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D’après Gadamer, le sens originaire de la notion de mot est celui du nom375. À l’origine, l’unité du mot et de la chose allait de soi, le nom d’une

chose était une partie de la chose, comme le nom propre d’une personne appartient à la personne. La preuve en est qu’en grec un mot est désigné par l’expression onoma, expression qui désigne en premier lieu le nom propre. Un mot est donc d’abord compris à partir du nom, ce qui implique l’appartenance du nom à la chose, le nom faisant partie de son être376.

La philosophie grecque va remettre en question l’idée que le mot représente l’être véritable. Le mot va être réduit à n’être qu’un nom sans lien véritable avec la chose qui le porte. C’est ce qui se trouve à l’arrière- plan du questionnement sur la justesse des noms qui se trouve dans le

Cratyle de Platon. Le pouvoir de la langue que les sophistes avaient exploité était devenu si grand que Platon devait libérer la philosophie de son empire afin de combattre le danger de corruption et de perversion de la pensée que représentaient les sophistes377. Pour Platon, qui considérait

l’orientation vers l’eidos comme étant l’orientation déterminante du logos,

375VM, p. 428; GW 1, p. 409.

376 L. DE GÉRIN-RICARD, Histoire de l’occultisme, Paris, Payot, 1947, p. 19 : « Pour les

Égyptiens, rien n’existait avant d’avoir été parlé. Le dieu Thot personnifiait la langue, et pour que les êtres et les choses prissent une existence réelle, ils devaient être parlés, "jetés du dedans au dehors" par ceux qui les avaient pensés. "La langue, lit-on sur des inscriptions hiéroglyphiques, crée tout ce qui est aimé et tout ce qui est détesté, la langue crée la totalité des choses. Rien n’existe avant d’avoir reçu son nom à haute voix." »

377PLATON, Cratyle, 440c, trad. Dalimier : « Il n’est pas non plus très sensé d’avoir recours

aux noms pour prendre soin de soi-même et de son âme, de se fier à eux ainsi qu’à ceux qui les ont établis pour soutenir, comme si l’on savait quelque chose, cette sentence qu’on aura prononcée contre les êtres et soi-même en particulier – que rien du tout n’est sain, que tout fuit comme vases d’argiles. »

cela ne pouvait ne conduire qu’à voir dans le langage une source d’erreur et de confusion dont la pensée doit se libérer378.

C’est pourquoi, en ridiculisant toutes les tentatives de voir un rapport de ressemblance entre un mot et ce qu’il représente, Platon veut montrer dans le Cratyle que malgré la prétention à la justesse du langage, on ne peut atteindre la vérité des choses à partir des mots379. Le langage

étant aussi trompeur que l’apparence sensible des choses, la matérialisation de la pensée dans le son des mots ne peut prétendre à aucune vérité380.

Gadamer va donc dire que « Platon recule devant le vrai rapport du mot aux choses381». « Il ne fait aucun doute que Platon ne réfléchit pas au

fait que l’opération de la pensée, considérée comme dialogue de l’âme, comporte elle-même un lien à la langue382». En situant la vérité au-delà

des mots, « Platon a dissimulé l’essence propre de la langue plus profondément que ne l’avaient fait les théoriciens de la sophistique, qui avaient développé leur art propre en usant et en abusant de la langue383. »

Gadamer est ici inhabituellement dur envers Platon. Autant partout ailleurs Gadamer tente de résister à la radicalité du jugement de

378VM, p. 441; GW 1, p. 421-422.

379 PLATON, Cratyle, 439b, trad. Dalimier : « Bah ! savoir comment il faut apprendre ou

découvrir les êtres, peut-être est-ce là trop lourde tâche pour toi et moi ! C’est déjà beau de reconnaître qu’il ne faut pas partir des noms, et qu’il vaut beaucoup mieux apprendre et rechercher les choses elles-mêmes en partant d’elles-mêmes qu’en partant des noms. »

380PLATON, Lettre VII, 342c, trad. Brisson : « [La connaissance] a son existence non dans

les sons, pas davantage dans les figures matérielle, mais dans les âmes ».

381VM, p. 430; GW 1, p. 411. 382VM, p. 430; GW 1, p. 411. 383VM, p. 431; GW 1, p. 413.

Heidegger sur Platon, autant va-t-il ici condamner l’idéalisme de la conception platonicienne du langage.

En quoi Platon a-t-il nié l’être de la langue? C’est que pour Gadamer, tout mot en tant que mot est juste dans la mesure où il nomme une chose :

Le mot est alors juste quand il amène la chose à la présentation (Darstellung), donc quand il en est une présentation (mimèsis). Mais il ne s’agit certainement pas d’une représentation imitative, au sens d’une copie immédiate qui reproduirait le phénomène audible ou visible ; c’est au contraire l’être (ousia), dont on peut dire qu’il est (einai), que le mot doit rendre manifeste384.

