• Aucun résultat trouvé

C’est à partir de cette méditation du Sophiste que Heidegger élaborera Être

et temps. Le sixième paragraphe reprend d’ailleurs la thèse du cours de 1924-1925 :

59 Dans son cours du semestre d’été de 1927, Heidegger enseignera que le sens

ontologique du terme grec genos est souche, lignée, généalogie ou race et non pas genre au sens d’espèce ou de sorte de choses, ce dernier sens n’étant que le sens logique que le terme peut prendre en dérivant de son sens premier. Les étants sont liés à une souche de l’être comme un homme appartient à une lignée. (M. HEIDEGGER, Die Grundprobleme der

Phänomenologie, GA 24, p. 150-151.)

Comme celle de toute ontologie, la problématique de l’ontologie grecque doit nécessairement tirer son fil conducteur du Dasein lui-même. Le Dasein, c’est-à-dire l’être de l’homme, est déterminé dans sa « définition » vulgaire autant que philosophique comme zoon logon echon, comme le vivant dont l’être est essentiellement déterminé par la possibilité de parler. Le légein (cf. § 7, B) est le fil conducteur pour l’obtention des structures d’être de l’étant tel qu’il fait encontre tandis qu’il est advoqué et discuté. C’est pourquoi l’ontologie antique qui se configure chez Platon devient « dialectique »61.

À l’époque d’Être et temps, Platon apparaît comme étant celui qui a posé la question de l’être, question dont Heidegger démontre la nécessité de sa répétition. La question de l’être ayant « tenu en haleine la recherche de

Platon et d’Aristote, avant de s’éteindre bien entendu après eux62»,

Heidegger se réclame de Platon par le célèbre exergue tiré du Sophiste, 244a, mis en tête de son ouvrage :

Car manifestement, vous êtes bel et bien depuis longtemps familiers de ce que vous visez à proprement parler lorsque vous employez l’expression « étant »; mais pour nous, si nous croyions certes auparavant le comprendre, voici que nous sommes tombés dans l’embarras. Avons-nous aujourd’hui une réponse à la question de savoir ce que nous entendons à proprement parler par le mot « étant »? Nullement. Ainsi, il s’impose de poser à neuf la question du sens de l’être. Et sommes- nous donc aujourd’hui seulement dans l’embarras de ne point comprendre l’expression « être »? Nullement. Ainsi, il s’impose, au préalable, de réveiller tout d’abord une compréhension pour le sens de cette question63.

Bien que John Sallis ait montré le caractère platonicien du début d’Être et

temps, il faut reconnaître que la présence de Platon reste assez discrète

61M. HEIDEGGER, Être et temps, trad. Martineau, § 6, p. 41.

62M. HEIDEGGER, Être et temps, trad. Martineau, § 1, p. 27. C’est Heidegger qui souligne. 63M. HEIDEGGER, Être et temps, trad. Martineau, p. 23. Heidegger fusionne deux phrases

de Platon en une. Voici la traduction de Diès : « Puis donc que nous y avons échoué, à vous de nous faire voir clairement ce que vous entendez par ce vocable “être”. Évidemment ce sont là choses qui vous sont depuis longtemps familières. Nous-mêmes, jusqu’ici, nous nous figurions les comprendre; à cette heure, nous voici dans l’embarras. »

dans Être et temps64. Il y joue surtout le rôle de pionnier de la question de

l’être, ce qui n’est pas rien.

« La philosophie, dira Heidegger dans le cours de 1927 sur Les

problèmes fondamentaux de la phénoménologie, en ce qui concerne la question de l’être, n’a pas progressé d’un pas par rapport à Platon65. » Il affirme

qu’« en essayant d’aller au-delà de l’être jusqu’à la lumière à partir de laquelle l’être lui-même accède à la clarté du comprendre, nous nous trouvons dans un problème platonicien fondamental66». La transcendance

de l’idée du Bien chez Platon est identifiée à cette époque par Heidegger à la transcendance du Dasein qui doit pouvoir transcender son propre être afin de le mettre en question. Heidegger s’inscrit donc lui-même dans le platonisme. Il s’inspire surtout du livre VIde la République, où il interprète

l’idée du Bien, entendu au sens d’un au-delà de l’être, comme ce qui « fait fonction de lumière, d’éclairement pour tout dévoilement de l’étant, comme pour la compréhension de l’être lui-même67. » Tout dévoilement

requiert en effet une clarté préalable qui rend possible la compréhension de l’être. Heidegger s’inspire ici de l’allégorie de la caverne, qui illustre, selon lui, la structure du Dasein, pour préparer la répétition de la question de l’être :

64J. SALLIS, « Au seuil de la métaphysique », Martin Heidegger, Éditions de l’Herne, Paris,

1983.

65 M. HEIDEGGER, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine,

Paris, Gallimard, 1985, p. 339; GA 24, p. 399-400.

66 M. HEIDEGGER, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine,

Paris, Gallimard, 1985, p. 340; GA 24, p. 400.

67 M. HEIDEGGER, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine,

Le Dasein de l’homme, vivant sur le disque de la terre que recouvre le ciel, ressemble à la vie dans une caverne. Toute vision a besoin de lumière, même si celle-ci demeure de prime abord inaperçue. Pour le Dasein, accéder à la lumière signifie acquérir la compréhension de la vérité en général. La compréhension de la vérité est la condition de possibilité d’un accès au réel effectif, qui permette d’en prendre la mesure68.

La réalité à laquelle donne accès l’ouverture de la caverne est celle de l’être du Dasein. Le Dasein doit sortir de la caverne, c’est-à-dire se transcender lui-même pour pouvoir accéder à son propre être et devenir une question pour lui-même. L’allégorie de la caverne représente le mouvement de transcendance du Dasein qui met son être en question. L’allégorie doit donc être comprise comme un arrachement à l’oubli de l’être, un arrachement à la déchéance du Dasein. C’est dans le même sens que Heidegger interprète le mythe de la réminiscence du Phédon :

Le retour, à travers la pensée conceptuelle de l’essence, depuis les bas-fonds de l’étant jusqu’à l’être, se caractérise comme une réminiscence de ce qui jadis a été aperçu. En d’autres termes, et indépendamment du mythe de l’âme, l’être a un caractère de prius, que l’homme, qui ne connaît de prime abord et le plus souvent que l’étant, a oublié. La libération des prisonniers enchaînés dans la caverne et leur conversion vers la lumière ne consistent en rien d’autre qu’à s’arracher à l’oubli et à se souvenir du prius. C’est de cette démarche que dépend la possibilité de compréhension de l’être même69.

Lorsqu’il affirme que la connaissance est remémoration, Platon nous enjoint de nous arracher de l’oubli de l’être dans lequel notre déchéance dans le monde nous a enchaînés. Nous voyons donc Heidegger s’inspirer

68 M. HEIDEGGER, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine,

Paris, Gallimard, 1985, p. 342; GA 24, p. 403.

69 M. HEIDEGGER, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine,

de Platon au moins jusqu’en 192770. Platon ne lui apparaît pas encore

comme celui qui a plongé la question de l’être dans l’oubli.