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2.2 Les facteurs de maintien / chute du schwa

2.2.1 Facteurs linguistiques

Nous allons, pour commencer, nous intéresser aux facteurs gouvernant la chute ou le maintien du schwa qui sont les suivants : le nombre de consonnes, la position syllabique dans laquelle le schwa se trouve, la nature des consonnes environnantes et enfin l'influence de la fréquence lexicale (Racine, 2008).

Tout d'abord en ce qui concerne le premier facteur – c'est-à-dire le nombre de consonnes – l'une des théories les plus connues aujourd'hui et qui décrit bien le comportement du schwa est la Loi des trois consonnes établie par Maurice Grammont (1914, cité dans Dell, 1985 ; Laks et Durand, 2000 et Racine, 2008). Selon Dell (1985), Mende (1880, cité dans Dell, 1985) aurait déjà fait une première tentative de description du schwa avant Grammont (1910), mais ce serait Grammont qui aurait marqué "le point de départ d'une série de descriptions" (Dell, 1985 : 219) de la voyelle. Son principal objectif, en établissant la Loi des trois consonnes, consistait à éviter un groupe de trois consonnes consécutives (Grammont, 1914 cité dans Laks et Durand, 2000 et Racine, 2008). Ainsi, Grammont (1910) définit la Loi des trois consonnes comme suit : "L'e étymologique ou non, n'apparaît que lorsqu'il est nécessaire pour éviter la rencontre de trois consonnes comprises entre deux voyelles fermes" (Grammont, 1933 cité dans Laks et Durand, 2000 : 32). Il précise également que les consonnes les plus influentes sont les consonnes qui précédent le schwa plutôt que celles qui le suivent (Racine, 2008). Ainsi, lorsque le schwa est précédé d'une consonne, il est plus susceptible de tomber comme dans "semaine" ([səmɛn]) qui pourrait également être produit "s'maine" ([smɛn])

(Lyche, 2010 : 156). En revanche, lorsque le schwa est précédé d'au moins deux consonnes et suivi d'une consonne, il est généralement maintenu afin d'éviter un groupe de trois consonnes consécutives, comme dans "donne le pain" où le schwa dans "le" tend à être maintenu (Lyche, 2010 : 156). Cependant, comme le souligne Racine (2008), cette Loi des trois consonnes est

"confrontée à de nombreuses exceptions" (Racine, 2008 : 73). De ce fait, elle ne suffit pas pour circonscrire le comportement du schwa.

Le deuxième facteur influençant le comportement du schwa concerne la position syllabique dans laquelle se trouve le schwa dans un mot (Gadet, 1989 ; Racine, 2008 ; Racine et al., 2016). En plus de la Loi des trois consonnes, différents contextes dans lesquels le schwa tend à tomber ont été répertoriés, notamment par Dell (1985). Nous reprenons les "grandes lignes" de Dell, condensées par Lyche (2010 : 155) en nous intéressant au schwa dans trois contextes : dans les monosyllabes ("le"), dans les syllabes en initiale de polysyllabes ("cheval") et dans les syllabes en interne de polysyllabes ("doucement").

Tout d'abord, le schwa – précédé d'une seule consonne – qui se trouve en interne de polysyllabes n'est généralement jamais prononcé sauf lorsqu'il est sous emphase (Lyche, 2010). En revanche, lorsque le schwa se trouve dans un monosyllabe ou dans une syllabe en initiale de polysyllabe, le schwa est instable car le contexte consonantique varie plus souvent qu'en syllabes interne de polysyllabes (Lyche, 2010 ; Isely et al., 2018). En effet, comme le contexte gauche – c'est-à-dire les consonnes et les voyelles qui précèdent le schwa – change constamment, le nombre de consonnes qui précèdent changent également (Lyche, 2010). De ce fait, comme Walter (1977) l'illustre avec le mot "melon" (Walter, 1977 : 49), le schwa dans la séquence "sept melons" ([sɛtməlɔ̃]) ne va pas forcément tomber car il est précédé de deux consonnes (/t/ et /m/) et suivi d'une consonne (/l/). Or, dans une séquence telle que "un melon", le schwa serait plus susceptible de tomber car il est précédé et suivi d'une seule consonne (/m/ et /l/), de ce fait cette séquence pourrait se prononcer [ɛ̃məlɔ̃] (sans chute) ou [ɛ̃mlɔ̃] (avec chute) (Walter, 1977). Il s'agit d'un schwa dans la même position – c'est-à-dire dans la première syllabe d'un polysyllabe – mais le contexte gauche est différent : dans le premier contexte, le schwa est précédé de deux consonnes, alors que dans le deuxième contexte, le schwa est précédé d'une voyelle et d'une consonne.

