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m ise en scène eT valeur TerriToriales E n définissant une métaphore de transaction basée sur le concept de valeur

2.2.2. Scène symbolique

La scène symbolique est une dimension de l’espace territorial abstrait qui constitue la scène territoriale. À travers l’opinion, les valeurs sont exprimées sur la scène symbolique. La scène symbolique est le lieu constructiviste d’un point de vue théorique ; là où les discours participent à la construction de la réalité. Dans le prolongement des valeurs socio-culturelles identifiées chez Dewey, on parle ici d’opinion en référence à la « valeur-opinion » d’Orléan (Orléan, Diaz-Bone, 2013), pour qui cette dernière s’oppose à la valeur-substance. La valeur-opinion concerne les connaissances sociales de manière large – le potentiel de communication et d’interaction avec d’autres. L’opinion des acteurs devient le registre qui permet l’interprétation des objets et leur valuation [prize], dans un processus individuel et collectif. La scène symbolique repose sur l’idée de public, un public dont l’existence dépend des mobilités. Au début du xxe siècle, Tarde (2006 [1901]) identifie un lien social nouveau35, intrinsèquement lié à une société démocratique, qui rend possible un lien entre deux individus isolés géographiquement (et également d’un point de vue familial, du point de vue de la position sociale, etc.) : le partage d’une opinion. Tarde s’intéresse également à ce qu’il nomme la « psychologie des foules » (qu’il reprend de Le Bon, mais, au contraire de celui-ci, en considérant le public comme actif) qui concerne – en caricaturant – le pendant « inconscient » de l’opinion. Nous retenons ici la nature individualiste de cette nouvelle réalité sociale, où le collectif peut, contrairement à la communauté, se décliner de manière abstraite et néanmoins pertinente.

Pour Bettex (1913), écrivain local, « deux éléments ont concouru à la prospérité de Montreux : la nature et la littérature » (p. 113). La valeur symbolique du territoire est révélée par des étrangers, entre la fin du xviiie siècle et le début du xixe siècle, et en

33 Cet exemple n’a pas de dimension strictement ethnographique. Voir chapitre 3, point 3.1.2.

34 L’altitude au bord du lac Léman à Montreux est de 390 m, et de 2042 m au sommet des Rochers-de-Naye.

35 « Il n’y a pas de mot, en latin ni en grec, qui réponde à ce que nous entendons par public. » (Tarde, 2006

particulier le paysage alpin constitué en tant que référence du « beau » (Walter, 2005), en l’occurrence notamment par Jean-Jacques Rousseau, avec La Nouvelle Héloïse36

(1761), et Lord Byron, avec The Prisoner of Chillon37 (1816). L’enjeu économique ici est que la valeur-substance des services de la pinte de Dufour est dépassée grâce à la valuation symbolique du lieu dans lequel ces transactions prennent place.

D’un point de vue territorial, l’explosion des mobilités, dès le début du xixe siècle dans certains territoires, a suscité des échanges économiques jusqu’alors inédits. Les mobilités « industrielles », puis les « nouvelles mobilités » se sont étendues à l’ensemble des territoires. En 150 ans, la disponibilité de l’information a considérablement évolué, en particulier durant les dernières décennies avec le développement des NTIC. Mais si l’instantanéité a rejoint le temps-horloge pour mieux dépasser le temps vécu, pour quelques territoires et individus, le principe est resté le même. La différence tient uniquement au type et au nombre des individus concernés. Il y a un siècle, la plupart des individus ne se préoccupaient pas de voyager pour leur agrément, ou, pour prendre un autre exemple, de consommer une marque d’eau minérale spécifique : ils consommaient l’eau disponible en tant que bien propre à leur communauté, n’avaient probablement pas connaissance de l’existence-même du concept d’eau minérale et de marques commerciales pouvant pratiquer le commerce de l’eau. Cependant, quelques individus étaient concernés : les membres de la classe de loisir (Veblen, 1970 [1899]). La plupart probablement connaissaient Zermatt (du moins le Cervin), ou Montreux, en tant que destinations. Cette connaissance pouvait même aller jusqu’à savoir que Montreux était une station climatique, réputée pour son eau qui pouvait être consommée sur place mais également en bouteille38. Le produit ou la destination fait sens pour le consommateur ; sémiotiquement, le signe de l’opinion est le produit ou la destination elle-même. Économiquement, c’est l’accès à l’information de l’existence de l’eau minérale, ou de la destination, qui permet la transaction. Mais la qualité est valuée par les individus : la consommation d’eau minérale de Montreux est plus ou moins bénéfique pour la santé, prestigieuse, etc. Les opinions s’échangent à propos des destinations, des eaux minérales, etc., mais les références ne sont pas universelles : les propriétés médicinales de l’eau seront retenues par certains, le prestige pour d’autres, et selon ces différentes valeurs socio- culturelles, les différentes destinations ou eaux minérales resteront objectivement incomparables.

