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Dans le Phédon, Platon souligne la nécessité de passer par le langage pour connaître les Idées171. Mais voulant effectuer une critique de la justesse des

168 Cf. J. GRONDIN, « Avant propos du traducteur », H.-G. GADAMER, Les chemins de Heidegger, Paris, Vrin 2002, p. 11.

169Jean Grondin souligne « qu’il était loin d’être débile de rappeler que Platon, en parlant

d’eidos, voulait d’abord attirer l’attention sur une régularité, ou un ordre qui transparaît dans le sensible, mais sans se réduire à lui. Assurément, Platon ne pensait pas aux lois de la nature newtonienne, mais il ne pensait pas non plus à des entités qui flotteraient bêtement dans un monde qui serait totalement coupé du nôtre, celui qu’a caricaturé Aristote […] ». (J. GRONDIN, Introduction à la métaphysique, Montréal, Presses de

l’Université de Montréal, 2004, p. 65.)

170J. GRONDIN, « Avant-propos », H.-G. GADAMER, Chemins de Heidegger, Paris, Vrin, 2002,

p. 11.

171 PLATON, Phédon, trad. Chambry, 99e-100a : « je crus devoir prendre garde à ne pas

éprouver ce qui arrive à ceux qui regardent et observent le soleil pendant une éclipse ; car ils perdent quelquefois la vue s’ils ne regardent pas son image dans l’eau ou dans un

mots afin de combattre les abus de langage de la sophistique, Platon montre dans le Cratyle qu’on ne peut partir des noms pour connaître les choses, car ils n’en sont que des images. « C’est déjà beau de reconnaître qu’il ne faut pas partir des noms, et qu’il vaut beaucoup mieux apprendre et rechercher les choses elles-mêmes en partant d’elles-mêmes qu’en partant des noms172. » Gadamer est ici particulièrement critique à l’égard

de Platon qu’il accuse de reculer devant le vrai rapport du mot et de la chose et de ne pas réfléchir au fait que l’opération de la pensée, que Platon considère lui-même comme un dialogue de l’âme avec elle-même, est liée à la langue : « Platon a dissimulé l’essence propre de la langue plus profondément encore que ne l’avait fait les théoriciens de la sophistique, qui avaient développé leur art en usant et en abusant de la langue173. » Il

serait peut-être moins lapidaire de dire comme Allan Bloom que « Socrate est persuadé que la parole reflète l’être, et qu’en même temps il y a, par- delà tous les malentendus, une compréhension qui est au-delà du langage

milieu semblable. L’idée d’un tel accident me vint à l’esprit et je craignis que mon âme ne devînt complètement aveugle, si je regardais les choses avec mes yeux et si j’essayais de les saisir avec un de mes sens. Je crus alors que je devais recourir aux principes [logoï] et regarder en eux la vérité des choses. Mais peut-être ma comparaison n’est-elle pas exacte de tout point ; car je n’accorde pas sans réserve qu’en examinant les choses dans leurs principes, on les examine plutôt dans des images que quand on les regarde dans leur réalité. Quoi qu’il en soit, voilà le chemin que j’ai pris. Je pose en chaque cas un principe, celui que je juge le plus solide, et tout ce qui me paraît s’y accorder, qu’il s’agisse de causes ou de toute autre chose, je l’admets comme vrai, et, comme faux, tout ce qui ne s’y accorde pas. » Gadamer traduit le mot logoï par « la manière dont nous parlons des choses » (wie wir von den Dingen reden) (H.-G. GADAMER, Plato : Texte zur Ideenlehre (texte grec, traduction, commentaire), Francfort, Klosterman, 1976, p. 21.)

172PLATON, Cratyle, 439b, trad. Dalimier. 173VM, p. 431; GW 1, p. 412.

et pour laquelle le langage n’est qu’un instrument174. » Il n’en reste pas

moins qu’il y a une tension entre un Platon métaphysicien et un Platon socratique. La question se pose de savoir si pour Platon la connaissance des Idées nécessite un renvoi aux mots ou si une contemplation silencieuse de celles-ci est possible. Certes, plusieurs passages de l’œuvre de Platon décrivent la vision directe de l’idée175. Mais dans le Banquet,

nous voyons Diotime douter de la capacité de Socrate à parvenir au terme de l’initiation érotique : « Mais la révélation suprême et la contemplation, qui en sont également le terme quand on suit la bonne voie, je ne sais si elles sont à ta portée176. » Gadamer y voit une hésitation de Platon devant

la possibilité d’une révélation soudaine de la beauté pour un mortel. Platon ne laisse jamais entendre que Socrate a eu une vision directe de l’Idée du Bien177. Même dans ses exposés les plus métaphysiques, Socrate

ne prétend jamais être certain de ce qu’il avance. Ce n’est pas sans raison

174 A. BLOOM, « L’échelle de l’amour », L’amour et l’amitié, trad. fr. P. Manent, Paris,

Fallois, 1996, p. 553-554

175Voir par exemple, PLATON, République, 516b : « il serait enfin capable de discerner le