Enfin, il arrive que plusieurs syllabes contenant un schwa se suivent. Dans ce contexte, selon Gadet (1997), c'est principalement le premier schwa qui détermine la chute ou le maintien des autres schwas : si le schwa chute dans la première syllabe, le deuxième schwa sera maintenu, le troisième schwa chutera à nouveau et ainsi de suite. Ainsi, dans la séquence "Je me le demande" le schwa

peut tomber dans "me" et "demande" et être maintenu dans "je" et "le" ([ʒəmlədmɑ̃d]) ou bien, il peut tomber dans "je" et "le" et être maintenu dans "me" et "demande" ([ʒməldəmɑ̃d]) (Gadet, 1997 : 60). Dell (1985), de même que Gadet (1997), précise que cette "règle" est en réalité une tendance et non pas une "nécessité absolue" à respecter (Dell, 1985 : 248). Il est, de ce fait, tout à fait possible, de réaliser tous les schwas successifs (Dell, 1985). Cependant, plus la séquence est longue, plus un locuteur natif aura tendance à effacer des schwas afin de garder une certaine fluidité et de maintenir une "diction naturelle" (Dell, 1985 : 248).

La position syllabique du schwa est, certes, importante mais Delattre (1951) rajoute que la nature des consonnes conditionne également le maintien et la chute du schwa. Il développe une théorie basée sur le degré d'aperture des consonnes qui précèdent le schwa. Et comme le souligne Racine (2008 : 28), le degré d'aperture coïncide avec "le principe régissant le découpage syllabique". En effet, Delattre (1951) insiste tout particulièrement sur l'importance du découpage syllabique qu'il exprime de la manière suivante :

"Le jeu de l'ə est fortement relié au rythme de la chaine parlée française – cette chaîne dont les anneaux sont les syllabes qui se succèdent extraordinairement égales les unes aux autres par comparaison avec ce qui se passe dans toute autre langue."

(Delattre, 1951 : 342)

Ainsi, Delattre (1951 : 343) fait la distinction entre deux consonnes24 "syllabiquement unies" et deux consonnes qui ne sont pas "syllabiquement unies". Il définit comme "syllabiquement uni" une syllabe dont la première consonne est plus fermée que la seconde. Delattre (1951) établit ainsi une échelle des consonnes de la plus fermée à la plus ouverte, qui se présente de la manière suivante : /p, t, k, b, d, g, m, n, f, s, ʃ, v, z, ʒ, ɲ, l, ʁ, j, w, ɥ/. Ainsi, lorsque les deux consonnes précédant le schwa sont syllabiquement unies, le schwa tend à se maintenir, alors que lorsque ces deux consonnes ne sont pas syllabiquement unies, le schwa est moins stable et risque plus de tomber (Delattre, 1951 ; Racine, 2008). Delattre (1951 : 343) explique que lorsqu'il n'y a pas ce lien syllabique entre les deux consonnes, la première consonne "n'est plus entièrement dans la syllabe de l'ə mais en partie dans la syllabe précédente". De ce fait, le schwa dans "justement" serait moins stable que celui dans "vendredi", car dans "justement" les deux consonnes qui précèdent le schwa – /s/ et /t/ – ne sont pas "syllabiquement unies" (Delattre, 1951 ; Racine, 2008). Selon l'échelle de Delattre (1951 : 344), /s/ étant moins fermée que /t/, /s/ se trouverait ainsi "en partie" dans la syllabe précédant celle où se trouve le schwa : [ʒys-stǝ-mã]. En revanche, dans "vendredi", /d/ étant plus

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fermé que /ʁ/, les deux consonnes sont syllabiquement unies et, de ce fait, le schwa se maintient.

Malécot (1955, 1977 cité dans Racine, 2008) partage l'avis de Delattre (1951) et ajoute qu'outre le degré d'aperture, le lieu d'articulation, et notamment la position de la langue, des consonnes influencent également la stabilité du schwa. Comme Delattre (1951), Malécot (1955, 1977 cité dans Racine, 2008) classe les consonnes de la plus antérieure à la plus postérieure : /p, b, m, w, ɥ, f, v, t, d, n, l, s, z, ʃ, ʒ, ɲ, j, k, g, ʁ/. Il postule que le schwa chute plus facilement lorsque les consonnes sont alignées, c'est-à-dire que les deux consonnes précédant le schwa et celle qui le suit vont du plus postérieure au plus antérieure, en terme du lieu d'articulation (Racine, 2008). Ainsi, le schwa aura plus tendance à chuter dans "fortement" (Malécot, 1955, 1977, cité dans Racine, 2008 : 29) où le mouvement de la langue se fait de l'arrière (/r/, /t/) à l'avant (/m/) de la bouche, que dans

"cambrement" (Malécot, 1955, 1977, cité dans Racine, 2008 : 29) dont la langue part de l'avant (/b/) à l'arrière (/r/) avant de revenir vers l'avant (/m/) de la bouche. Quant à Fouché (1958, cité dans Racine 2008), l'auteur constate que dans les groupes de consonnes /nj/ ("venions"), /lj/ ("atelier") et /ʁj/ ("seriez"), le schwa se maintient plus facilement lorsqu'il est précédé d'une seule consonne.

Delattre (1951) ajoute également que le schwa se maintient lorsqu'il est suivi d'une paire /ʁj/, quelles que soient les consonnes qui le précèdent.

