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Au début de la préface de Saint Joan, Shaw rappelle d’abord l’adolescence de Jeanne et son refus de se conforter au rôle de femme au foyer de sa société, que nous avons évoqués précédemment, puis continue son portrait d’elle en évoquant ce qu’il juge être la réelle cause de sa condamnation – sa prétention :

[S]he refused to accept the specific woman’s lot, and dressed and fought and lived as men did. As she contrived to assert herself in all these way with such force that she was famous throughout Europe before she was out of her teens (indeed she never got out of them), it is hardly surprising that she was judicially burnt [...] essentially for what we call unwomanly and insufferable presumption. At eighteen Joan’s pretension were beyond

those of the proudest Pope or the haughtiest emperor. She claimed to be the ambassador

and plenipotentiary of God, and to be, in effect, a member of the Church Triumphant whilst still in the flesh on earth. She patronized her own king, and summoned the English king to repentance and obedience to her commands. She lectured, talked down, and overruled statesmen and prelates. (4, mes italiques)1

1 « Refusant d’accepter le sort spécifique de la femme, elle s’habilla, combattit et vécut comme les hommes […]

Étant donné qu’elle réussit à s’imposer de toutes ces façons avec une force telle qu’elle fut connue dans toute l’Europe occidentale avant d’avoir atteint ses vingt ans – qu’elle n’atteignit même jamais – il n’est guère surprenant qu’elle ait été brûlée judiciairement […] en réalité […] à cause de ce que nous appelons une présomption intolérable, peu convenable chez une femme. A dix-huit ans, les prétentions de Jeanne dépassaient celles du pape le plus orgueilleux ou de l’empereur le plus arrogant. Elle prétendait être l’ambassadeur et le plénipotentiaire de Dieu, et, en réalité, faire partie de l’Église Triomphante tout en étant encore sur terre en chair

95 Le début de la Préface annonce le ton de l’œuvre : Shaw s’applique à créer un portrait de cette femme en tant que femme excessive. Il utilise des superlatifs comme « proudest » ou « haughtiest », des termes qui expriment une volonté forte comme « assert herself » ou « such

force », et des comparaisons excessives entre la Sainte et un Pape ou un empereur, deux

figures de pouvoir hiérarchiquement supérieures à toutes les autres. L’hybris de Jeanne est peinte de manière démesurée par le dramaturge quand il présente sa « tragic flaw », son arrogance, son excès, cette faute de caractère typique de la tragédie grecque qui finit par causer la perte des héros. Avant même le début de la pièce elle-même, Shaw l’inscrit alors dans le genre de la tragédie, et, comme dans ces tragédies traditionnelles, semble faire le procès de Jeanne avant même qu’elle n’entre sur scène en expliquant non pas son histoire, mais pourquoi son histoire s’est déroulée de cette manière. En règle générale, les préfaces du dramaturge sont longues et séparées en plusieurs parties, comme un enchaînement d’articles ou d’essais, et semble destinées à encadrer la lecture de ses pièces, à interdire une fausse interprétation de ses intentions. Dans sa biographie George Bernard Shaw, G.K. Chesterton, un ami de Shaw, consacre un chapitre à ce point, « The Problem of a Preface », et explique que pour le dramaturge, les faits présentés sur scène ne peuvent être compris « correctement » (c'est-à-dire comme lui les comprend) sans être analysées et expliquées auparavant : « For

Bernard Shaw […] the philosophy of facts is anterior to the facts themselves. In due time we come to the fact, the incarnation, but in the beginning was the Word ».2 Conscient d’être le Dieu de son microcosme personnel, le dramaturge encadre alors bien la lecture de son œuvre et présente au lecteur (et non pas au public) une héroïne qui correspond en plusieurs points au traditionnel héros de tragédie.

Pour en revenir à l’extrait, si toute la description de la Pucelle est au passé, le dramaturge précise tout de même au présent « pour ce que nous appelons une prétention insupportable et peu féminine ». Les exemples qu’il donne ont beau être des exemples du passé, la société contemporaine de Shaw est celle qui juge l’attitude de Jeanne comme « unwomanly ». Les défauts d’arrogance, d’audace, ou d’ambition exacerbée, qui sont attachés à la jeune fille, sont des défauts jugés comme masculins. Si l’on regarde les exemples donnés, elle est toujours coupable soit de s’affirmer elle-même supérieure aux autres mortels en se présentant comme représentante de Dieu sur terre ou comme sainte, soit de ne pas

et en os. Elle patronnait son propre roi et sommait le roi anglais de se repentir et d’obéir à ses ordres. Elle gourmandait, gouvernait et réduisait au silence les hommes d’État et les prélats. » (VIII-IX)

2 Gilbert Keith Chesterton, George Bernard Shaw, New York: John Lane Company, 1909, p. 7.

« Pour Bernard Shaw [...] la philosophie des faits est antérieure aux faits eux-mêmes. En temps et en heure, nous arrivons aux faits, à l’incarnation, mais au début était la Parole. »

96 respecter la hiérarchie en donnant des ordres ou en prenant de haut ses supérieurs sociaux (soit la totalité des personnages présents dans la pièce). Shaw utilise même le terme « patronized », qui est généralement utilisé pour décrire la condescendance dans toute relation où l’un est jugé supérieur à l’autre, que ce soit socialement ou moralement. Le crime de Jeanne, dans les deux cas, est de se juger supérieure aux autres, plus proche d’un statut de saint, d’être spirituel qui n’a pas à respecter les règles humaines, que des hommes – en d’autres termes, son hybris.