soleil, non pas dans ses manifestations sur les eaux ou dans un lieu qui lui est étranger, mais lui-même en lui-même, dans son espace propre, et de le contempler tel qu’il est. » (trad. Leroux) ; PLATON, République, 490a-b, trad. Leroux : « celui qui est animé du véritable amour du savoir est naturellement disposé à lutter pour atteindre l’être, et que sans s’attarder sur chacun des nombreux objets particuliers qui n’existent qu’en apparence, il va de l’avant, il ne faiblit pas, et son amour n’a de cesse qu’il n’ait saisi l’être de chaque nature en elle-même, par cette partie de son âme qui est apte à entrer en contact avec cette réalité – et cette aptitude de l’âme lui vient de sa parenté avec cette réalité – ; et que, s’étant approché de cette réalité, s’étant réellement uni à l’être, ayant engendré intellect et vérité, il connaît, il vit et il se nourrit véritablement. » ; PLATON,

Banquet, 211b, trad. Brisson : « [La Beauté] lui apparaîtra en elle-même et pour elle-même, perpétuellement unie à elle-même dans l’unicité de son aspect. »

176PLATON, Banquet, 209e-210a, trad. Brisson.

que Diotime, dans le Banquet, n’est pas certaine que Socrate soit capable de parvenir à la révélation suprême178.

[I]l y a de quoi se demander pour quelles raisons Diotima se met finalement à douter de son aptitude à suivre ses idées jusqu’au bout. Le Socrate platonicien doute-t-il à la fin de lui- même et de l’ascension vers le beau qui apparaît comme une révélation soudaine dans toute intuition, complètement pure et unifiée, ou Socrate est-il pour ainsi dire poussé ici au-delà de lui-même ? Ceci résonne comme un pas fait en direction de l’ontothéologie, un pas que fera le physicien Aristote, par lequel il est devenu le fondateur de la méta-physique, l’ancêtre de la scolastique chrétienne, et enfin le précurseur du monde moderne des sciences179.

Si Gadamer voit dans la révélation de la beauté absolue dans le Banquet une préfiguration de l’ontothéologie, cela explique ses réticences à admettre la séparation des Idées et des apparences, car ce serait rechuter dans la métaphysique qu’a si vivement critiquée son maître Heidegger. Autrement dit, cela serait une négation de la finitude. Gadamer souligne les doutes de Diotime quant à la possibilité pour Socrate de voir directement l’Idée du Beau pour suggérer que Platon lui-même aurait hésité devant l’ontothéologie. Cependant, que Socrate, inspiré par la beauté des jolis garçons, engendre des discours sur la modération et la justice, cela reste possible malgré la finitude humaine180.

Pour comprendre en quoi consiste la contemplation des idées, Gadamer interprète Platon à partir de Plotin :

178 PLATON, Banquet, 209e-210a, trad. Brisson : « Mais la révélation suprême et la

contemplation, qui en sont le terme [de l’initiation aux mystères d’Éros] quand on suit la bonne voie, je ne sais si elles sont à ta portée. »

179H.-G. GADAMER, « Platon portraitiste » [1988], J. BORREIL et J. POULAIN(dir.), Lieux et transformation de la philosophie, Saint-Denis, Presse universitaire de Vincennes, 1991, p. 32; GW 7, p. 241.

180PLATON, Banquet, 209e, trad. Brisson : « Voilà sans doute, Socrate, en ce qui concerne

[Platon] a montré que dans le sensible tel qu’il se montre, on devait toujours retirer quelque chose par le regard et contempler en quelque sorte son être véritable. Il faut entendre ici le terme « contempler » au sens actif qu’a le terme théorein chez Plotin, où l’on place quelque chose devant les yeux en y pensant181.

Plotin écrit en effet que « ce qui en moi contemple produit un objet à contempler; ainsi les géomètres tracent des figures en contemplant. Mais moi, je n’en trace aucune; je contemple, et les lignes des corps se réalisent, comme si elles sortaient de moi182. » Pour illustrer cette vision authentique

de l’être, il faut penser au fait que pour bien comprendre ce qu’est, par exemple, un cercle, il faut en quelque sorte voir au travers le cercle toujours imparfait tracé au tableau pour arriver à penser le véritable cercle mathématique. Une fausse vision de l’être serait de confondre la figure sensible avec le cercle mathématique que l’on doit voir au travers le cercle de craie183. Le cercle véritable se donne au travers le cercle sensible. Toute

la nature est contemplation dans la mesure où elle est manifestation de l’être :

Avec ce mot nous décrivons quelque chose de diamétralement opposé à la science de la nature et aux disciplines scientifiques modernes. Je veux dire que Plotin, dans son analyse de la nature, au sens de Aufgehen, pense à l’éclosion en soi et par soi, une formule qui n’a rien à voir avec la science naturelle : il a à l’esprit la nature dans sa source pure, pas celle qui est fait l’objet de la science sous toutes ses formes et dans toutes ses lois. Cet enfouissement dans la phusis, dans l’éclosion, pour

181H.-G. GADAMER, « Le retour au commencement » [1986], Les chemins de Heidegger, trad.