Enfin, comme Hansen (1994) et Racine et Grosjean (2002) le mentionnent, la fréquence lexicale joue également un rôle dans le maintien et la chute du schwa. Dell (1951) observe que le schwa tend à se maintenir dans "les mots peu courants ou d'usage littéraire" (Dell, 1951 : 229 ; Hansen, 1994 : 30 et Racine, 2008 : 114). Cette observation suppose donc que plus un mot est fréquemment employé, plus le schwa aurait tendance à tomber (Racine, 2008). Cette hypothèse est confirmée notamment dans les travaux de Racine et Grosjean (2002) et de Liégeois (2016), montrant un effet de la fréquence d'usage sur la chute du schwa dans les productions de locuteurs natifs.

Ainsi, Racine et Grosjean (2002) ont examiné différents facteurs – dont le facteur de la fréquence lexicale – influençant la chute du schwa en syllabe initiale de mot (ex. "fenouil", "fenêtre"). Afin d'examiner cela, les chercheurs ont tout d'abord demandé à 16 locuteurs francophones natifs de raconter une histoire25 contenant 66 substantifs avec un schwa en syllabe initiale de polysyllabe.

Cette première partie consistait à calculer le taux de chute (en pourcentage) du schwa dans chaque substantif chez les 16 locuteurs natifs en production semi-spontanée. Dans la deuxième partie de

25 Il s'agit d'une production semi-spontanée. Avant leur récit, chaque participant disposait de quelques minutes pour prendre connaissance d'un texte inventé pour cette expérience (Racine et Grosjean, 2002). Les auteurs ont inventé ce texte en intégrant les 66 substantifs avec un schwa en syllabe initiale. Après 10 minutes, les enquêteurs récupèrent le texte et demandent aux participants pour de raconter l'histoire en utilisant, dans la mesure du possible, les mêmes mots que ceux utilisés dans le texte.

leur recherche, Racine et Grosjean (2002) ont demandé à 14 locuteurs francophones26 d'évaluer la fréquence d'utilisation des 66 substantifs sur une échelle de 1 (= très peu fréquent) à 7 (= très fréquent). Ensuite, pour chaque mot, la moyenne des 14 locuteurs a été calculée. Racine et Grosjean (2002) ont comparé les deux résultats – le taux de chute du schwa dans les 66 substantifs chez les 16 locuteurs et le degré de fréquence évalué par 14 autres locuteurs – et ont observé qu'il y a effectivement une corrélation entre la chute du schwa et la fréquence lexicale : plus un mot est considéré comme fréquent (ex : "semaine") plus le schwa tend à chuter, moins le mot est perçu comme fréquent (ex : "chenil") plus le schwa est maintenu (Racine et Grosjean, 2002). Ainsi, Racine et Grosjean (2002 : 312) concluent comme suit : "la fréquence lexicale d'un mot avec E caduc semble bien avoir une certaine importance sur la manière de le produire, avec effacement ou sans".

L'étude de Liégeois (2016) s'intéresse également à l'influence de la fréquence lexicale, et plus précisément à l'influence sur la production du schwa des clitiques. Son corpus est constitué d'interactions familiales en situation naturelle, c'est-à-dire sans la présence de l'enquêteur. Il s'agit donc d'interactions spontanées et enregistrées par les participants eux-mêmes. Les participants sont 3 couples (6 individus) qui avaient pour consigne, d'enregistrer pendant environ 1 heure leurs conversations en famille au quotidien, et ceci pendant une semaine (Liégeois, 2016). Le chercheur a ensuite répertorié toutes les collocations "clitiques + X" employées au cours des interactions enregistrées, puis il a sélectionné les collocations qui ont été répétées au moins cinq fois. Il a ainsi obtenu 70 collocations "clitiques + X" différents. Comme chez Racine et Grosjean (2002), Liégeois (2016) examine tout d'abord le taux de chute du schwa relevé chez les 3 couples. Ensuite, il calcule deux mesures pour chacune des collocations sélectionnées : la fréquence d'usage et le taux de chute du schwa dans les clitiques. Le résultat montre le même schéma que ce que Racine et Grosjean (2002) ont obtenu. Liégeois (2016 : 254) conclut ainsi qu'il y a "un effet de la fréquence d'usage de la collocation sur le taux d'élision du schwa".

Nous avons ainsi vu, à travers les différentes théories, que la stabilité du schwa dépend de nombreux facteurs linguistiques tels que : le nombre de consonnes entourant le schwa, la position syllabique du schwa et la nature des consonnes environnantes. Par ailleurs, le schwa semble aussi sensible à la fréquence lexicale, comme les travaux de Racine et Grosjean (2002) et de Liégeois (2016) le montrent : plus l'élément lexical est fréquemment utilisé dans les discours, plus le schwa tend à s'effacer. Cependant, bien que ces facteurs linguistiques décrivent le schwa dans différentes

26 Ces 14 locuteurs francophones n'ont pas participé à la première partie de la recherche qui consistait à raconter une histoire.

situations, ils ne suffisent pas, comme souligne Racine (2008 : 73), à "rendre compte du comportement du schwa en français" et de ce fait "le champ de recherche a dû être élargi". Nous allons donc maintenant nous intéresser à d'autres facteurs investigués à une dimension plus large qu'à l'échelle segmentale.