence de la graphie. L'une des particularités de la langue française est le manque de correspondance entre la graphie et la phonie, contrairement à d'autres

32 Ce passage fait référence à une citation tirée du cours intitulé "Acquisition phonologique et contact de langues"

(Racine, 2018), dans le cadre du MA3 de Français Langue Étrangère à l'Université de Genève.

langues comme l'espagnol, où chaque lettre correspond généralement à un son. En effet, l'orthographe en français ne correspond pas toujours à ce que l'on produit à l'oral en raison d'un décalage entre la prononciation et l'écriture. De ce fait, comme Detey (2005) de même que Nouveau et Detey (2007) le soulignent, un son peut correspondre à plusieurs formes orthographiques, comme par exemple le son [s] qui peut s'écrire <s> ("veste"), <ss> ("passion"), <c> ("cygne") et <t>

("équitation"). Un graphème peut également correspondre à plusieurs sons, comme par exemple

<c> qui peut se prononcer [k] ("catalogue") ou [s] ("cinq"). Il existe évidemment d'autres difficultés notamment certaines lettres qui sont présentes à l'écrit – comme par exemple les consonnes finales – mais qui ne sont pas prononcées, comme dans "sabot" où le "t" ne se prononce pas même s'il est présent à l'écrit (Detey, 2005 ; Nouveau et Detey, 2007). Ce décalage entre l'écrit et l'oral rend l'apprentissage du français particulièrement difficile pour les apprenants ayant une L1 dont la correspondance graphie-phonie est quasiment transparente, comme l'italien ou l'espagnol (Paternostro et al., 2017). Concernant ce dernier point, Detey (2005) insiste notamment sur le <e>

graphique (sans accent) représentant plusieurs sons en français, dont le schwa.

En effet, le <e> graphique (sans accent) pose tout particulièrement problème, car dans certains cas comme dans "mer", le <e> est prononcé [ɛ] alors que dans d'autres cas comme dans "atelier", le

<e> est prononcé [ə] ou encore dans "cheval" où le <e> peut se prononcer [ə] (cheval) ou il peut tout simplement disparaître (ch'val). De ce fait, pour certaines populations dont la L1 consiste à prononcer tous les <e> graphiques, le schwa est difficile à cerner dû à ses différentes correspondances phoniques mais ils rencontrent surtout des difficultés à distinguer le schwa des autres voyelles, représentées par <e>.

Enfin, en ce qui concerne la troisième difficulté concernant le schwa, toujours selon Nouveau et Detey (2007), elle se trouve au niveau de la production. Les apprenants doivent non seulement percevoir le schwa mais également comprendre le mécanisme, c'est-à-dire son alternance avec zéro.

Ils doivent ainsi reconnaître les contextes dans lesquels le schwa peut tomber (ou non), et ceci de manière adéquate. Nouveau et Detey (2007 : 90) ajoutent que "un usage maladroit de ces alternances" peut mener à ce que "l'identité des mots soit détruite", ou encore à ce que "le rythme des phrases [soit] complètement perturbé", ceci résultant à une incompréhension de l'interlocuteur, voire à une déformation du message transmis.

En effet, Grammont (1992, cité dans Nouveau et Detey, 2007) remarque deux caractéristiques dans la production des apprenants concernant le schwa : soit ils le maintiennent là où il pourrait tomber, soit les apprenants le font chuter dans des contextes où un locuteur natif le maintiendrait. La

première caractéristique est fréquemment relevée dans les études sur le schwa chez les locuteurs non-natifs, notamment chez Thomas (2001), Uritescu et al. (2002 et 2004), Nouveau et Detey (2007) ainsi que chez Isely et al. (2018), où le taux de chute est généralement plus bas chez les apprenants que chez les natifs. En ce qui concerne l'excès de chutes, l'étude du schwa chez les Néerlandais montre que les apprenants tendent à faire chuter les schwas dans les contextes où les locuteurs natifs ne le feraient pas (Nouveau et Detey, 2007).

Csécsy (1968, cité dans Nouveau et Detey, 2007) qualifie cet excès de chutes comme une "erreur de développement" et explique cette attitude, c'est-à-dire à vouloir effacer le schwa de façon abusive, comme suit :

"Beaucoup d’étrangers, trompés par une observation superficielle des faits, croient qu’il est plus naturel, plus " français" de ne pas prononcer les e dits muets. Ils vont donc faire sauter même ceux que la règle des trois consonnes rend obligatoires et diront /ʒystmã/, /apaʁtmã/, voire /diʁɛktmã/. Or, paradoxalement, un étranger se trahit davantage par un ə abusivement supprimé que par un ə muet facultatif prononcé."

Csécsy (1968 : 74 cité dans Nouveau et Detey, 2007 : 96)

Ainsi, le schwa est loin d'être qu'une simple voyelle, car il y a également un apprentissage du code social quant au bon usage du schwa. De ce fait, pour un apprenant, la maîtrise du schwa représente tout un processus, comme Grammont (1992, cité dans Nouveau et Detey, 2007) le décrit ci-dessous :

"Pour tous les étrangers la prononciation de l’e caduc est une des plus grosses difficultés. Ils commencent d’habitude par les prononcer tous. Puis, quand ils ont remarqué que les Français en suppriment un certain nombre, ils se mettent aussi à en supprimer, mais leur choix est rarement heureux. Or, il est moins choquant d’en prononcer un que l’on laisse tomber d’ordinaire dans la conversation, que d’en supprimer un que les Français ne suppriment jamais. "

Grammont (1922 : 7-8, cité dans Nouveau et Detey, 2007 : 90)

Comme Gadet (1997 : 59) le souligne, le schwa est, certes, une voyelle mais également un

"indicateur sociolinguistique" qui fait partie de ce que certains auteurs, notamment Regan et al.

