• Aucun résultat trouvé

La dévalorisation du verbe extérieur chez Augustin

Pour comprendre le mystère de l’Incarnation, les premiers penseurs chrétiens vont recourir à la distinction stoïcienne entre le logos endiathetos (verbe intérieur) et le logos prophorikos (verbe proféré)396. Mais alors que les

stoïciens voulaient souligner la supériorité du logos cosmique qui agit à l’intérieur de toute chose par rapport à la simple profération verbale, les chrétiens valorisent au contraire cette articulation sonore du verbe. Les Pères de l’Église se sont en effet servis du mystère de la langue pour expliquer le mystère de la création397. Pour Tertullien, par exemple, la

création de la lumière au moment où Dieu dit Fiat lux est la première manifestation visible du logos. C’est en parlant que Dieu crée la lumière qui distingue le réel des ténèbres du néant, c’est en parlant que Dieu ordonne le réel en distinguant le jour de la nuit, la terre du firmament et la mer du continent. Le Verbum dei est un principe de génération et d’ordre. Mais c’est aussi l’événement même du salut, l’Incarnation du Christ qui est

395 C’est également l’avis de D. VESSEY, « Gadamer, Augustine, Aquinas, and

Hermeneutic Universality », Philosophy Today, vol. 555, no2, 2011, p. 158-165. Voir aussi

sur l’importance de Thomas d’Aquin chez Gadamer J. ARTHOS, « ‘The World is not

reflexive’: Mind and World in Aquinas and Gadamer », American Catholic Philosophical Quarterly, 78, 2004, p. 581-608.

396Cf. J. GRONDIN, L’universalité de l’herméneutique, Paris, Presses Universitaires de France,

1993, p. 7-8.

397Cf. J. GRONDIN, L’universalité de l’herméneutique, Paris, Presses Universitaires de France,

décrite dans le Prologue de Jean à partir de la parole. Le Verbe ne devient Fils que par une sortie du sein de Dieu. Le logos devient prophorikos398.

L’irruption de l’éternel dans le temporel, l’union de la transcendance et de l’immanence, tel est le mystère du Verbe fait chair. Les penseurs chrétiens emploieront toute leur industrie à tenter de penser comment la vérité éternelle de la parole de Dieu a pu assumer toute la contingence d’une existence humaine. C’est d’ailleurs cette énigme qui fera que les Pères de l’Église finiront par rejeter la distinction entre le verbe intérieur et le verbe extérieur. Le verbe proféré étant essentiellement subordonné au verbe intérieur en tant qu’il est sa manifestation visible et extérieure, cela fait du Fils un médiateur inférieur au Père, ce qui est contraire à la doctrine du prologue de l’Évangile de Jean. Le subordinationisme et sa référence à l’articulation sonore du verbe comme analogue du Fils seront condamnés par le Concile de Nicée en 325399.

L’essentiel du mystère de l’Incarnation n’est pas que Dieu donne naissance à un Fils, mais que ce Fils soit de toute éternité consubstantiel à son Père. De même, dit Gadamer, « [l]e plus grand miracle de la langue n’est pas que le verbe devienne chair, qu’il sorte de lui-même et passe dans l’être extérieur, mais que ce qui sort ainsi de soi-même et s’extériorise dans l’expression soit le Verbe depuis toujours400».

398 Voir M. SPANNEUT, Le stoïcisme des Père de l’Église de Clément de Rome à Clément d’Alexandrie, Paris, Seuil, 1957, p. 310-316.

399Cf. H.-I. MARROU, L'Église de l'Antiquité tardive 303-604, Paris, Éditions du Seuil, 1985. 400VM, p. 443; GW 1, p. 424.