En ce sens, ce n’est jamais le mot en lui-même qui manque de justesse, mais seulement son emploi. En négligeant de faire cette distinction, Platon ne voit pas que les mots sont porteurs de vérité au sens où « leur être se confond avec leur signification, tandis que les copies ne sont que plus ou moins ressemblantes et, en ce sens – par rapport à l’allure de la chose –, plus ou moins justes385». C’est ainsi que Platon plonge dans l’oubli l’être

du langage, qui a son être dans la manifestation de la vérité des choses, le réduisant à l’instrumentalité du pur signe, oubli qui culminera dans l’idéal moderne d’une characteristica universalis.

Pour Gadamer, « [l]e mot n’est pas seulement signe. […] D’une manière énigmatique, le mot comporte un lien à la chose “reproduite” (abgebildetes), une appartenance à l’être de ce qui est reproduit386. » Les

384VM, p. 433; GW 1, p. 414. 385VM, p. 434; GW 1, p. 415. 386VM, p. 440; GW 1, p. 420.

mots ne sont pas que des signes arbitraires. Ce sont les choses elles-mêmes qui viennent à l’être lorsqu’à notre esprit viennent les mots. À l’inverse de ce que disait Boileau, ce qui est bien énoncé se conçoit clairement. L’objet de la pensée n’est pleinement présent à notre esprit que lorsqu’il s’articule dans un langage. La pensée doit s’incarner dans la parole pour se manifester à un esprit fini. Gadamer va donc naturellement se tourner vers l’idée chrétienne d’incarnation du verbe pour décrire le phénomène de la parole. La thèse herméneutique de l’incarnation de la pensée dans le langage peut sembler étrangère à la pensée chrétienne du Moyen Âge. Mais n’oublions pas que l’interprétation de Gadamer est phénoménologique387. Il voit dans la pensée de l’incarnation du verbe

une conception du langage qui dépasse les limites de la pensée grecque. En effet, la pensée chrétienne de l’Incarnation rend mieux justice à l’être de la langue que la philosophie grecque du logos et empêche l’oubli de la langue d’être total.

Au centre même où la théologie chrétienne se laisse imprégner de part en part par la conception grecque de la logique germe quelque chose de nouveau : le centre qu’est la langue, et dans lequel seule la médiation de l’événement de l’Incarnation atteint sa pleine vérité. La christologie fraye la voie à une nouvelle anthropologie, qui réconcilie d’une manière nouvelle l’esprit de l’homme, en sa finitude, avec l’infinité divine. Ce que nous avons nommé expérience herméneutique trouvera ici son véritable fondement388.

387 Que l’on me permette ici d’insister sur ce qui a été posé dès l’introduction de la

présente étude : il s’agit uniquement de procéder à une archéologie des sources médiévales de Vérité et méthode. L’évaluation critique de l’utilisation de celles-ci dépasse le cadre du présent travail.

En effet, dit Gadamer, l’interprétation du mystère de la Trinité par les penseurs chrétiens du Moyen Âge est en étroite relation avec le problème du langage. La quête d’une solution au problème de l’Incarnation va conduire à la valorisation de l’être historique, ce qui constitue une innovation radicale dans l’histoire de la pensée. Comme le dit Gadamer, « à la différence du logos grec, le verbe est pur événement (Verbum proprie

dicitur personaliter tantum)389». Gadamer affirme que la formule latine

vient de la Somme théologique (I, q. 34) alors qu’elle provient en fait du De natura verbi intellectus, section 277 : « […] c’est seulement sur le mode personnel que l’on parle proprement du verbe. »

Quand la Parole se fait chair et que la réalité de l’esprit ne s’accomplit que dans cette Incarnation, le logos est libéré de sa spiritualité, qui signifie en même temps sa potentialité cosmique. L’unicité (Einmaligkeit) de l’événement de la Rédemption marque l’émergence et l’irruption de l’être historique dans la pensée occidentale; elle dégage le phénomène de la langue de l’idéalité du sens où elle s’était abîmée, et fait qu’il se présente à la réflexion philosophique. Car, à la différence du logos grec, le verbe est pur événement (Gesgenbild)390.

Affirmer que le logos est libéré de sa spiritualité (Spiritualität) par l’Incarnation est tout à fait contraire à la conception platonicienne selon laquelle la pensée est indépendante du langage et que ce dernier ne peut être au mieux qu’un instrument bien imparfait pour exprimer la pensée. Mais comment Gadamer peut-il dire que le logos est libéré de sa spiritualité? Habituellement, c’est par le développement de sa spiritualité que l’on peut espérer parvenir à se libérer de la pesanteur de son existence 389VM, p. 442; GW 1, p. 423.

charnelle. Que l’on puisse être libéré de la spiritualité semble à tout le moins étrange, comme le remarque à juste titre John Arthos.

