• Aucun résultat trouvé

Mais le langage a aussi une autre dimension : il permet aux protagonistes de jurer, de faire des serments qui sont trop puissants pour être trahis. Les dramaturges donnent aux serments, dans leur pièce, une importance capitale, comme une promesse qui ne peut être rompue. Au procès de Jeanne, quand les religieux lui demandent de jurer sur la Bible qu’elle dira la vérité, toute la vérité, dans une imitation d’un procès moderne, celle-ci se refuse à jurer en ces mots :

THE INQUISITOR [interposing]: This is not yet in order. You forget, Master Promoter, that the proceedings have not been formally opened. The time for questions is after she has sworn on the Gospels to tell us the whole truth.

JOAN: You say this to me every time. I have said again and again that I will tell you all that concerns this trial. But I cannot tell you the whole truth: God does not allow the whole truth to be told. [...] I have sworn as much as I will swear; and I will swear no more. (133)10

Ainsi, non seulement le procès ne peut pas légalement commencer sans que Jeanne n’ait juré sur les Évangiles, mais elle-même se refuse de jurer pour ensuite devoir trahir sa propre parole. Puisque les voix lui interdisent de parler d’elles, elle accepte non pas de jurer de dire toute la vérité mais de le faire tant qu’elle le peut. Étant donné qu’elle devrait jurer sur le texte biblique, cela pourrait être simplement une autre preuve de sa foi – mais l’insistance de l’Église sur ce point lui donne une signification plus grande encore. En effet, Jeanne est après tout accusée de sorcellerie, et l’accusation est persuadée que les voix qu’elle entend viennent de Lucifer lui-même, le père du mensonge. Si cela était vraiment le cas, insister sur le fait qu’elle doit promettre sur la Bible de dire toute la vérité signifie qu’ils pensent que ce simple serment suffira à Jeanne pour dire la vérité sans être influencée par le diable. Le serment est

10 « L’INQUISITEUR [s’interposant] : Vous ne suivez pas les règles … Vous oubliez, maître Promoteur, que le

procès n’est pas encore ouvert selon les formes. Le moment des questions viendra après qu’elle ait juré sur les Évangiles de nous dire toute la vérité.

JEANNE : Vous me dites ça à chaque fois. Je vous l’ai dit et redit : je vous dirai tout ce qui concerne ce procès. Mais je ne peux pas vous dire toute la vérité : Dieu ne permet pas que toute la vérité soit dite. […] J’ai juré autant que je veux jurer et je ne jurerai plus. » (167-168)

44 alors supérieur à toute idée de possession, et le diable lui-même, une fois sous serment, ne peut mentir.

De la même manière, dans Salomé, c’est le serment d’Hérode qui s’avère être l’élément déclencheur du crime qui suivra. Avant sa promesse, il demande trois fois à Salomé de danser, et se voit par trois fois refusé :

HEROD: Dance for me, Salomé. HERODIAS: I will not have her dance. SALOMÉ: I have no desire to dance, Tetrarch.

HEROD: Salomé, daughter of Herodias, dance for me. HERODIAS: Peace. Let her alone.

HEROD: I command thee to dance, Salomé. SALOMÉ: I will not dance, Tetrarch. (54-55)11

Il est intéressant de noter que ces répétitions par trois sont récurrentes dans l’œuvre, comme quand Salomé répète trois fois « Thou wilt do this thing for me, Narraboth » (21-22 deux fois)12 ou qu’elle parle de trois éléments physiques de Jokanaan, son corps, ses cheveux, sa bouche (28-29 deux fois). Le chiffre trois, selon le Dictionnaire des Symboles,13 renvoie au chiffre parfait de la tradition chinoise ainsi que de la tradition catholique, puisqu’il renvoie à la Trinité (le Père, le Fils, et le Saint Esprit). Il est récurrent pour faire monter le suspense de l’action, les répliques se faisant saccadées, comme des coups de tambours, et est toujours suivi de répétitions par quatre. Quand Hérode propose, pour payer la danse de Salomé, de jurer de lui donner tout ce qu’elle veut, même la moitié de son pays, elle le lui fait répéter quatre fois (« even unto the half of my kingdom » [58,59 deux fois, 60])14 alors qu’Hérodias le refuse par quatre fois en finissant par revenir sur la même interdiction, mot pour mot, qu’elle avait donnée dans la citation précédente de cette scène (« Do not dance, my daughter » [deux fois p. 58], « My daughter, do not dance » [59], « I will not have her dance » [60]).15 De la même manière, après avoir répété « Thou wilt do this thing for me, Narraboth », Salomé répète par quatre fois qu’elle sait qu’il le fera : « Thou knowest that thou wilt do this thing for

11 « HERODE : Salomé, dansez pour moi.