Le mot du Grec ancien « hybris » ou « hubris », qui se traduit souvent par « démesure », désigne une personne orgueilleuse, qui, à l’origine, se jugeait égale ou supérieure aux dieux, chose qui était alors jugée comme un crime. C’est un défaut qui est généralement attaché aux héros de la mythologie, ou autres personnages masculins, comme par exemple Icare, qui, une fois doté d’ailes et malgré les avertissements de son père, n’a pu s’empêcher d’avoir assez confiance en lui pour voler trop près du soleil, et est de ce fait tombé alors que la cire de ses ailes a fondu, ou Prométhée, qui, malgré les interdictions de Zeus, dieu des dieux, a confié le feu aux hommes et a reçu comme punition une torture éternelle. En refusant d’obéir à leurs supérieurs ou en pensant qu’ils étaient capables d’accomplir des actes impossibles, les personnages dotés d’ hybris finissent toujours par mourir ou être punis. Mais voler trop près du soleil ou désobéir au dieu des dieux, c’est toujours défier le divin et se penser égal à lui, immortel et intouchable. Dans la Grèce antique, ce crime était considéré comme le plus grand des crimes, et était mythologiquement puni par Némésis, la déesse de la juste colère (divine) et du châtiment céleste. Dans cette optique, si Jeanne est coupable d’hybris, c’est tout d’abord parce qu’elle ne respecte pas les règles de l’Église et parle directement au nom de Dieu, comme nous l’avons vu précédemment – sa condamnation est alors une punition divine, et elle est en effet prononcée par la justice ecclésiastique. Si cela peut rappeler l’idée qu’elle a été condamnée par l’Église catholique parce qu’elle représente la naissance du Protestantisme, son lien avec l’hybris la lie surtout aux figures mythologiques qui ont défié les dieux puisqu’elle se juge apte à parler en leur nom.

Ce reproche lui est fait à maintes reprises dans la pièce, son arrogance et sa démesure semblant être les seuls défauts que tout le monde lui reconnait : « So you are presuming on my

seeing you, are you? » (63), « The Pope himself at his proudest dare not presume as this woman presumes » (103), « Maid: the king addressed himself to me, not to you. You forget

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yourself. You very often forget yourself » (113).3 Dans l’Acte V, l’Archevêque l’accuse directement de démesure, et tout le monde semble être d’accord avec lui :

THE ARCHBISHOP: You came clothed with the virtue of humility; and because God blessed your enterprises accordingly, you have stained yourself with the sin of pride. The

old Greek tragedy is rising among us. It is the chastisement of hubris.

CHARLES: Yes: she thinks she knows better than everyone else.

JOAN [distressed, but naïvely incapable of seeing the effect she is producing] But I do know better than any of you seem to. (113, mes italiques)4

La vieille tragédie grecque dont l’Archevêque parle concerne les héros mentionnés, tous ceux qui ont voulu s’égaler aux dieux ou les provoquer et se sont retrouvés punis de la pire manière possible. Mais ces héros, avant d’être des exemples d’hybris, sont majoritairement des hommes – le péché d’orgueil dont le religieux parle est un péché plus masculin que féminin. Parce qu’elle est orgueilleuse et qu’elle « sait qu’elle a raison », selon ses propres dires, elle peut se permettre de donner des ordres et de se considérer plus apte à conduire une armée ou diriger le roi que les hommes qui l’entourent. Puisqu’une femme, au Moyen-Âge comme à l’époque victorienne, était censée s’effacer pour prendre soin des autres et posséder une humilité qui allait avec son genre, Jeanne devient une fois de plus le contre-exemple, poussée par son hybris à se comporter comme un homme.

Il est intéressant, parallèlement, de noter que Dariane, dans Salomé danse-t-elle ?, fait de Salomé l’incarnation du péché capital de la luxure en décrivant l’ekphrasis du tableau de Moreau par Huysmans : « Elle peut être assimilée à l’un des sept péchés capitaux, la luxure,

devenant son incarnation, et par là profanant l’espace sacré de l’église ». (79) Comme

l’hybris, la luxure est généralement associée aux hommes, puisque l’imaginaire collectif victorien veut que la femme parfaite soit pure autant qu’il veut qu’elle soit humble. Parce que tous ses actes suite à sa rencontre avec Jokanaan découlent de son désir pour le Saint, et que ce même désir est réduit dans ses mots à un désir de le toucher ou de l’embrasser, la Princesse est poussée par la Luxure. Plus important encore, elle éveille le désir chez les hommes, grâce au pouvoir qu’elle possède en regardant et en étant regardée, et manipule aisément le désir des

3 « Ainsi, tu comptes sur l’effet de ta vue, n’est ce pas ? » (11), « Le pape lui-même, dans ses moments de plus

grands orgueils, n’ose pas se permettre ce que cette femme s’est permis. » (100), « Pucelle, le roi s’adressait à moi, et non à vous … vous vous oubliez. Vous vous oubliez très souvent. » (123)

4 « L’ARCHEVÊQUE : Vous êtes venue, revêtue de la vertu de l’humilité et, parce que Dieu a béni votre

entreprise, vous vous êtes souillée du péché d’orgueil. La vieille tragédie grecque renaît parmi nous. C’est le châtiment de hubris.

CHARLES : Oui. Elle croit en savoir plus que tout le monde.

JEANNE [affligée, mais incapable, dans sa naïveté, de voir l’effet qu’elle produit] : Mais j’en sais plus qu’aucun de vous ne semble en savoir. » (124)

98 autres, en se montrant aguicheuse ou en dansant. Ainsi, de la même manière que la Pucelle, qui a trop confiance en elle-même, finit par incarner le péché capital de l’Orgueil, la Princesse hérite de celui de la Luxure, tout aussi typiquement masculin – une fois de plus, de par leur plus grand défaut, leur « tragic flaw », les héroïnes sont teintées de masculinité.