J. Grondin, Paris, Vrin, 2002, p. 261; GW 3, p. 409-410.

182PLOTIN, Ennéade III, 8, trad. Bréhier.

183H.-G. GADAMER, « Le retour au commencement » [1986], Les chemins de Heidegger, trad.

Plotin, devient le modèle de l’expérience de l’être en général, un archétype métaphysique184.

Pour Gadamer cette expérience de l’être à travers le sensible constitue la véritable essence du langage : « lorsque nous pensons et que nous parlons l’un avec l’autre, nous regardons aussi à travers tout ce qui est dit pour "contempler" quelque chose qui ne se trouve pas dans les mots185»

La contemplation des Idées a toujours lieu dans et par le discours. D’après Gadamer la palinodie de Socrate dans le Phèdre est un exemple d’anamnèse qui a réussi. Le discours mythique de Socrate est comme la révélation d’une vérité enfouie. La très longue définition de la contrefaçon du sage qui se trouve à la fin du Sophiste, est également une anamnèse qui réussit car elle nous révèle en négatif l’être du philosophe en faisant apparaître tout ce qu’il n’est pas186. Il est donc faux de dire que le jeune

garçon du Ménon découvre entièrement par lui-même que le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. C’est son dialogue avec Socrate qu’il l’a amené à voir ses erreurs et conduit sur le chemin de la vérité :

184 H.-G. GADAMER, « Plotino », Il cammino della filosofia, Rai Educationnal, 2000 : « Con

questa parola descriviamo qualcosa di diametralmente opposto rispetto alla scienza della natura e alle moderne discipline scientifiche. Voglio dire che Plotino, con la sua analisi della natura, intesa come "Aufgehen", pensa allo "schiudersi in sé e per sé": una formulazione che non ha niente a che vedere con le scienze naturali: egli ha in mente la natura nel suo puro scaturire, non quella che viene indagata dalla scienza in tutti i suoi fenomeni e in tutte le sue leggi. Questo sprofondare nella fìsis, nello "schiudersi", diviene per Plotino il modello per l'esperienza dell'essere in generale, diventa un archetipo metafisico. »

185H.-G. GADAMER, « Le retour au commencement » [1986], Les chemins de Heidegger, trad.

J. Grondin, Paris, Vrin, 2002, p. 261-262; GW 3, p. 410.

186H.-G. GADAMER, « Le retour au commencement » [1986], Les chemins de Heidegger, trad.

Lorsque Platon introduit la doctrine de l’anamnèse dans son œuvre littéraire, il le fait en mettant en scène un entretien entre Socrate et un garçon où celui-ci apprend que le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. Le novice comprend souvent cette mise en scène du Ménon comme si elle voulait dire que le garçon pouvait atteindre une telle connaissance sans l’aide de Socrate puisqu’il s’agirait d’une simple « réminiscence ». C’est une erreur. C’est que Socrate agit ici aussi comme un maître. Il fait voir au garçon les erreurs graves qu’il commet en tentant de répondre et il l’amène sur le droit chemin. C’est donc un dialogue qui permet au garçon de reconnaître à la fin : « oui, voilà ce que c’est »187.

L’expérience de la vérité à travers l’ordre du discours est un dévoilement pour Platon : « L’expérience qui s’y trouve partout dépeinte correspond, il me semble, au plan de son "exercice" même, à la recherche heideggérienne d’une pensée de l’aletheia elle-même188. » Comme le fait remarquer Jean

Grondin, « Gadamer pense donc ici contre Heidegger, mais avec lui : c’est peut-être Platon qui aurait été le grand penseur de l’alètheia, c’est-à-dire d’une vérité qui éclaire et qui aménage une éclaircie, tout en se retirant elle-même189. »

Il est clair pour Gadamer que la médiation par le langage (dialegesthaï) est une condition nécessaire à l’intuition intellectuelle (noesis). Il est dit dans le Phèdre que seuls les dieux ont le privilège de contempler la totalité de l’intelligible et c’est précisément ce qui fait que les dieux sont des dieux. Mais la meilleure des âmes humaines, qui est celle qui cherche à ressembler au dieu qu’elle poursuit, étant « troublée par le tumulte de

187H.-G. GADAMER, « Le retour au commencement » [1986], Les chemins de Heidegger, trad.

J. Grondin, Paris, Vrin, 2002, p. 266; GW 3, p. 414.

188H.-G. GADAMER, « Le retour au commencement » [1986], Les chemins de Heidegger, trad.

J. Grondin, Paris, Vrin, 2002, p. 264; GW 3, p. 412.

189J. GRONDIN, « Avant-propos » à H.-G. GADAMER, Les chemins de Heidegger, Paris, Vrin,

ses chevaux, elle a eu beaucoup de peine à porter les yeux sur les réalités […] elle a aperçu certaines réalités, mais pas d’autres190». L’être humain

ne peut contempler toute la vérité. Seuls les dieux sont sages.