Au niveau économique et territorial, la croissance de l’entreprise ou de la desti-nation dépend entre autres des effets d’opinion : « Le désir n’émerge en effet qu’à

36 Roman épistolaire dont l’action se déroule à Clarens (hameau de Montreux). En 1730, Rousseau avait

séjourné aux alentours de Vevey (ville voisine) chez Mme de Warens.

37 Récit inspiré du destin de François Bonivard (1496-1570) emprisonné dans les cachots du château de

Chillon par le duc de Savoie entre 1530 et 1536.

38 En 1899, on compte trois fabriques d’eaux gazeuses ordinaires à Montreux : J. Allamand, Gianetti frères

et Messager frères. En 1884 13 271 bouteilles sont vendues, en 1890 128 597, en 1895 231 941, et en 1899 300 000, exportées vers la France et vers l’Angleterre (Rapport du Cercle de Montreux, Statistique indus-trielle et commerciale, 1899, S3, Archives de Montreux).

l’intérieur d’un système d’activités ou d’énergies interreliées qui le précède » (Dewey, 2011, p. 151). Dans le cas du tourisme, ce phénomène d’effet d’opinion est une évidence (Larsen et al., 2007). La pratique s’inscrit théoriquement dans le « regard collectif » (« collective gaze ») (Urry, 1990), jusqu’aux excès dénoncés du tourisme de masse (chapitre 1, point 1.3.). Un groupe d’individus qui ne partagent pas de liens d’appartenance à une communauté ou à une vicinité commune, partagent la connaissance de l’eau minérale de Montreux, ou du Cervin, comme ils partagent d’innombrables connaissances qui les constituent en « classe de loisir » pour l’époque. Aujourd’hui, dans un contexte postindustriel, on parle de communautés de consom-mateurs, qui se constituent d’elles-mêmes (les groupes d’amateurs par exemple). Le processus de valuation est identique, un embryon d’économie postindustrielle existait d’ores et déjà au commencement de la révolution industrielle, mais ne devient un phénomène désigné comme tel qu’à partir du moment où cette économie concerne la plupart des transactions.

Dans la situation de la pinte de Dufour devenant Pension du Cygne, divers acteurs se trouvant sur place ont des opinions qui peuvent ou non converger selon les connaissances disponibles et mobilisées dans le cours des transactions. Par rapport aux bateliers, les touristes en séjour ont des attentes différentes. Les aubergistes et les touristes s’accordent39 sur une valeur d’échange plus élevée du service : le service « vaut plus » que ses propriétés substantives.

Dans un contexte socio-économique mobile, une opinion partagée est un lien de confiance créé sans la dimension de la « vicinité »40 communautaire. Dans ce sens, on partage le point de vue de Chantelat, pour qui « les relations marchandes sont des relations individuelles et impersonnelles dans le sens où la confiance ne repose pas sur la connaissance de la personnalité d’autrui. Le savoir sur l’autre concerne sa personne au sens de persona, c’est-à-dire la face qu’elle se construit en public, sa présentation, ses apparences extérieures, sa façade personnelle et non sa personnalité » (Chantelat, 2002, p. 534). Pour nous, cet espace de coordination se rattache au concept de sphère publique chez Habermas. Le concept est intéressant parce qu’il permet de comprendre la naissance du phénomène d’opinion déjà évoqué plus haut dans le cadre de l’apparition de la sphère publique bourgeoise, qui consiste schématiquement en l’avènement du libéralisme politique et du libéralisme économique.