(2009) et Tyne (2012), appellent la compétence sociolinguistique. Cette compétence est encore très peu étudiée (Regan, 2009) et elle semble être souvent considérée comme la "cerise sur le gâteau"

(Tyne, 2012 : 106) dans l'apprentissage d'une langue car l'aspect sociolinguistique est généralement enseigné à un niveau avancé (Regan et al., 2009 ; Tyne, 2012). Or, selon les chercheurs variationistes, tels que Regan et al. (2009) et Tyne (2012), l'apprentissage de l'aspect sociolinguistique serait tout aussi important que l'apprentissage de la phonétique ou de la grammaire.

Regan et al. (2009) défend l'idée, tout comme Tyne (2012), que la compétence sociolinguistique constitue une part importante de l'apprentissage d'une langue, car cet apprentissage ne se limite pas

à simplement transmettre des informations : il implique également des connaissances sociales – telle que la variation inter-linguistique ou l'utilisation des registres langagiers dans un contexte approprié – permettant de s'intégrer dans la société d'accueil et d'y trouver son identité.

Tyne (2012) définit la compétence sociolinguistique de la manière suivante :

"On peut considérer la compétence sociolinguistique (désormais CS) comme faisant partie de ce que D.H.

Hymes (1972) appelait la compétence communicative (désormais CC), c’est-à-dire l’ensemble de savoirs et savoir-faire requis pour communiquer. Plus précisément, la CS concerne les aspects variables relevant de l’emploi situé de la langue, c’est-à-dire le fait de pouvoir produire et reconnaître un style de langage relatif à une situation de communication donnée."

(Tyne, 2012 : 104)

Le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (dorénavant abrégé CECRL, Conseil de l’Europe, 2001 et 201833) traite également de la question de la compétence sociolinguistique, notamment dans la description publiée en 2001, et définit cette compétence comme suit :

"La compétence sociolinguistique porte sur la connaissance et les habiletés exigées pour faire fonctionner la langue dans sa dimension sociale"

(CECRL, 2001 : 93)

Cette compétence sociolinguistique se décline ensuite en cinq sous-sections : a) marqueurs des relations sociales, b) règles de politesse, c) expression de la sagesse populaire, d) différences de registre et e) enfin dialecte et accent. L'apprenant devrait savoir par exemple a) utiliser la bonne forme de salutation (ex : Enchanté lorsqu'il se présente) ou d'adresse (ex : Monsieur lorsqu'il s'agit d'une situation formel, Mon vieux lorsqu'il s'agit d'une situation plus intime), b) exprimer son intérêt pour la santé de son interlocuteur, exprimer sa gratitude, utiliser "merci", "s'il vous plait", de manière convenable, etc. c) utiliser des proverbes, des expressions idiomatiques et familières, etc.

d) distinguer les différents niveaux de formalisme, et e) reconnaître les marqueurs linguistiques de la classe sociale, de la région, de "l'origine nationale" ou encore du "groupe professionnel"

(CECRL, 2001 : 94). C'est notamment dans cette cinquième sous-section que le phénomène du schwa est introduit.

33 Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL)

[En ligne] : https://www.coe.int/fr/web/common-european-framework-reference-languages (consulté le 27 janvier 2020)

La compétence sociolinguistique est abordée à tous les niveaux (de A1 à C2). Cependant, le CECRL (2001) précise que certains points ne seront abordés qu'à partir du niveau B2 :

"(...) la partie inférieure de l’échelle ne porte que sur les marqueurs de relations sociales et les règles de politesse. A partir du niveau B2, les apprenants sont capables de s’exprimer de manière adéquate dans une langue appropriée aux situations et aux acteurs sociaux et ils commencent à acquérir la capacité de faire face aux variations du discours et de mieux maîtriser le registre et l’expression."

(CECRL, 2001 : 95)

Bien que la compétence sociolinguistique soit mentionnée dans le CECRL sous la catégorie

"compétences communicatives langagières", son enseignement est encore très peu développé dans les méthodes générales de français langue étrangère34 que nous avons consultées. Il y est généralement brièvement mentionné mais sa description ainsi que son utilisation sont très peu détaillées surtout au niveau élémentaire (A1-A2). Certaines méthodes comme "Totem" et

"Tendance" proposent des exercices d'écoute demandant de repérer les mots dans lesquels le <e>

chute (parmi une liste de mots), ou d'autres expliquent le schwa par des représentations schématiques comme dans la méthode "Totem". En ce qui concerne les méthodes spécifiques à la phonétique, le schwa fait l'objet d'une plus grande attention, notamment au niveau avancé, où certaines règles sur la chute du schwa sont exposées. Le point commun entre les deux types de méthodes – les méthodes généralistes et les méthodes spécifiques à la phonétique – est que l'effacement du schwa est généralement décrit comme étant du langage familier.

Pour résumer cette section 2.3, nous avons examiné les difficultés du schwa sur trois plans (Nouveau et Detey, 2007) : sur le plan de la perception, sur le plan orthographique et enfin sur le plan de la production. Dans la section suivante, nous allons nous intéresser aux difficultés spécifiques rencontrées par les apprenants japonais en ce qui concerne le schwa. Comme notre recherche étudie l'apprentissage du schwa chez les japonophones, il semble de ce fait pertinent de prendre en compte les particularités de leur L1 – le japonais – et de les comparer avec le système du français.