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Comme nous l’avons vu, Salomé est toujours une figure double, hybride, à la fois image du désir et image du danger, qui rappelle les monstres mythiques que sont les vampires qui sont à la fois morts et vivants, ou Méduse qui pétrifie d’un regard tous ceux qui croisent le sien mais finit elle-même pétrifiée. Cette hybridité peut également se retrouver chez Jeanne : elle n’est pas vraiment femme parce qu’elle refuse de porter leurs vêtements, devenant selon la définition de Shaw presque un homme, mais elle n’est pas non plus vraiment adulte, répondant avec l’innocence d’un enfant à la plupart des questions qui lui sont posées, et sans cesse infantilisée par les autres personnages. Quand Shaw la décrit par les mots « She is an

103 Bénédicte Jarrasse, « Danses macabres », Les Deux Corps de la danse : Imaginaires et représentations à

l’âge romantique, Pantin : Centre National de la Danse, 2017, p. 690-708.

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ablebodied country girl or 17 or 18 » (62),105 il la définit par quelques éléments : son rang social, puisqu’elle vient de la campagne et non d’un château, son âge, qui ne la place ni dans l’enfance ni dans l’âge adulte, le fait que ce soit une « fille » (et non une « femme »), et le mot « ablebodied », qui pourrait être utilisé pour n’importe quel soldat apte à se battre.

Dans Woman and the Demon, Nina Auerbach analyse les images victoriennes de la vieille fille et de la femme déchue, deux stéréotypes de l’époque qui semblent convenir parfaitement à Jeanne et Salomé :

As old maids were exhorted for conflicting reasons to emigrate to the colonies, so prostitutes were commonly transported there. Both were defined as essential strangers in England, and both were associated with the promise and the terror of a new world. (153) As angel, [the woman] is militant rather than nurtures, displacing the God she pretends to serve. [...] As fallen woman, she spurns meekness for the glory of her own apotheosis. (185)106

Dans ce schéma, il est aisé d’associer Jeanne et la « old maid » ou l’« angel » décrit par Auerbach, ainsi que Salomé, les prostituées, et la « fallen woman ». Dans tous les cas, toutes deux rentrent dans ces cases victoriennes de la femme qui est soit trop sexuelle au point de devenir une femme déchue, soit pas assez au point de finir vieille fille : ces deux stéréotypes féminins représentent des femmes qui ne se conforment pas aux normes genrées, mais aussi les femmes qui deviendront les icônes des New Women.

En étant des figures ambigües, hybrides, Jeanne et Salomé représentent de nouvelle fois le monstre victorien : elles sont tour à tour hystériques et possédées, menstruées et asexuées, sorcières et femmes fatales, adultes et enfants, figures mythologiques fascinantes et effrayantes. À travers elle, Shaw et Wilde ont réussi à représenter la peur masculine de la femme trop féminine ou pas assez féminine, mais surtout de la femme indépendante qui dirige ou manipule les hommes pour obtenir ce qu’elle souhaite. Si elles sont victimes du regard masculin, elles sont aussi ensorceleuses, capables de se servir de ce regard pour accomplir leur propre but, l’une par les mots, l’autre par la danse. Une fois mises en scène, elles obtiennent un pouvoir féminin, celui du corps qui fascine et qui séduit, mais aussi celui qui

105 « C’est une robuste campagnarde de dix-sept à dix-huit ans » (9)

106 « De la même manière que l’on exhortait les vieilles fille à émigrer dans les colonies pour des raisons

contradictoires, les prostituées l’étaient souvent également. Les deux étaient définies en tant que fondamentalement étrangères en Angleterre, et les deux étaient associées aux promesses et à la terreur d’un nouveau monde. »

« En tant qu’ange, [la femme] est militante plutôt que maternelle, remplaçant le Dieu qu’elle prétend servir. […] En tant que femme déchue, elle méprise la docilité pour la gloire de sa propre apothéose. »

93 incarne tout ce qui inquiète la société de l’époque. Les actrices qui incarnent Jeanne et Salomé représentent non seulement deux héroïnes rebelles de l’imaginaire populaire, mais aussi tout ce que les dramaturges ont voulu qu’elles incarnent, deux monstres féminins.

Ainsi, si le pouvoir du langage finit par être limité, celui du corps est moins visible mais plus dévastateur. De simples victimes d’un regard masculin sexualisant, d’une mise en scène de leur corps et de leur féminité effectuée par les puissants, et par extension par les dramaturges qui les écrivent, les héroïnes finissent si corporelles qu’elles ne peuvent plus être ignorées. Qu’elle soit sexuelle ou pas assez, la femme, sur la scène de Shaw et de Wilde, finit par incarner une peur masculine ou une autre, par se montrer problématique. Mettre une actrice sur scène pour qu’elle incarne Jeanne ou Salomé, c’est non seulement lui mettre un costume bien trop facilement associé à ce personnage et lui demander d’être une présence plus physique que spirituelle, mais c’est aussi rappeler au public sa monstruosité de femme libre et libérée des normes genrées qui pèsent sur les femmes de l’époque. Si la femme est visible, elle peut se servir de sa corporalité à son avantage, la regarder revient à regarder Méduse, mais elle est aussi monstrueuse, hystérique, hypersexuelle, frigide, hybride, possédée, sorcière ou femme fatale. Les dramaturges n’ont pas simplement mis en scène une bataille entre le corps et l’esprit, mais aussi une bataille contemporaine entre les images de femme fantasmées qui existaient à l’époque dans l’imaginaire populaire des hommes et les nombreuses peurs de ces mêmes hommes qui transformaient la femme en objet du regard mais surtout en sujet craint. En monstrant la femme, ils la rendent inquiétante et menaçante, mais aussi et surtout puissante, renversant les rôles genrés en remettant en question la notion de féminité et de masculinité qui était la norme à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.

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III – « Qu’on tue cette femme » : une rébellion qui échoue

A – La notion de féminité et de masculinité

Au-delà du travestissement, les deux héroïnes ont toutes deux hérité de caractéristiques stéréotypiquement masculines. Les exemples les plus évidents de cela sont la sexualité affichée de Salomé et sa capacité à prendre les devants et l’exprimer, ainsi que la faculté de Jeanne à se battre sur un champ de bataille. Par comparaison, les hommes qui les entourent ont hérité de caractéristiques considérées plus féminines, comme la folie obsessionnelle d’Hérode ou la faiblesse physique de Charles. La notion de féminité et de masculinité, dans les deux pièces, est renversée, voire moquée, alors que Shaw et Wilde brouillent les normes genrées si claires à leur époque.