Historiquement, l’espace public se dessine via l’émergence du privé au xviiie siècle surtout : la « société civile », « en tant que domaine de l’autonomie privée », s’oppose

39 Le ton utilisé ici est affirmatif dans la mesure où c’est ce que l’on conclut, par déduction et après

consul-tation de diverses sources (chapitre 3, point 3.1. « Méthodologie »).

40 Bell et Newby (1976) développent la notion de communauté dans trois sens différents : la vicinité concerne

la co-présence d’individus constituant un peuple, sans que rien ne préjuge de la qualité des rapports sociaux ; le système social local qualifie les interrelations entre groupes sociaux et institutions ; la communion touche aux liens personnels étroits, ainsi qu’au sens d’appartenance des membres.

à l’État (monarchique) (Habermas, 1997 [1978], p. 23). Cet espace public est « la sphère des personnes privées rassemblées en un public » (p. 38). À l’époque du mercantilisme, les économies nationales se constituent via les pouvoirs monarchiques. Progressivement, l’« économie urbaine »41 s’étend au cadre national. Les nouveaux bourgeois ne sont pas les anciens issus des corporations qui avaient pu être intégrés à la cour : socio-économiquement, la ville se développe face à la cour. Or les « personnes privées » de la ville sont exclues de la participation au « pouvoir public » de la cour, par qui transite également l’ensemble des informations « publiques »42. Le public bourgeois revendique la « sphère publique bourgeoise » et s’oppose sur l’usage public du raisonnement (voir infra). L’opinion résulte d’une appréciation découlant d’un raisonnement dans le cadre public, lorsque l’opinion publique est considérée comme l’ensemble (consensuel ou divisé) de ces opinions.

Une opinion se forme dans l’usage public du raisonnement ; l’opinion publique dépend donc des institutions qui ont permis cet usage en facilitant les mobilités qui se sont développées différemment selon les pays (en France, en Angleterre et en Allemagne). Mais ici, en amont de ces détails historiques, c’est la sphère publique bourgeoise en tant que concept sociologique et institution qui nous importe. Politiquement, toujours par opposition au pouvoir monarchique, il s’agit de l’avènement du principe de publicité des débats parlementaires. Elle est la condition à ce que le public soit un public éclairé. Elle est ce qui permet de distinguer l’opinion publique de l’« esprit général », qui ne partage pas les mêmes repères, où on ne peut identifier par exemple de leader d’opinion. Par ailleurs, il s’agit de l’opinion publique qui se développe à travers la sphère publique littéraire, dans les Salons (en France et en Angleterre), dans une dynamique opposée à l’arbitraire de l’espace public « de représentation » de la cour. Habermas évoque à ce sujet un « marché des sujets de discussion » (Habermas, 1997 [1978], p. 48), où les opinions se font concurrence.

Le raisonnement est le fondement de la sphère publique bourgeoise face à l’arbi-traire monarchique. De ce point de vue, cette notion de seul raisonnement se recoupe avec une lecture statique de notre schéma (figure 20). Chez Habermas, le monde vécu n’existe qu’en ce qu’il ouvre des possibilités d’actions (le concept d’agir communicationnel – moyens de penser la possibilité de l’émancipation). Autrement dit, l’expérience ontologique n’est pas considérée comme partie intégrante de l’action : les individus dont il est question évoluent dans « l’espace public », c’est-à-dire – comme en général dans les théories sociologiques (chapitre 3, point 3.1.) – dans un espace symbolique. Dans cet espace, la dimension existentielle des individus n’est pas problématisée au sens de leur « appartenance à une classe sociale » (d’où le concept

