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3.2.3. L’entre-deux-guerres et l’immédiat après-guerre

La littérature est unanime (Heiss, 2004) à reconnaître que la situation des stations touristiques – et du tourisme en général – est très différente avant et après 1914, notamment en ce qui concerne la demande. On peut dire que jusque-là, elle n’avait que peu évolué, entre les premiers voyageurs arpentant le continent européen dans le cadre du Grand Tour (Boyer, 2000) et les touristes issus de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie à l’aube du xxe siècle.

Le déclenchement de la Grande Guerre constitue une épreuve difficile pour de nombreux territoires dont le développement est dépendant du tourisme. Les consé-quences de la guerre pour les offreurs sont diverses. Les dettes s’accumulent, rendant difficile la poursuite des investissements dans les infrastructures tels qu’on les observait auparavant. Cette situation conduit la Confédération à intervenir : en Suisse, une autorisation officielle est nécessaire, à partir de 1915, pour la construction d’un

66 On pourrait insister sur d’autres aspects, par exemple le développement massif des agences de voyages et

nouvel hôtel ; on instaure une politique contractuelle des prix ; on fonde l’Office national suisse du tourisme (ONST, en 1917-1918) et en 1921, la Société fiduciaire hôtelière67. Les autorités fédérales interviennent également en fixant des moratoires afin de protéger les débiteurs, transforment des dettes à court terme en dettes à long terme, fixent des taux d’intérêt variables en fonction du résultat de l’exercice, etc. (Bridel, 1970). Sur les bases de la glorieuse période ayant précédé la guerre, la conjoncture reprend durant les Années Folles, au point que les discussions portent désormais sur les prix maxima à appliquer, alors que depuis 1917 la Société suisse des hôteliers avait lutté contre l’érosion des prix, dans des tentatives toujours plus difficiles de renforcement du cartel. Comme ce sera le cas également durant la Seconde Guerre mondiale, l’enjeu pour les stations consiste à capter la clientèle suisse. Le slogan « Prenez des vacances, créez des emplois ! »68 (Humair, 2011a) est ainsi mis en place pour encourager le tourisme indigène.

À partir de 1921 et l’entame de l’action de la Société fiduciaire de l’hôtellerie suisse (SFHS), la Confédération est régulièrement sollicitée. Elle débloque 2,5 millions de francs pour la mise sur pied de la SFHS, puis rapidement 5 millions de francs supplémentaires, 3 millions de francs en 1924. Avec le débat sur la loi sur la création et l’extension d’entreprises hôtelières, l’interdiction de construire de nouveaux hôtels (hotelbauverbot) de 1915 est un enjeu majeur, de même que l’appui financier de l’État par le biais de la SFHS. L’ordonnance de 1915 élargit le débat au-delà du secteur touristique, puisque certains (dont les entrepreneurs) dénoncent cette interdiction comme une entrave à la liberté du commerce. Mais le lobby hôtelier a ses défenseurs, en particulier les banques qui ont particulièrement investi durant la Belle Époque. La Banque cantonale vaudoise (BCV) elle-même estime, par exemple, que « la situation dans laquelle se trouve l’hôtellerie justifie pleinement de limiter le libéralisme » (Narrindal, 2012, p. 59). Le texte de 1924, moins restrictif, est ainsi rendu conforme à la Constitution, en permettant une interprétation large des articles. Pour justifier cette entorse au libéralisme, on qualifie la loi de « pratique » et non de « philosophique ». La décennie allant de 1914 à 1924 marque ainsi un tournant dans l’histoire du secteur touristique suisse, qui entretient désormais des relations privilégiées avec l’État.