C’est en ce sens que le retentissement de la parole de Dieu est un miracle. Tout ce qui existe est généré par le retentissement du Verbe de Dieu, sans que cela ne l’épuise ni l’amoindrisse. C’est ce miracle qu’Augustin va tenter de comprendre autant qu’il est humainement possible de le faire en ne comparant plus le Christ au verbe extérieur comme Tertullien, mais plutôt au verbe intérieur, ce qui en l’homme est le plus à l’image de Dieu. Augustin écrit dans le De Trinitate :

Le verbe qui sonne au dehors est donc le signe du verbe qui luit au-dedans, et qui, avant tout autre, mérite ce nom de verbe. Ce que nous proférons de bouche n’est que l’expression vocale du verbe : et si, cette expression, nous l’appelons verbe, c’est que le verbe l’assume pour la traduire au dehors. Notre verbe devient donc en quelque façon voix matérielle, assumant cette voix pour se manifester aux hommes de façon sensible : comme le Verbe de Dieu s’est fait chair, assumant cette chair pour se manifester aux hommes de façon sensible. Et de même que notre verbe devient voix sans se changer en voix : de même le Verbe de Dieu s’est fait chair, mais n’allons pas croire qu’il se soit changé en chair. C’est en assumant le sensible, non en s’absorbant en lui, que notre verbe se fait voix, que le Verbe s’est fait chair. Voilà pourquoi quiconque désire trouver quelque ressemblance du Verbe de Dieu, ressemblance d’ailleurs mêlée de multiple dissemblances, ne doit pas considérer ce verbe humain qui sonne aux oreilles, ni quand nous le proférons de vive voix, ni quand nous le pensons en silence.401.

401 AUGUSTIN, La Trinité, XV, 1, trad. Mellet et Camelot, Paris, Institut d'études

augustiniennes, Bibliothèque augustinienne, 1997 : « Proindre verbum quod foris sonat, signum est verbi quod intus lucet, cui magis verbi competit nomen. Nam illud quod profertur carnis ore, vox verbi est : verbumque et ipsum dicitur, propter illud a quo ut foris appareret assumptum. Ita enim verbum nostrum vox quodam modo corporis fit, assumendo eam in qua manifestetur sensibus hominum; sicut Verbum Dei caro factum est, assumendo eam in qua et ipsum manifestaretur sensibus hominum. Et sicut verbum nostrum fit vox, nec mutatur in vocem; ita Verbum Dei caro quidem factum est, sed absit ut mutaretur in carnem. Assumendo quippe illam, non in eam se consumendo, et hoc nostrum vox fit, et illud caro factum est. Quapropter quicumque cupit ad qualemcumque similitudinem Verbi Dei, quamvis per multa dissimilem, pervenire, non intueatur verbum nostrum quod sonat in auribus, nec quando voce profertur, nec quando silentio cogitatur. »

Augustin veut montrer que le verbe qui sonne au-dehors par l’articulation de notre voix n’est que le signe que le verbe intérieur emprunte pour se manifester à nos sens. Le verbe intérieur est en soi indépendant de toute langue particulière, il n’en revêt une que pour se manifester à l’extérieur, pour se rendre sensible. La manifestation langagière du verbe intérieur ne peut en rien l’affecter. Autrement dit, il ne faut pas confondre la pensée avec le langage402.

Le verbe extérieur est expressément déprécié par Augustin. Le

verbumne peut se révéler dans son être véritable à une langue humaine. Le

verbum cordis est entièrement indépendant de sa manifestation. Gadamer cite le De Trinitate, XV, 11 : Non dicitur sicutu est, sed sicut potest videri audirive per corpus; « elle n’est point dite telle qu’elle est, mais telle qu’elle peut être vue ou entendue par le corps ». Le verbum cordis « n’est ni

prolativum ni cogitativum in similitudine soni403». Le verbe intérieur ne se

produit point en un son ni n’est conçu sous l’image d’un son. Gadamer fait ici référence à ce passage du De Trinitate :

Il nous faut donc parvenir jusqu’à ce verbe de l’homme, à ce verbe d’un être doué d’une âme raisonnable, à ce verbe de l’image de Dieu – non l’image née de Dieu, mais l’image créée par lui, – verbe qui n’est ni proféré dans, ni pensé à la manière d’un son, qui est nécessairement impliqué dans tout langage, mais qui antérieur à tous les signes dans lesquels il se traduit, naît d’un savoir immanent à l’âme, quand ce savoir s’exprime dans une parole intérieure, tel quel404.

402 Cf. D. VESSEY, « Gadamer, Augustine, Aquinas, and Hermeneutic Universality », Philosophy Today, vol. 55, no2, 2011, 158-165.

403VM, p. 444; GW 1, p. 424.

404 AUGUSTIN, La Trinité, XV, 11, trad. Mellet et Camelot, Paris, Institut d'études

augustiniennes, Bibliothèque augustinienne, 1997. « Perveniendum est ergo ad illud verbum hominis, ad verbum rationalis animantis, ad verbum non de Deo natae, sed a

Le verbum cordis naît de la science que nous possédons dans la mémoire405.

