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Au cours des années qui précédèrent la publication d’Être et temps, Heidegger s’est intéressé à Platon en tant que penseur qui a posé de façon expresse la question de l’être. Platon, dans le Sophiste, pose en effet la question de l’être afin de surmonter les apories de la pensée de Parménide et d’Héraclite. Heidegger verra donc en Platon un prédécesseur et il lui consacrera son cours du semestre d’hiver 1924-1925, cours auquel a assisté

Gadamer. Gadamer rapporte que Heidegger a été particulièrement inspiré particulièrement par le passage suivant du Sophiste44:

L’être n’est donc pas à la fois le mouvement et le repos, mais quelque chose d’autre par rapport à eux. – Il semble. – Or, selon sa propre nature, l’être n’est ni en repos ni en mouvement. – C’est probable. – Vers quelle direction doit-elle se diriger désormais la pensée de celui qui désire établir pour lui-même quelque chose de clair et de distinct sur l’être45?

Mais Heidegger n’aime pas voir Platon opposer aussi radicalement la notion de mouvement avec celle de repos. De plus, dit Gadamer, « la supposition de l’idée comme de l’être-essentiel entraîne une déformation de l’unité naturelle de l’événement de l’être, entendu comme autodéploiement et autoexplicitation46».

C’est chez Aristote qu’il a pu trouver une réponse à la question que pose Platon dans le Sophiste et qui était aussi celle de Heidegger. Aristote fait de l’étant compris à partir de sa mobilité, son passage de la puissance à l’acte, à l’energeia, le fil conducteur de la question de l’être. C’est cette idée de l’autodéploiement de l’étant chez Aristote qui a fasciné Heidegger, car il ne semble pas possible de penser l’être de la mobilité avec Platon. D’après Gadamer, Heidegger n’aurait pas vu que la conception platonicienne de l’âme permet de penser la mobilité de l’être :

Heidegger ne s’est ici jamais réclamé d’un autre aspect de la pensée platonicienne, celui que l’on trouve dans la conception de l’âme comme de ce qui se meut soi-même et qui relève pourtant étroitement de la vision pythagoricienne d’un ordre

44H.-G. GADAMER, « Le retour au commencement » [1986], Les chemins de Heidegger, trad.

J. Grondin, Paris, Vrin, 2002, p. 255; GW 3, p. 405.

45PLATON, Sophiste, 250c, trad. Cordero.

46H.-G. GADAMER, « Le retour au commencement » [1986], Les chemins de Heidegger, trad.

numérique de l’être. Cette doctrine aurait peut-être pu l’amener à une prise de distance critique, quand il a voulu mettre en valeur l’historicité de la pensée humaine pour le renouvellement de la question de l’être47.

Mais tentons de dégager ce que Heidegger a pu retenir du Sophiste. Afin d’expliquer l’existence de l’apparence trompeuse, Platon va devoir montrer que le non-être existe sous un certain rapport et que l’être, en quelque façon, n’existe pas. Platon accomplira cette tâche en découvrant l’intime relation entre l’être et le langage. Platon compare en effet l’ordre des sons du langage à celui des genres suprêmes de l’être :

[I]l y a, parfois, consentement à l’union et, d’autre fois, refus, le cas serait le même, à peu près, que celui des lettres. […] Mais les voyelles, assurément, se distinguent des autres lettres en ce qu’elles circulent comme un lien à travers toutes; aussi, sans quelqu’une d’elles, est-il même impossible que les autres se combinent une à une48.

Commentant ce passage du Sophiste, Heidegger insiste sur le fait qu’il ne faut pas y voir qu’une simple analogie entre l’être et le langage :

Ce n’est naturellement pas un hasard si Platon recourt précisément aux grammata, ce n’est pas là une simple marotte de Platon, mais se fonde sur le fait que tout logos, tout légein présente une certaine diversité dans les figures des sons. En tout logos, en tout légein, il y a aussi un légoménon, quelque chose se trouve dit. Au sein du logos, ce qui est abordé est pris en garde, l’étant par lui découvert est en quelque sorte investi. Le parlé et l’ébruitement vocal au sens large sont ainsi en quelque sorte le représentant de l’étant lui-même49.

47H.-G. GADAMER, « Le retour au commencement » [1986], Les chemins de Heidegger, trad.

