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Alors que Salomé fait sortir Jokanaan de sa prison, le monologue plein de désir qu’elle lui adresse et qu’il refuse d’entendre est directement inspiré du Cantique des Cantiques, aussi appelé le Chant de Salomon, de l’Ancien Testament, qui raconte l’histoire d’un homme et d’une femme qui s’aiment, puis se marient, et loue l’importance du désir sexuel dans une relation conjugale. Par exemple, dans la quatrième partie du Cantique, Salomon dit à sa femme « Your eyes behind your veil are doves. Your hair is like a flock of goats descending

from the hills of Gilead. [...] Your lips are like a scarlet ribbon; your mouth is lovely [...] Your neck is like the tower of David », ce qui rappelle directement la tirade de Salomé,

répartie tout au long de son face à face avec le Saint : « Thy hair is like clusters of grape, like

the clusters of black grapes [...] Thy mouth is like a band of scarlet on a tower of ivory »

(29).13 En s’inspirant directement de la tirade de Salomon, Wilde a écrit celle de Salomé en se concentrant sur un élément précis du corps de Jokanaan (les yeux, le corps, les cheveux, la bouche, comme le Roi dans le Cantique), suivi de « is/are like » et d’un moyen de comparaison qui peut être retrouvé dans le texte biblique. Si ces tournures de phrases ne paraissent pas naturelles et donnent un rythme particulier aux mots de la Princesse, ils accentuent surtout leurs liens avec ceux de Salomon dans l’Ancien Testament et avec une manière d’écrire propre aux textes bibliques.

Ce lien, qui a été fait par de nombreux chercheurs et critiques, est un nouvel exemple de la subversion des genres dans Salomé.14 En effet, dans le texte biblique, Salomon est celui qui fait une déclaration passionnelle à sa femme dans ce chapitre du Cantique, alors qu’elle reste muette. En effet de miroir, Salomé se répète et prend la parole longtemps alors que Jokanaan est celui qu’elle décrit, et que lui reste quasiment toujours silencieux, si ce n’est pour la repousser. De nouveau, Salomé devient l’élément actif de ce désir à sens unique, alors que le Saint en est le réceptacle passif et réticent. Il est aussi intéressant de noter que le parallèle entre la Princesse et le Roi peut s’étendre jusqu’à leurs prénoms, puisque tous deux, ressemblants, descendent du mot hébreux « Shalon » et du prénom Shlomit, qui signifie

13 « Tes yeux sont des yeux de colombe derrière ton voile. Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres,

suspendues au flanc de la montagne de Galaad. […] Tes lèvres sont comme un fil de pourpre, et ta bouche est charmante […] Ton cou est comme la tour de David », « Tes cheveux ressemblent à des grappes de raisin, à des grappes de raisin noir […] Ta bouche est comme une bande d’écarlate sur une tour d’ivoire. » (13-14)

14 Kerry Powell, Acting Wilde: « Her passion for Jokanaan is similarly complicated, for her passionate and

poetic descriptions of his physical beauty are a reverse echo of the biblical Song of Solomon, where the desiring subject is male, and the beautiful desired is female. » (59) (« Sa passion pour Jokanaan est similairement

compliquée, parce que ses descriptions poétiques et passionnées de sa beauté physique sont un écho inversé du Chant de Salomon biblique, où le sujet désirant est mâle et la beauté désirée est femelle. »)

104 « paix » ou « plénitude », selon le Premier livre des Chroniques. Les rôles d’homme et de femme sont donc inversés à cause de ce lien direct avec l’Ancien Testament, et parce que la femme est celle qui désire l’homme et non l’inverse, mais les rôles de Salomé comme de Jean Baptiste sont également inversés dans les représentations picturales de la pièce de Wilde. Beardsley, en illustrant la pièce, a représenté le baiser final dans son dessin The Climax, fortement chargé en érotisme et en symbolisme, et a pris soin de donner à la Princesse un aspect monstrueux, presque un stéréotype de la sorcière, mais a aussi représenté doublement Méduse.

Aubrey Beardsley, The Climax, 1894, dessin J’ai baisé ta bouche, Iokanaan, 1894, dessin

Les dessins de Beardsley reprennent un élément important de la pièce de Wilde, qui l’associe une fois de plus avec le mouvement décadent : l’obscène. Étymologiquement, le mot « obscène » vient du latin « obscenus » (« sinistre, de mauvais augure, dégoûtant, indécent »), désigne ce qui ne peut pas être montré, ce qui heurte la décence, et est souvent lié à la sexualité. Dans la pièce de Wilde, ce qui peut être considéré comme décadent, que ce soit la luxure de la Princesse, une danse hypothétiquement trop osée, ou le baiser d’une tête décapitée, peut tout aussi bien être vu comme obscène, et est pourtant visible de tous, se déroule sur scène et sous les projecteurs. Comme la femme fatale que l’on ne doit pas regarder et qui est pourtant « monstrée » par le dramaturge, les éléments obscènes ont une place importante, voire primordiale, dans la pièce : tout ce qui devrait être caché sous un voile de pudeur est montré (mis à part la fin même de l’héroïne, dont nous reparlerons plus tard).