Il précède tous les signes par lesquels il peut être rendu. Le verbe intérieur ne doit donc pas être confondu avec les discours intérieurs que nous nous tenons à nous-mêmes lorsque nous nous parlons silencieusement à nous- mêmes dans notre langue. Le tableau suivant représente cette analyse du

De Trinitate:

Dieu Intellect

Verbe éternel Concept

Verbe incarné Langage

TableauI– L’analogie entre Dieu et l’esprit humain chez Augustin

Bref, inspiré par la procession des hypostases plotiniennes, Augustin conçoit le Verbe incarné comme une émanation du Verbe éternel et le verbe éternel comme une émanation de Dieu406. Les rapports entre le

langage, la pensée et l’âme humaine sont à l’image du mystère de la sainte Trinité et de l‘Incarnation.

Mais il faut reconnaître que, comme Platon dans le Cratyle, Augustin, dans le De Magistro, réduit le langage à l’ordre instrumental des signes. Augustin peine à reconnaître la dignité du verbe extérieur, dans la

Deo factae imaginis Dei, quod neque prolativum est in sono, neque cogitativum in similitudine soni, quod alicuius linguae esse necesse sit, sed quod omnia quibus significatur signa praecedit, et gignitur de scientia quae manet in animo, quando eadem scientia intus dicitur, sicuti est. »

405AUGUSTIN, La Trinité, XV, 9.

406Je suis tout à fait conscient que l’utilisation que fait Augustin de Plotin n’est peut-être

pas philologiquement exacte. Il n’y a pas d’identification totale des deux doctrines. Je veux seulement montrer comment Augustin a pu s’inspirer du néoplatonisme.

mesure où celui-ci se trouve déterminé par une langue particulière et contingente :

De plus, séparée même de la voix, la parole peut avoir son efficacité ; tandis que sans la parole la voix est vaine. Rendons compte de cette proposition, expliquons-là si nous le pouvons. Tu voulais dire quelque chose ; ce que tu veux dire est déjà conçu dans ton cœur; ta mémoire le garde, ta volonté se dispose à l'exprimer, c'est une idée vivante de ton intelligence. Mais ce que tu veux dire n'est encore formulé dans aucune langue; cette idée que tu veux émettre, que tu as conçue dans ton esprit n'est encore formulée dans aucune langue, ni grecque, ni latine, ni punique, ni hébraïque, aucune langue enfin; l'idée n'est encore que dans l'esprit, dont elle se prépare à sortir407.

Le signe semble ainsi inessentiel à la parole. Le verbe intérieur, prononcé silencieusement en son cœur, échappe à la contingence du langage, ce qui lui confère une supériorité ontologique par rapport au langage qui l’exprime extérieurement, l’essentiel étant de se tourner vers l’intériorité où séjourne depuis toujours une vérité que le langage n’est pas apte à transmettre. Comme le dit Gadamer :

Quand saint Augustin et la scolastique traitent le problème du verbum, en vue de se procurer les instruments conceptuels requis par le mystère de la Trinité, c’est uniquement ce verbe intérieur, le « verbe du cœur », et sa relation à l’intelligentia, qu’ils prennent pour thème408.

Augustin tente, dans son De Trinitate – le traité dont s’inspire Descartes pour penser son cogito – de défendre le dogme de la Trinité au moyen de la notion néoplatonicienne d’émanation : l’éclat qui émane de la lumière sans s’en séparer est comme le Fils qui émane du Père en

407AUGUSTIN, « Sermon 288 », Œuvres complètes de Saint Augustin, trad. Raulx, Bar-le-

Duc, 1869.

demeurant égal et identique à lui409. Le verbe est la lumière émanant de la

mémoire. C’est probablement chez Plotin qu’Augustin puisera cette analogie du verbe : « […] l’âme est le verbe et l’acte de l’Intelligence, comme elle-même est le verbe et l’acte de l’Un410. » On retrouve chez

