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2.2 Les facteurs de maintien / chute du schwa

2.2.2 Facteurs extralinguistiques

Le comportement du schwa – qui est atypique par rapport aux autres voyelles du français – a été étudié, comme nous l'avons vu, depuis longtemps. Cependant, la nature du schwa reste encore une énigme de nos jours et comme Racine (2008 : 73) l'explique, les phonologues qui s'intéressent à la nature du schwa sont tous certains qu'il y a d'autres contraintes que les facteurs linguistiques, ces contraintes étant "de nature diverse". En effet, si le comportement du schwa a beaucoup intrigué le monde phonologique, le schwa est également un "indicateur sociolinguistique" (Gadet, 1997 : 59).

De ce fait, il existe des facteurs sociolinguistiques liés à l'aspect discursif tel que le débit ou l'accentuation, à l'aspect stylistique ainsi qu'à l'intelligibilité du discours produit par le locuteur et enfin des facteurs liés à l'individu lui-même notamment à son origine géographique et sociale (Thomas, 2001 ; Racine et Grosjean, 2002 ; Racine, 2008 ; Andreassen, 2011 ; Liégeois, 2016).

Tout d'abord, en ce qui concerne l'aspect discursif, Racine (2008) cite un certain nombre de chercheurs27 qui ont souligné l'influence de la vitesse de la parole sur la chute et le maintien du schwa. En effet, selon ces études, plus le locuteur parle vite, plus il aura tendance à omettre des schwas (Racine, 2008). Par ailleurs, toujours selon les chercheurs mentionnés par Racine (2008), le schwa tend à être maintenu – même s'il pourrait ne pas être réalisé selon la Loi des trois consonnes de Grammont – lorsque le locuteur souhaite mettre l'emphase ou accentuer un élément en particulier. Cette accentuation ou cette insistance, également soulignée par Léon (2014) concerne principalement les schwas qui se trouvent au début d'un syntagme (ex. JE sais).

Toujours en lien avec l'aspect discursif, Fouché (1961), Lucci (1976, 1983) et Dell (1973, 1985)28 remarquent qu'il y a également un facteur stylistique qui influence la chute ou le maintien du schwa.

En effet, le taux de chute varie en fonction du type et de la situation du discours. Par exemple, Lucci (1976) compare la production du schwa dans trois types de parole différents : conférence, conversation et lecture. Il fait notamment une sous-catégorie en distinguant "familier" et "relâché"29

27 Ces chercheurs sont : Grammont (1914), Delattre (1951), Malécot (1955, 1977), Dell (1973, 1978, 1985), Lucci (1976, 1983), Léon (2005) et Fouché (1969).

28 Ces auteurs sont repris de Racine (2008).

29 Il définit une conversation de niveau "familier" comme une production "d'intellectuels universitaires" et le niveau

"relâché" comme une production "de travailleurs manuels peu scolarisés" (Lucci, 1976 : 88).

(Lucci, 1976 : 88) en conversation, et "lecture de conférence" et "lecture du journal" en lecture (Lucci, 1976 : 95). Les résultats montrent qu'en lecture de journal, le taux de maintien est le plus élevé, et qu'en conversation "relâché", le taux de maintien est le moins élevé. Lucci (1976) conclut donc que le mode oratoire (conférence, lecture, conversation) influence le maintien ou la chute du schwa. Par ailleurs, il souligne l'importance du "niveau de langue" (Lucci, 1976 : 103) en conversation, avec un taux de chute du schwa plus élevé dans la production d'un locuteur "peu scolarisé" (relâché) par rapport à un locuteur "intellectuel universitaire" (familier). Cette opposition entre une conversation de niveau "relâché" et "familier" correspondrait à une conversation soignée (niveau familier, selon les termes de Lucci, 1976) et une conversation familière (niveau "relâché"

selon Lucci, 1976).

Ce facteur stylistique du discours, notamment l'opposition entre un style de discours familier et soigné, est déjà évoqué chez Guiraud (1965). Selon lui, plus le style du discours est "vulgaire" plus le schwa disparaît :

"(...) le style élevé et soigné tend à conserver, souvent artificiellement, des "e" moyens qui seraient normalement élidés dans la langue familière ; et plus le ton se vulgarise plus il tend à l'élision."

(Guiraud, 1965 : 99)

Racine (2008) mentionne également le facteur de l'intelligibilité relevé déjà chez Grammont (1914), Carton (1997), Lucci (1976, 1983) et Léon (2005). En effet, le maintien du schwa est fréquent dans les discours adressés aux non-francophones ("foreigner talk"), dans les conversations entre un enfant et un parent ("baby talk") ou encore entre un enseignant et un apprenant ("teacher talk") (Racine, 2008). Dans ces discours, dans lesquels l'intelligibilité – c'est-à-dire le fait de "se faire comprendre" (Detey et Racine, 2016 : 86) – entre en jeu, une certaine insistance et redondance est nécessaire, comme le souligne Racine (2008), ce qui influencerait le maintien du schwa. La question de l'intelligibilité, comme Racine (2008) le fait remarquer, est également soulevée dans l'étude de Lucci (1976). En effet, parmi les trois modes de communication examinés chez les natifs, Lucci (1976) montre que le taux de maintien du schwa est plus élevé en conférence qu'en conversation ou en lecture (Lucci, 1976 ; Racine, 2008). Lucci (1976 : 92) constate que dans la conférence, le débit est généralement plus lent qu'en conversation afin de faciliter "l'encodage".