105 Beardsley, dans la même optique, représente ces mêmes scènes jugées irreprésentables par les mœurs sociales, et l’obscène de Salomé devient une fois de plus dans ses dessins la chose qu’il faut paradoxalement regarder. Mais outre le titre clairement érotique et les différentes images phalliques que l’on peut voir dans ce dessin, et dans celui de J’ai baisé ta bouche,

Iokanaan, qu’il a fait avant The Climax, nous nous intéresserons avant tout aux cheveux des

personnages. Si Salomé est dotée d’une chevelure sombre qui semble se mouvoir par elle- même, comme celle de Méduse dans ses représentations picturales, et qu’elle plonge un regard effrayant dans celui du Saint, ce dernier est pourtant celui qui arbore des serpents sur son crâne. Le lien entre la Gorgone et la Princesse est évident, mais pourtant, Beardsley a donné à la tête coupée de Jokanaan l’apparence de celle de Méduse. Si la jeune femme semble détenir le pouvoir du regard qui est associé à cette figure mythologique, le Saint est celui qui rencontre son sort en se faisant trancher la tête. Salomé devient alors Méduse triomphante et dangereuse, capable de transformer en statue ceux qu’elle regarde, alors que Jokanaan devient Méduse victime de Persée, tête sans corps désormais inoffensive.

Dans cette optique, le Saint est alors la victime de la Princesse. Il reste passif face au désir actif et dangereux de la femme, puis la refuse, et finit par mourir parce qu’elle l’ordonne, sa tête devenant un trophée qu’elle prend entre ses mains. Cette importance de la passivité de Jokanaan peut aussi être retrouvée dans les tirades de la Princesse citées auparavant : Salomé, en décrivant son désir pour lui, parle d’abord de sa voix (« What a

strange voice! » [19]), puis de ses yeux (« It is his eyes above all that are terrible » [25]), de

son corps (« I am amorous of thy body » [28]), ses cheveux (« It is of thy hair that I am

enamoured » [29]), et enfin de sa bouche (« It is thy mouth that I desire » [29]).15 Elle ne parle jamais de lui dans son entièreté, mais au contraire le morcelle, son désir la poussant à choisir l’une des parties de son corps pour le louer, puis le mépriser une fois qu’il a refusé ses avances, plusieurs fois de suite. Elle détient le pouvoir de le faire et le défaire à sa guise, comme s’il était un objet, une statue à mouler, chose à laquelle il est comparé plusieurs fois : « He is like a thin ivory statue. […] His flesh must be very cold, cold as ivory … I would look

closer at him. » (25), « Thy body was a column of ivory set upon feet of silver » (73).16

L’insistance de Salomé pour le voir de plus près, tout comme son désir de le toucher, renforcent l’impression que Jokanaan est une statue, une œuvre d’art qui ne doit pas être salie par sa main. La Princesse, alors, devient Pygmalion quand le Saint est Galatée, elle est

15 « Quelle étrange voix ! » (8), « Ce sont les yeux surtout qui sont terribles. » (11), « Je suis amoureuse de ton

corps. », « C’est de tes cheveux que je suis amoureuse » (13), « C’est de ta bouche que je suis amoureuse » (14)

16 « Il ressemble à une mince image d’ivoire. […] Sa chair doit être très froide, froide comme de l’ivoire … Je

106 l’artiste qui le morcelle dans ses descriptions et le voit comme une statue passive et sans pouvoir, incapable de se défendre.