La révolution russe de 1917 va d’autre part constituer un événement majeur. Durant l’entre-deux-guerres, on observe non seulement l’absence de la noblesse russe, mais proportionnellement le poids grandissant de la bourgeoisie, puis successivement des employés, et enfin des classes populaires. Le temps des loisirs ne dépend plus de l’appartenance à une classe sociale, mais se définit par opposition au temps de

67 La société sera dissoute en 1931, puis reconstituée en 1932, et fusionnera finalement en 1966 avec la

Coopérative suisse de cautionnement pour l’hôtellerie saisonnière, pour constituer la Société suisse de crédit hôtelier. La Société suisse des hôteliers avait été créée en 1891. Elle a par exemple lancé une « Action pour l’assainissement technique d’hôtels et de stations touristiques » entre 1943-1944 (Lüthi-Graf, 2006).

travail. En d’autres termes, on assiste au développement des vacances69. C’est d’ailleurs à cette période, comme on l’a noté plus haut, que le terme « tourisme » acquiert une pertinence générale : même si les définitions institutionnelles divergent70, le phénomène est connu de tous, et potentiellement identifiable par chacun. Entre l’hégémonie de la classe rentière et l’avènement de la classe ouvrière comme consommatrice de loisirs après-guerre71, c’est toute la bourgeoisie qui vient gonfler la demande potentielle des stations.

Durant cette période, les pratiques elles-mêmes sont en évolution. Dans le sillon de l’hygiénisme, mais aussi dans celui de l’alpinisme72, il faut compter surtout l’essor du sport, dans toute sa diversité. De plus, la clientèle bourgeoise qui accède aux loisirs est principalement mobilisée par une logique de mimétisme de classe (Veblen, 1970 [1899]). Si on parle parfois de « révolution estivale » pour 1936 (selon l’expression d’Antoine Prost), on préfère plutôt garder ici l’événement comme faisant date, tandis que dans les faits la révolution se joue, au niveau européen, sur une plus large période73. D’un point de vue quantitatif, la Suisse est jusque durant l’entre-deux-guerres la destination privilégiée des Européens74, avant que l’Italie ne le devienne en 1935. Cependant, la Confédération conserve durant cette période entre 19 % et 23 % de l’ensemble des flux européens de touristes.

La masse populaire investit donc les stations dans cette logique régie par une stratification sociale en mouvance, doublée par une émancipation individuelle signifiée notamment par la pratique sportive. À ce niveau, la demande se fait alors hivernale également. Si les séjours d’hiver sont inventés dès 1890, leur importance reste encore marginale. Ils prennent véritablement leur essor durant la seconde partie des années 1930, avec la création des premières remontées mécaniques.

69 Pour Cuvelier (1998), au-delà du temps libre, le tourisme est issu d’un ordre social nouveau articulé autour

de la notion de travail.

70 Pour un état des lieux des divergences, voir par exemple Py (2013).

71 On peut noter entre-temps la date de 1936, qui voit la création des congés payés en France (600 000

ouvriers partent en vacances, 1,8 million en 1937).

72 D’après Giudici (2000), on peut interpréter l’essor des sports dans le sillon de l’alpinisme en raison de

la nature démocratique de ce dernier, qui permet l’exploit individuel, par opposition aux « jeux

aristocra-tiques » (les tournois, la chasse, l’équitation, etc.).

73 En France, en 1950, le taux de départ en vacances était de 15 %, en 1964 de 44 %, et jusqu’à 65 %, voire

75 % selon les modes de comptage entre 1964 et 1999. En 2008, les touristes internationaux représentent 13 % de la population mondiale (chiffres MIT, 2002). Vellas (2007) parle d’arrivées de touristes internatio-naux passées de 69 millions en 1960 à 808 millions en 2005. 80 % du tourisme international concernent des flux touristiques intra-régionaux (par exemple intra-européen), tandis que l’Europe capte à elle seule 54,9 % des arrivées mondiales.