Plotin l’idée de considérer l’engendré comme étant le verbe de l’engendreur. Pour l’Alexandrin, les notions d’engendrement, de production du monde et de procession des hypostases impliquent une continuité ontologique entre l’engendreur et l’engendré, ce que ne permet pas la discontinuité radicale entre le créateur et sa création, qui se retrouve dans le concept de création ex nihilo d’Augustin. Augustin reprend par contre la notion plotinienne d’« engendrement » pour penser la consubstantialité ou l’identité de nature et de substance du Père et du Fils. Plotin, utilisant les métaphores du rayonnement, de la lumière et de la source pour souligner la continuité ontologique entre ce qui engendre et ce qui est engendré, a constitué un répertoire de métaphores dans lequel viendra puiser Augustin pour tenter de démontrer la continuité entre le Père et le Fils. C’est ainsi qu’Augustin pourra penser que « Dieu le Père est à son Fils ce que l’intellect (ou l’esprit recueilli auprès de lui-même) est au concept ou à la pensée en acte qui l’exprime parfaitement; le Fils comme

409AUGUSTIN, De Trinitate, IV, 20. 410PLOTIN, Ennéades, V, 6, trad. Bréhier.

Verbe éternel est au Christ comme Verbe incarné ce que la pensée en acte (intérieure) est au langage sensible qui l’exprime au-dehors411. »

Ce qui, chez Augustin, intéresse Gadamer concernant l’être de la langue est que le mot n’est rien en lui-même, tout son être est dans son activité de révélation de la chose. Gadamer joue ici sur le sens du mot

Wort, qui, en allemand, peut signifier à la fois « mot » et « parole ». Il va citer le De Trinitate : nihil de suo habens, sed totum de illa scientia de qua

nascitur.Le verbum cordis est un mot « qui n’a rien de lui-même, mais qui a tout de la science dont il naît ». Replaçons ce passage dans son contexte :

Toutes ces connaissances que l’âme humaine acquiert aussi bien par elle-même que par ses propres sens corporels ou par le témoignage d’autrui, elle les tient enfouies dans le trésor de sa mémoire; ce sont elles qui engendrent un verbe vrai, quand nous disons ce que nous savons : verbe qui précède tout mot, toute pensée de mot. Alors le verbe est parfaitement semblable à la réalité connue, dont il naît et dont il est l’image : car c’est de la vision de ce que je sais que procède la vision de ce que je pense, verbe qui dépasse tout langage, verbe vrai d’une réalité vraie, qui ne tient rien de lui-même, mais tout de la science dont il naît. Peu importe le moment où celui qui dit ce qu’il sait l’a appris; parfois, sitôt qu’il l’apprend, il le dit : l’important est que le verbe soit vrai, c’est-à-dire qu’il ait tiré son origine de choses connues412.

Ce n’est pas le mot qui émane directement de la chose même, c’est la pensée qui est « un verbe antérieur à tout son, (verbum ante omnem sonum)

411D. PICHÉ, communication personnelle, 2008.

412 AUGUSTIN, La Trinité, XV, 12, 22, trad. Mellet et Camelot, Paris, Institut d'études

augustiniennes, Bibliothèque augustinienne, 1997. « Haec igitur omnia, et quae per se ipsum, et quae per sensus sui corporis, et quae testimoniis aliorum percepta scit animus humanus, thesauro memoriae condita tenet, ex quibus gignitur verbum verum, quando quod scimus loquimur ; sed verbum ante omnenm sonum, ante omnem cogitationem soni. Tunc enim est verbum simillimum rei notae, de qua gignitur et imago ejus, quoniam de visione scientia visio cogitationis exoritur, quod est verbum linguae nullius, verbum verum de re vera, nihil de suo habens, sed totum de illa scientia de qua nascitur. Nec interest quando id didicerit, qui quod scit loquitur, aliquando enim statim ut discit, hoc dicit, dum tamen verbum sit verum, id est, de notis rebus exortum. »

à toute pensée de son » (ante omnem cogitationem soni) et qui « n’appartient à aucune langue ». Mais alors, se demande Gadamer, en quoi la pensée pure de tout signe linguistique peut-elle être un véritable verbe? Comment peut-on dire que « les phénomènes de la langue sont davantage mis en valeur dans la version scolastique de la métaphysique grecque qu’ils ne l’étaient chez les Grecs eux-mêmes413»? Qu’est-ce donc au juste que ce

verbe intérieur?

4. L’unité du mot et de la chose dans la doctrine du verbe intérieur de