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Plusieurs diront que Heidegger caricature et déforme malgré tout la doctrine platonicienne. Platon a-t-il vraiment scellé de façon définitive le destin de la métaphysique en tant que nihilisme? Il n’est sûrement pas

103M. HEIDEGGER, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », Questions IV, Paris,

Gallimard, 1976, p. 136; GA 14, p. 87.

104J. SALLIS, « Au seuil de la métaphysique », Martin Heidegger, Éditions de l’Herne, Paris,

faux de dire que la pensée antique découvrait la vérité dans le monde, en tant que logos comme principe de son ordre ou de son mouvement. Mais ce n’est peut-être pas tant Platon qui dévalorisa le monde que le christianisme qui persuada l’homme que seule son âme est signe du divin et porteuse de vérité. C’est plus sous l’influence du christianisme que de Platon que les philosophies de Descartes, de Berkeley et de Kant se présentent comme des philosophies du sujet105. Heidegger ne s’intéresse

pas à la doctrine de Platon dans toute sa richesse, mais seulement à ce qui chez lui constitue les racines de ce qui est devenu après lui le platonisme106.

En effet, ce que dit Heidegger du platonisme se rapproche peut-être davantage du christianisme que du platonisme en tant que tel. Il est clair en effet que la structure de la théologie chrétienne est de nature ontothéologique, alors que l’on peut douter du statut théologique de l’idée du bien chez Platon. Nous pourrions également dire que la conception de la vérité comme rectitude du regard est plus d’origine augustinienne que platonicienne. Pour Augustin, la vérité est une lumière venue de Dieu, qui est Dieu et qui peut être vue par la raison, une fois son regard guéri par la foi, l’espérance et la charité : « Le regard de l’âme, c’est la raison; mais comme il ne suffit pas toujours de regarder pour voir, le regard droit et vrai, c’est-à-dire celui qui fait voir, est appelé une vertu; car c’est une vertu 105Cf. Bernard BOURGEOIS, Hegel, les actes de l’esprit, Paris, Vrin, 2001, p. 225.

106C’est également la conclusion de C. H. ZUCKERT: « Heidegger thus consistently reads

Plato not merely in the context of his precursor but most emphatically in terms of the consequences of his philosophy as they had been worked out in the history of metaphysics. » (C. H. ZUCKERT. Postmodern Platos, Chicago, The University of Chicago

que la raison droite et vraie107». Augustin, dans ses Confessions, parle de la

concupiscence des yeux qui nous détourne de la connaissance de Dieu, soulignant ainsi l’importance de la vertu pour celui qui veut atteindre la vérité. Augustin voit l’origine de l’ignorance, comme de tout mal d’ailleurs, dans la perversion de la volonté. Heidegger laisse ainsi entendre que l’histoire du platonisme est plus faite de continuités que de ruptures.

Heidegger, comme Nietzsche, voit en Platon plus qu’une pensée suivie par ceux qui ont écrit des notes au bas de ses pages. Heidegger, comme Nietzsche, considère le platonisme comme une figure de la réalité européenne elle-même qui ne doit pas être seulement critiquée, mais aussi détruite afin de rendre possible un nouveau commencement de la pensée. Si le christianisme est un platonisme à l’usage du peuple, le platonisme est un christianisme pour l’élite. Nietzsche voit en Socrate un décadent, un malade, un faible qui veut se venger de la vie par l’usage de la dialectique, c’est-à-dire l’art de l’argumentation rationnelle108. Avec la dialectique, que

l’on ne choisit que lorsqu’on n’a pas d’autres moyens, Socrate veut imposer à tous l’idée que la vie ne vaut rien. La dialectique est un instrument de domination qui permet de jouer au tyran, car elle neutralise l’intellect de son adversaire. La dialectique est pour Socrate une forme de vengeance. Avec Socrate, la noblesse est vaincue et la plèbe prend le

107AUGUSTIN, Les Soliloques, Livre 1, chapitre 6.

108Pour ce qui suit, voir F. NIETZSCHE, « Le problème de Socrate », Crépuscule des idoles,

dessus. Pire encore, ce logicien despotique a réussi à infecter Platon de sa maladie, à lui transmettre le fantasme pervers qui consiste à croire qu’il y a une illusion qui cache l’être et que cette illusion vient de la sensibilité. Platon invente en effet, selon Nietzsche, la distinction entre l’être véritable et l’apparence trompeuse pour se venger de la vie. « […] la pire, la plus tenace, la plus pernicieuse de toutes les erreurs connues a été l’invention par Platon de l’esprit pur et du bien en soi109». Heidegger,

suivant Nietzsche, voit en Platon celui qui a scellé le destin de l’Occident en le condamnant au nihilisme. Si Nietzsche croit que Platon veut se venger de la vie, Heidegger pense qu’il veut fuir la finitude humaine : il voit Platon masquer le caractère fuyant de l’être en recouvrant la révélation originelle de l’être par une nouvelle doctrine qui assigne l’être à sa manifestation visible aux yeux de l’âme, c’est-à-dire à ce qui peut être rendu présent à un intellect calculateur. Oblitérant ainsi le voilement du dévoilement de l’être, Platon décrète que seul ce qui se soumet à la raison est véritablement existant. Comme Nietzsche, Heidegger voit en la logique un instrument de domination. Est ainsi inauguré la métaphysique, volonté de domination de l’étant permettant au Dasein de nier la radicale finitude de son propre être, qui culmine aujourd’hui dans la volonté de puissance déployée par l’empire planétaire de la technique.