3.2.4. L’âge d’or (1955-1985)

Le mouvement de popularisation du tourisme s’intensifie après la Seconde Guerre mondiale, grâce aux nouvelles opportunités économiques des Trente Glorieuses. Au cours de cette phase se forme le tourisme de masse. Les « couches inférieures » de la société (Unterschicht) en sont pour la première fois pleinement partie prenante. On observe également la multiplication des destinations touristiques, répondant aux attentes des nouveaux consommateurs en mettant en avant les « 3 S » : sea, sand, sun. Le nombre de territoires concernés par le tourisme était faible entre 1850 et 1950. Par exemple, juste après la guerre, en 1947, 84 communes françaises seulement recevaient plus de dix touristes, et leur nombre total était inférieur à 20 000 (Hoerner cite Duchet [1949])75.

Comme à l’époque du développement des chemins de fer, le développement de l’aviation modifie considérablement le tourisme. Les débuts du transport aérien pour les touristes remontent à la fin des années 1920. Durant l’après-guerre, des changements importants permettent de nombreuses améliorations, en termes de confort (moins de bruit), et de rapidité, par exemple avec des appareils tels que le Boeing 707 (1958), le Douglas DC-8 et le Havilland Comet 4 [GB] (Lyth, 2003).

La période des Trente Glorieuses revêt une importance fondamentale. On observe un basculement irréversible des effectifs concernés par rapport au siècle précédent, tandis que l’univers symbolique du tourisme s’associe définitivement à l’identité suisse. Bien que quantitativement le tourisme soit resté un « secteur » important dans l’économie helvétique, il n’a pas faibli. À partir de 1945, l’évolution de la demande touche la Suisse, et ses stations d’antan vont devoir s’adapter à une clientèle de plus en plus nombreuse et de plus en plus hétérogène. Le touriste d’agrément est désormais non seulement en quête de divertissement, comme la clientèle populaire des Années Folles, et par la suite, mais également en quête de modernité, tant d’un point de vue technique que du point de vue des valeurs socio-culturelles.

La confrontation pour les économies rurales s’est faite à un rythme et selon des modalités très différentes. Les stations créées ex nihilo ont été construites comme des espaces urbains, là où auparavant n’existait pas de système socio-économique territorial. D’un point de vue historique et territorial, l’arrivée du tourisme dans les zones rurales provoque divers changements. À l’évocation de cette évolution brutale, on imagine le cas français des stations créées ex nihilo, décrites notamment par Vlès (1996), comme Tignes ou Les Deux Alpes, par exemple. Les fortunes diverses des différents cas français76 montrent rétrospectivement que les réussites à long terme,

75 Désormais le nombre des territoires concernés par le tourisme devient important au point qu’il pose des

problèmes méthodologiques considérables pour répertorier ces territoires au niveau mondial (Antonescu, Stock, 2014).

76 Voir la typologie proposée par l’Équipe MIT (2005), qui repère quatre « générations » de stations alpines

en France : du type de Megève, adossée au village existant et inspirée par le régionalisme savoyard ; de Courchevel, d’où sera issue « l’école de Courchevel », bannissant les toits à deux pans ; La Plagne, station intégrée typique avec son urbanisation de type « grenouillère » ; et enfin du type Valmorel.

créatrices des plus fortes plus-values sont celles qui s’inscrivent avec une certaine continuité dans l’environnement local, que ce soit d’un point de vue architectural, urbain, politique, mais aussi économique et financier. Les projets issus du « plan neige » piloté par la capitale française et ayant pour ambition d’équilibrer la balance des paiements du tourisme hivernal, tout en contrant l’exode montagnard, ne sont en de nombreux points pas comparables aux cas suisses, du moins aux cas qui nous intéressent77. Pour chercher encore la comparaison entre nos trois cas et le contexte français, on peut citer le cas de Chamonix, malgré son profil exceptionnel.

Au regard du nombre de touristes accueillis proportionnellement au nombre d’habitants, la Suisse reste très performante, avec un chiffre deux fois plus élevé que celui de l’Autriche, deuxième dans ce classement. En 1964, la Suisse cédera sa place à l’Autriche. En 1955 encore, la Suisse rivalise presque avec la France en termes d’accueil d’étrangers : 3,7 contre 4 millions.