Dans l’événement de la Rédemption, l’incarnation du logos assure le salut de la création en la libérant de l’empire du péché et de la mort. L’abaissement du logos divin dans la chair humaine assure la sanctification de celle-ci. C’est la chair qui est libérée, alors que Gadamer, dans un étrange renversement qu’Arthos n’arrive pas à expliquer, affirme que c’est le logos qui est libéré de la spiritualité. Et que doit-on comprendre lorsque Gadamer affirme que l’unicité de l’événement de la Rédemption marque l’émergence et l’irruption de l’être historique dans la pensée occidentale et qu’elle dégage le phénomène de la langue de l’idéalité du sens? Le fil de la pensée de Gadamer est ici très difficile à dégager. D’après Arthos, Gadamer pense à la conception hégélienne de l’Incarnation qui est assez aristotélisante :

We know that uniqueness in this particular context means individual in a fully biographical sense. God became human by becoming Jesus of Nazareth, the son of a carpenter, to signify that every mortal, no matter how insignificant, is a son of God. Salvation is brought about by an identification – the son of God with the sons of man. It is the announcement of the relation between the transcendent and the immanent. Pure spirituality here has the negative connotation of pure abstraction, something that, for an Aristotelian, does not actually exist. To put this in terms of Christian doctrine, the economic procession is foreordained. The concretion of the Son in mortal form fulfills the abstract potential (erst in dieser Inkarnation die Wirklichkeit des Geistes sich vollendet). What Gadamer is doing here is inserting Hegel’s reading of the incarnation, which is to say, a philosophical conflation of Aristotle with Trinitarian doctrine391.

391J. ARTHOS, The Inner Word in H.-G. Gadamer’s Hermeneutics, Notre Dame, University of

Gadamer associerait la séparation du langage et des choses à une pure abstraction, or une pure abstraction, comme le dit Aristote, est une absurdité. C’est donc de cette absurdité qu’est libéré le langage par la pensée chrétienne. Les choses sont unies au langage qui les rend présentes à l’esprit comme Dieu est uni à un corps en la personne de Jésus-Christ. Il ne faut pas confondre l’Incarnation avec l’incorporation platonicienne, pythagoricienne ou orphique. Dans ces théories, il y a une altérité complète entre l’âme et le corps, un dualisme radical entre l’esprit et la matière392. Pour les platoniciens, l’âme est d’une nature complètement

étrangère au corps qui lui sert de tombeau ou de prison393. Pour un

platonicien, avoir un corps, c’est la déchéance de l’âme, alors que pour un chrétien c’est prendre part au corps du Christ. Loin d’être une déchéance de l’esprit dans la matière, l’Incarnation est un événement salvateur qui sanctifie le corps des humains.

Pour les Pères de l’Église, le Verbe est devenu chair. Le problème théologique de l’Incarnation se distingue du problème de la trinité dans la mesure où l’Incarnation est un événement temporel alors que l’engendrement du Fils par le Père est une procession éternelle. Mais le mystère de l’Incarnation demeure tout de même lié au mystère de la 392C’est ce que j’explique dans F. DOYON, « L’origine gnostique de la vision négative de la

sexualité chez saint Augustin », Ithaque, 1, 2007, p. 25-47.

393 Avant d’avoir un corps, « nous étions purs; nous ne portions pas la marque de ce

tombeau que sous le nom de "corps" nous promenons à présent avec nous, attachés à lui comme l’huître à sa coquille. » (PLATON, Phèdre, 250c, trad. Brisson). L’âme doit « se délier du corps comme on se délie de ses chaînes. » (PLATON, Phédon, 67d, trad. Dixsaut).

Trinité en ce qui concerne la question du subordinationisme. Car comme l’écrit J. Grondin,

L’élaboration de cette relation [entre le signe et le verbum] dans le cadre d’un écrit comme le De Trinitate est bien sûr axée sur un problème théologique bien précis : comment penser l’incarnation divine sans faire du verbe, ou du logos, une simple extériorisation sensible de Dieu, ce qui aurait pour conséquence un subordinationisme trinitaire? L’enjeu théologique est simple : si la manifestation du divin en Jésus-Christ n’est qu’une extériorisation sensible et temporelle, elle n’est pas pleinement divine. Or, si on a bel et bien affaire à une présence divine totale et entière, comment expliquer que le divin ait pu revêtir une forme historique et sensible394?

Pour Gadamer, le problème de la Trinité est lié au problème de l’Incarnation, car il fait référence entre autres au Commentaire au Prologue de l’Évangile de Jean, où Thomas articule la théologie trinitaire à la théologie de l’Incarnation. Les penseurs chrétiens ont tenté de comprendre le mystère de la sainte Trinité et le mystère de l’Incarnation en les comparant au phénomène de la langue. Dieu le Fils est comme le verbe intérieur et le Verbe incarné est comme le verbe proféré dans une langue particulière. Dans Vérité et méthode, Gadamer reprendra cette comparaison afin de montrer que la conception du langage d’Augustin, mais surtout de Thomas d’Aquin, est plus juste que la conception exposée dans le Cratyle de Platon. Plus précisément, nous verrons que la notion de verbum interius de Thomas d’Aquin se rapproche davantage de la conception gadamérienne du langage que la notion de verbum cordis exposée par

394J. GRONDIN, L’universalité de l’herméneutique, paris, Presses Universitaires de France,

Augustin dans le De Magistro395.Mais voyons d’abord comment Augustin

développe une conception du langage qui lui permet de tenter de surmonter l’aporie subordinationiste.