Racine (2008) ajoute également que le registre en conférence est plus soutenu. Ainsi, le facteur de l'intelligibilité favorise le maintien du schwa. L'auteure précise que ce facteur est "intimement lié"

(Racine, 2008 : 76) aux autres facteurs discursifs tels que le débit et le style du discours.

Enfin, Racine (2008) mentionne également les facteurs sociaux tels que la région géographique, l'âge, la classe sociale ou encore le sexe du locuteur comme influençant la chute ou le maintien du schwa. Tout d'abord, en ce qui concerne le facteur lié à la provenance géographique Lyche (2010), ainsi que d'autres chercheurs, note que les variétés méridionales sont particulièrement caractérisées par le maintien quasiment systématique du schwa, y compris les schwa finaux. En revanche, les locuteurs de la région parisienne tendent à effacer le plus souvent les schwas, et ne réalisent jamais les schwas finaux (Racine, 2008 ; Lyche, 2010). Bien que cette simplification soit "abusive" selon Coquillon et Durand (2010 : 191), l'enquête menée par Martinet30 (1945, cité dans Gadet, 1997) atteste que 80 % ou 90 % des occurrences sont réalisées avec le schwa final chez les locuteurs méridionaux. Cette tendance est encore d'actualité. Cependant, Coquillon et Durand (2010 :192) notent que les "dernières générations" de locuteurs de la région méridionale effacent plus de schwa que les anciennes générations.

Le comportement du schwa varie donc en fonction de la provenance géographique du locuteur, mais également en fonction de l'âge (Hansen, 1994 ; Racine, 2008 ; Ranson et Passarello, 2012).

Ranson et Passarello (2012) relèvent ce facteur lié à l'âge, en mentionnant notamment les travaux de Durand et al. (1987, cité dans Ranson et Passarello, 2012) et de Pustka (2007, cité dans Ranson et Passarello, 2012)31 : selon les résultats de ces études, les jeunes ont une plus grande tendance à omettre le schwa que les plus âgés. Concernant ce constat, Malécot (1976, cité dans Hansen, 1994 :28 ; Racine, 2008) avait déjà noté, dans son étude menée en 1950 à Paris, que les jeunes et les locuteurs "d'âge moyen" ont une plus grande tendance à élider les schwas que les plus âgés (Hansen, 1994 :28 ; Racine, 2008).

Enfin, certaines études montrent que la classe sociale et le sexe du locuteur influencent le comportement du schwa (Racine, 2008 ; Ranson et Passarello, 2012). Selon l'enquête de Diller (1978, cité dans Ranson et Passarello, 2012), les individus ayant fait des études universitaires tendent plus à effacer le schwa final que ceux qui en n'ont pas fait. Par ailleurs, l'étude de Taylor (1996, cité dans Ranson et Passarello, 2012) atteste un résultat similaire avec un taux de chute plus élevé chez les individus exerçant une profession libérale que manuelle. En ce qui concerne le sexe du locuteur, Armstrong et Unsworth (1999, cité dans Ranson et Passarello, 2012), ont montré que les femmes effacent plus souvent le schwa final que les hommes.

30 Il s'agit de l'une des premières enquêtes examinant la variation sociolinguisitque, selon Gadet (1997). Cette enquête ayant été menée dans un camp de prisonniers pendant la guerre, le corpus est composé d'environ 400 officiers (Gadet, 1997 : 59).

31 L'étude de Durand et al. (1987) ainsi que celle de Puska (2007) sont présentées dans Ranson et Passarello (2012)

Dans cette section 2.2, nous avons évoqué les différents facteurs influençant la chute ou le maintien du schwa relevés dans les études antérieures. Le comportement de cette voyelle dépend non seulement du contexte consonantique ainsi que de la position syllabique dans laquelle le schwa se trouve, mais la chute du schwa dépend également des mots dans lequel le schwa se situe et de leur fréquence d'utilisation. Enfin, nous avons constaté que le schwa varie en fonction des facteurs linguistiques, mais aussi en fonction des facteurs discursifs (le débit, le mode ainsi que le style de communication) et sociaux (la provenance géographique, l'âge, la classe sociale et le sexe du locuteur). Ces facteurs montrent la grande complexité du schwa qui varie – entre le maintien et la chute – tant sur le plan linguistique que sur le plan sociolinguistique. Comme notre présente recherche s'intéresse à l'acquisition du schwa par les apprenants, nous allons maintenant examiner les difficultés que le schwa peut engendrer selon deux niveaux : des difficultés au niveau segmental et des difficultés au niveau social.