109 F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, « Préface », Paris, Union générale d’éditions,

En somme, Heidegger propose une lecture « chrétienne » de Platon qu’il soumet à une critique d’inspiration nietzschéenne. Cette vision de Platon représentera pour Gadamer un véritable défi. Défi qu’il relèvera par une interprétation phénoménologique de Platon.

L’

INTERPRÉTATION PHÉNOMÉNOLOGIQUE DE

P

LATON

ous les textes de Platon, hormis la Lettre VII, sont des dialogues et

des narrations de dialogues où Platon lui-même ne fait pas figure de protagoniste et n’apparaît pas. Accéder à la pensée de Platon à partir de ses œuvres littéraires est une tâche aussi difficile que celle de connaître la pensée de Shakespeare à partir de ses pièces de théâtre. Les dialogues sont-ils un moyen d’exposition de la pensée de Platon où Socrate tient le rôle de porte-parole? Sont-ils plutôt des invitations à la philosophie où on ne trouve que des allusions provisoires et incomplètes à l’enseignement oral de Platon à l’Académie? Ou encore, les dialogues ne sont-ils pas en eux-mêmes des exercices de philosophie où le lecteur doit apprendre à penser par lui-même sans que l’un ou l’autre des personnages du dialogue représente la position de Platon, fut-ce Socrate lui-même? La plupart des spécialistes de Platon souscrivent à l’une ou l’autre de ces hypothèses et tentent d’en démontrer la justesse à l’aide des méthodes dites « objectives » et « neutres » de la philologie moderne. Heidegger, nous l’avons vu, s’engage en tant que penseur dans un débat philosophique avec un Platon qu’il prétend comprendre mieux que personne ne l’a encore jamais compris, décelant chez lui les décisions ontologiques inaugurales qui auraient condamné la pensée à oublier sa question essentielle. Gadamer, à la fois en tant que spécialiste de Platon et en tant

que philosophe, tente de répondre à l’interprétation de Heidegger par sa propre interprétation de la pensée du maître de l’Académie :

Il y avait un défi permanent incarné pour moi par le chemin de pensée de Heidegger et, en particulier, par son interprétation de Platon comme pas décisif accompli en direction de « l’oubli de l’être » propre à la « pensée métaphysique ». L’élaboration, dans Vérité et méthode, de mon projet d’une herméneutique philosophique témoigne de la façon dont je cherchais alors à relever théoriquement ce défi110.

L’herméneutique philosophique serait-elle une tentative de réhabilitation de Platon après sa condamnation heideggérienne? Notre analyse de l’influence du platonisme dans Vérité et méthode espère le montrer. Pour l’instant, le but du présent chapitre est de présenter l’interprétation gadamérienne de Platon pour faire voir en quoi le Platon de Gadamer se distingue de celui de Heidegger.

Nous présenterons d’abord le point de vue phénoménologique que Gadamer adopte pour aborder l’œuvre platonicienne, où nous verrons que Gadamer interprète les dialogues platoniciens en tant que conversations vivantes plutôt que de tenter, comme la plupart des commentateurs, d’en extraire le contenu doctrinal pour ensuite reconstruire artificiellement un exposé de métaphysique dogmatique. Cette approche permet à Gadamer de laisser de côté plusieurs problèmes jugés importants par les historiens de la philosophie (la question du Socrate historique, de l’évolution de la pensée platonicienne) et les interprètes de la tradition analytique (la faiblesse parfois très évidente de

110 H.-G. GADAMER, L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien [1978], Paris, Vrin,

plusieurs argumentations de Platon). La forme littéraire dans laquelle Platon exprime sa pensée ne permet pas que l’on puisse répondre à ces questions, ni même qu’on puisse les formuler avec rigueur.

Abordant par la suite la notion de la methexis comme solution au problème du chorismos, nous verrons que d’après Gadamer rien n’indique que Platon ait ontologiquement séparé l’intelligible du sensible. Au contraire, lorsque Platon parle de l’éclat du beau il laisse bien plutôt entendre que l’intelligible est immanent au sensible. Cela permet à Gadamer de s’opposer à Heidegger en montrant que Platon n’est pas le père de l’ontothéologie.

Cela nous permettra ensuite de voir qu’il est erroné de considérer Platon comme un penseur dogmatique. Socrate n’est jamais capable de nous dire ce qu’est le bien en soi et n’affirme jamais en avoir eu la vision directe. Les mots ne suffisent peut-être pas à dire toute la vérité, mais l’intelligence des mortels ne saurait se passer d’eux, ce qui l’ouvre à l’infinité du dialogue.

Nous verrons enfin que ce bien est ce vers quoi tend, mais sans jamais l’atteindre complètement, tout ce qui devient, le devenir s’expliquant par l’existence, en tout ce qui vit, d’une âme qui désire le bien. C’est l’âme de la nature qui en recherchant le bien acquiert le maximum d’ordre et d’unité dont elle est capable.