Dans In Frankenstein’s Shadow, Chris Baldick discute de la notion de monstruosité et explique que d’un point de vue esthétique, elle concernait surtout le rapport des parties au tout dans une œuvre d’art :

The aesthetic discussion of monstrosity does not at first proceed from the moral dimension of the concept we have discussed above, but uses instead the directly physical notion of deformity to illustrate certain problems of the relation of parts to the whole in works of art. (13)17

Avec cela en tête, le désir de Wilde de voir Jokanaan morcelé renforce son statut d’œuvre d’art, puisque sa monstruosité naît des descriptions partielles qui sont données de lui, comme cela est le cas pour Dorian dans les descriptions morcelées du tableau qui contient son âme. Parce que le Saint, comme Dorian, est plus proche de l’œuvre d’art, de par sa beauté indescriptible dans son entièreté, que de l’être humain, il devient monstrueusement beau, et s’éloigne un peu plus de la sphère réelle pour entrer dans celle de l’art. Mais Wilde n’est pas uniquement un auteur décadent qui met en scène le désir de Salomé, il est aussi un esthète qui glorifie dans ses œuvres la supériorité de l’art sur la vie. La beauté, tout comme l’art, deviennent alors presque sacrés, et il est donc possible de faire un lien entre la spiritualité de Jean Baptiste et sa difficulté à se mêler au commun des mortels à son statut d’œuvre d’art. Si Salomé est surtout corps, elle reste un corps vivant et mouvant, dansant, entier : sa présence physique est puissante, et elle est possédée par un désir humain. En contrepartie, Jokanaan reste toujours hors de sa portée, morcelé et physiquement passif, poussé par un désir purement spirituel. La tête représente l’esprit, le spirituel, et le sacré : lorsque Salomé ordonne au bourreau de couper la tête du Saint, elle le rend alors totalement spirituel et le libère de sa prison corporelle. Quand elle finit par dire, une fois la tête entre ses mains « thy tongue, that

was like a red snake darting poison, it moves no more, it speaks no words, Jokanaan, that scarlet viper [...] How is it that the red viper stirs no longer? » (73),18 elle signale le silence final de Jokanaan, la perte de sa voix, qui était ce qui pourtant le définissait, mais surtout le seul lien qu’il y avait entre son esprit sacré et son corps de statue. La voix qui proférait des malédictions s’éteint sous les ordres du corps que personne ne peut quitter des yeux, et

17 « Le débat esthétique sur la monstruosité ne vient pas originellement de la dimension morale du concept dont

nous venons de discuter, mais concerne plutôt la notion directement physique de difformité pour illustrer certains problèmes quand à la relation des parties au tout dans les œuvres d’art. »

18 « Ta langue qui était comme un serpent rouge dardant des poisons, elle ne remue plus, elle ne dit rien

107 pourtant, une analyse d’ordre esthétique reste possible : Jokanaan, jusqu’à la fin, reste intouchable, et lorsqu’il est physiquement morcelé par l’épée du bourreau, ce n’est que pour se séparer de son enveloppe corporelle, et pour laisser Salomé-Pygmalion désespérer de l’immobilité de sa statue.

Ainsi, la notion de féminité et de masculinité dans Saint Joan et dans Salomé est d’abord réétudiée vis-à-vis des héroïnes, qui ne correspondent pas à l’idéal de féminité de la société victorienne, moyenâgeuse ou orientale, mais aussi vis-à-vis des rapports entre homme et femme dans les pièces en général. Une fois opposées à un homme comme Charles ou Jean- Baptiste, Jeanne et Salomé, qui transgressent les normes genrées, déconstruisent non seulement la notion de féminité, mais aussi par comparaison celle de masculinité. Quand les femmes gagnent en pouvoir, en puissance, et en force active, les hommes perdent les leurs et deviennent sensibles comme Charles, hystériques comme Hérode, ou victimes comme Jokanaan. Wilde et Shaw ont décidé de représenter respectivement un homme inférieur à sa femme, un autre plus proche de l’œuvre d’art que de l’humain, et un dernier qui s’avère être le pantin de ceux qu’il est censé diriger. Les dramaturges jouent avec leur public, déconstruisent les normes qu’ils connaissent si bien, et subvertissent non seulement les rôles genrés, mais aussi toutes les attentes qu’il pourrait avoir en venant voir la pièce.

B – Un jeu avec les attentes du public

La subversion des genres dans les pièces n’est pas sans conséquences : si la transgression des normes de féminité des héroïnes entraîne la transgression des normes de masculinité pour Charles, Hérode et Jean-Baptiste, ces deux transgressions entraînent à leur tour un dérèglement du pouvoir. Comme nous l’avons vu, Hérodias prend le pouvoir à Hérode, alors que Charles le Dauphin devient un pantin manipulé aisément par les autres personnages parce qu’il est trop sensible pour remplir le rôle d’homme et de roi. Plus généralement encore, tous les rôles que sont censés remplir les personnages, que ce soit par rapport à leur genre, leur rang social, ou l’imaginaire populaire, sont renversés, les dramaturges jouant avec l’idée de subversion pour prendre leur public par surprise. Les pièces finissent par incarner un nouvel ordre, un monde où les normes contemporaines des auteurs ne sont plus, laissant voir ce que ces auteurs ont voulu dire sur ces normes.

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