J. Grondin, Paris, Vrin, 2002, p. 254; GW 3, p. 404.

48PLATON, Sophiste, 253a-b, trad. Diès. Voir aussi le Philèbe, 17b, trad. Diès : « Le son que

nous émettons par la bouche est un chez tous et chacun de nous, et, d’autre part, est d’une diversité infinie. […] Et ni l’une ni l’autre chose ne suffit encore à nous rendre savant, soit de le connaître comme infini, soit de le connaître comme un; mais connaître quelle quantité il a et quelles différences, voilà ce qui fait de chacun de nous un grammairien. »

C’est ainsi qu’en 238d-239a, Platon montre que Parménide se contredit lui- même en affirmant qu’il est impossible de parler du non-être. En effet, en disant que le non-être est impensable, on lui attribue l’unité et l’être. Platon établit ici une correspondance très étroite entre le langage et l’être, car le

logos est ce qui permet d’attribuer l’être au non-être. Cela n’est possible que parce que le logos est un genre de l’être50. Par le langage, une chose

peut se faire passer pour une autre, et c’est cela qui rend l’existence possible du sophiste en tant que contrefaçon du sage. Le sophiste peut ainsi tromper ses auditeurs en nommant d’un même nom la chose en soi et son simulacre. Qu’un même nom puisse signifier le Même et l’Autre se fonde sur le découvrement de l’étant comme autre que ce qu’il est, c’est-à- dire comme apparence (Schein)51.

La grande leçon qu’il faut tirer du cours de Heidegger sur le

Sophisteest que l’être de l’étant se dévoile au travers du langage parce que le langage partage la même structure ontologique que l’être lui-même. « Le caractère foncier de l’être est donc tiré de la structure du logos lui- même52. » Comme le dit Catherine H. Zuckert, Heidegger, dans son cours

sur le Sophiste,

rediscovered the centrality of legein or logos, not merely as the defining characteristic of human life, but as the way or “place” in which truth was both discovered and concealed. “Speech” was the original connective between what came to be defined in modern philosophy as subject and object as well as among

50PLATON, Sophiste, 260a.

51 Là-dessus, voir T. BASQUE, Étude sur la phénoménologie de Heidegger. L’être et le phénomène, Paris, l’Harmathan, 2008, p. 195-217.

various subjects. […] Aristotle developed and clarified this platonic concept in this Nicomachean Ethics by showing that there were different kinds of knowledge or ways of disclosing the truth, all of wich proceeded through logos except the highest, pure contemplation or theorein of the beings that always are by nous53.

Si l’être est comme le langage et que les lettres du langage doivent être bien ordonnées par la science du grammairien pour avoir un sens, une science du mélange des genres de l’être, du Même et de l’Autre est donc nécessaire54. Cette science du mélange des genres est la dialectique et

celui qui la possède est le véritable philosophe55. La dialectique

platonicienne, selon Heidegger, est « la mise en évidence des possibilités, pour

l’étant, d’entrer conjointement en présence, pour autant qu’il vient à l’encontre dans le logos56». Elle a pour tâche de « rendre visible l’être de l’étant57». La

dialectique platonicienne en reste cependant au niveau des logoï, alors que l’essentiel se trouve au-delà du logos, et ne serait accessible que par une vision des choses elles-mêmes en une intuition originaire.

La dialectique n’est en rien un degré plus élevé de la « pensée » opposée à la « simple intuition » — c’est au contraire l’inverse : son seul sens et sa seule tendance, c’est, en traversant ce dont on se contente de discuter, de préparer et d’élaborer la véritable intuition originaire58.

Abordant le thème des genres de l’être dont parle le Sophiste, Heidegger nous dit qu’il s’agit en fait des souches de l’être. Selon Heidegger, il ne faut pas traduire genos par genre, mais plutôt par souche, 53 C. H. ZUCKERT. Postmodern Platos, Chicago, The University of Chicago Press, 1996,

p. 35-36.

54PLATON, Sophiste, 253b-c. 55PLATON, Sophiste, 253d-e.

56M. HEIDEGGER, Platon : Sophiste, Paris, Gallimard, 2001, p. 500; GA 19, p. 530. 57M. HEIDEGGER, Platon : Sophiste, Paris, Gallimard, 2001, p. 493; GA 19, p. 523. 58M. HEIDEGGER, Platon : Sophiste, Paris, Gallimard, 2001, p. 189; GA 19, p. 198.

détruisant ainsi le sens logique de ce concept pour en restaurer le sens ontologique originaire59. Ce qu’on appelle les genres suprêmes de l’être

sont les concepts ontologiques les plus fondamentaux et les plus universels de tout étant en tant qu’étant. Ce qu’il importe dès lors de remarquer, c’est que Heidegger, en 1924, voit Platon comme un penseur de l’être en tant que fondement caché de l’étant, étant où l’être s’est lui- même mis en retrait. C’est donc une pensée de l’être en tant qu’être. Il ne pense pas encore que Platon a plongé l’être dans l’oubli en le réduisant à l’étant suprasensible, l’être en tant qu’idée :

Il faut se désaccoutumer de plaquer sur la philosophie platonicienne l’horizon scolaire, comme s’il y avait chez Platon dans une case la sensibilité, et dans l’autre le suprasensible. Platon a vu le monde de façon tout aussi élémentaire que notre manière à nous de le voir, à ceci près qu’il a su le découvrir d’un œil beaucoup plus neuf60.

La méditation du Sophiste de Platon est un moment important pour Heidegger, car elle nous enseigne que c’est à travers le logos que l’être vient à la rencontre du Dasein.