41 Habermas se réfère ici à Heckscher (1932).

42 « À côté des décrets et des avis concernant “la police, le commerce et les manufactures”, on publiait les

cours du marché des fruits, les taxes grevant les produits de consommation courante, et, surtout, les prix indicatifs des produits du pays ou des produits d’importation, avec, en outre, les cours des places bour-sières, ainsi que des informations sur les échanges en général, et des rapports sur le niveau des eaux, etc. »

de « monde vécu »), mais au sens littéral de leur ancrage sur le terrain – la dimension concrète – qui reste fondamentalement et au-delà de considérations géographiques, un enjeu épistémologique majeur. Dans cette métaphore du processus transactionnel, comme dans le processus de valuation, l’expérience existentielle et ontologique de l’ancrage est indissociable du processus rationnel. Cependant, la subjectivité n’est pas pour autant exclue de l’espace public bourgeois. Au contraire, la part intime du domaine privé est corrélative du public. L’avènement de la bourgeoisie, c’est celle de la sphère privée, au niveau familial comme au niveau économique. Pour Habermas, par exemple, l’installation en ville de la noblesse constitue l’avènement de la sphère privée au sens de l’intimité familiale, qui précédemment n’existait que publiquement sous la forme de la représentation (dans la société de cour). Habermas parle de la dialectique spécifiquement bourgeoise de l’intériorité et de la publicité. La sphère publique est donc dotée d’un caractère à la fois privé et critique, à l’intersection du domaine privé d’une part (la société civile, l’échange de marchandises, le travail, ainsi que la famille restreinte – « l’intelligentsia bourgeoise » [Habermas, 1997 [1978], p. 41]), et de l’État d’autre part, c’est-à-dire le pouvoir public et la cour. Le libéralisme économique se confond ainsi avec le libéralisme politique. « La sphère publique n’acquiert de fonction politique effective qu’à partir du moment où elle transforme les bourgeois, comme agents économiques, en citoyens, afin qu’ils accordent leurs intérêts respectifs, c’est-à-dire les généralisent et les fassent valoir efficacement devant le pouvoir, de telle manière que le pouvoir d’État se transforme en médium d’auto-organisation de la société » (Habermas, 1997 [1978], p. XI).

Les implications sociales de cette collusion des libéralismes (les marges de manœuvre des individus dans cette sphère publique bourgeoise) seront traitées plus loin dans cette thèse (parties II, III et conclusion). On retient théoriquement de la sphère publique bourgeoise que l’opinion se forme via la presse et les Salons notamment, via l’usage du raisonnement et en opposition à l’arbitraire monarchique, mais que la dimension politique de ces revendications est liée aux revendications d’un libéralisme économique. Par rapport à la métaphore de transaction, on parle de « publicisation » (mouvement de droite à gauche au haut de la figure 20) au sens où il y a rationalisation de la valeur du bien ou du service, en fonction de son usage concret, mais également au regard de sa valeur symbolique. La publicisation est parallèle à la tarification (bas de la figure 20) : quantitativement, c’est l’effet d’offre et de demande qui entre en jeu, mais qui reste dans le même temps dépendant de son encastrement avec l’opinion. Les institutions dans l’économie de marché sont issues des législations élaborées dans la sphère publique bourgeoise. C’est au travers des institutions issues de la sphère publique bourgeoise que les acteurs font société (Gesellschaft).

Aujourd’hui, l’espace de coordination sur la scène symbolique est beaucoup plus vaste : les mobilités dans cet espace ont considérablement évolué. Au début du xxe siècle, Tarde identifie l’importance de ce phénomène : « Mais le public est indéfiniment extensible, et comme, à mesure qu’il s’étend, sa vie particulière devient

plus intense, on ne peut nier qu’il ne soit le groupe social de l’avenir » (Tarde, 2006 [1901], p. 15). Ainsi, comme pour Habermas, la « sphère publique bourgeoisie » est ici mobilisée comme une catégorie caractérisant une époque déterminée, mais le principe sur lequel elle a pris son essor politique et économique est resté sociologiquement pertinent de manière plus large. Plutôt qu’un groupe social, la sphère publique, en tant que sphère de la communication et espace de la pratique de la rationalité, est la condition de la constitution de groupes sociaux qui permet de dépasser les frontières privées de la communauté (Gemeinschaft) tout en préservant les libertés individuelles et la subjectivité : c’est à ce principe complexe que le concept de scène symbolique fait référence.