HERODIAS : Je ne veux pas qu’elle danse.

SALOMÉ : Je n’ai aucune envie de danser, Tétrarque. HÉRODE : Salomé, fille d’Hérodias, dansez pour moi. HERODIAS : Laissez la tranquille.

HÉRODE : Je vous ordonne de danser, Salomé. SALOMÉ : Je ne danserai pas, Tétrarque. » (27)

12 « Vous ferez cela pour moi, Narraboth. » (9)

13 Jean Chevalier, Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs,

nombres, Paris : Robert Laffont, Jupiter, 1982.

14 « Fût-ce la moitié de mon royaume » (29-31)

45

me. […] Ah ! Thou knowest that thou wilt do what I ask of thee. Thou knowest it ... I know that thou wilt do this thing. » (22). Enfin, une fois repoussée par Jokanaan, elle répète par quatre

fois « Suffer me to kiss thy mouth » (30, 31 deux fois, 32).16 Selon le même dictionnaire, quatre est à la fois le chiffre de la croix et des cavaliers de l’Apocalypse (dans la tradition chinoise, il se prononce de la même manière que le mot « mort »). Ainsi, dans Salomé, le rythme est donné par l’importance de ces chiffres : lorsque l’action accélère, elle accélère par trois, et lorsqu’elle atteint son point culminant, c’est par quatre – depuis la Trinité jusqu’à la Croix, ou depuis le chiffre parfait jusqu’à celui de la mort.

Les répétitions incessantes caractérisent le texte de Salomé et lui donnent une dimension musicale. Les phrases se répètent inlassablement jusqu’à ce qu’on ne puisse pas les ignorer, rappelant une incantation et donnant plus de poids à chaque mot utilisé. C’est une danse de l’écriture qui permet de marquer l’esprit du public, comme des coups répétés, ou, selon l’image de Roland Barthes dans Le plaisir du texte, à des caresses insistantes qui procurent une jouissance propre aux répétitions :

La répétition engendrerait elle-même la jouissance. Les exemples ethnographiques abondent : rythmes obsessionnels, musiques incantatoires, litanies, rites, nembutsu bouddhique, etc. : répéter à l’excès, c’est entrer dans la perte, dans le zéro du signifié. […] En somme, le mot peut être érotique à deux conditions opposées, toutes deux excessives : s’il est répété à outrance, ou au contraire s’il est inattendu. […] Dans les deux cas, c’est la même physique de jouissance, le sillon, l’inscription, la syncope : ce qui est creusé, pilonné ou ce qui éclate, détonne.17

Cet érotisme du langage est utilisé tout au long de la pièce de Wilde et est intimement lié au manque de communication et à l’importance des sons et des formes plutôt que du sens qui y est associé, chose que nous examinerons plus en profondeur plus tard. Il est tout de même intéressant de noter que les répliques des personnages, relativement peu nombreuses, sont toutes chargées de ce pouvoir incantatoire lié aux répétitions et au rythme qu’elles donnent aux phrases, et que la pièce de théâtre devient grâce à elles un morceau de musique sur laquelle Salomé danse.

Pour revenir à l’idée de serments, ce n’est que lorsqu’il a accepté par quatre fois de prêter serment que Salomé accepte enfin de danser : la jeune fille sait très bien le pouvoir qu’elle obtient lorsqu’Hérode accepte de donner sa parole. Le Roi ne jure pas sur la religion, comme Jeanne le fait, mais sur son propre honneur de roi : « I have never failed on my word. I

16 « Vous savez bien que vous ferez cela pour moi […] Ah ! Vous savez bien que vous allez faire ce que je vous

demande. Vous le savez bien, n’est ce pas ? … Moi, je sais bien. » (10), « Laisse-moi baiser ta bouche. » (15)

46

am not one of those who break their oaths. I am the slave of my word, and my word is the word of a king » (61).18 Et lorsque le moment est venu de respecter sa parole, Hérodias et Salomé se liguent pour lui rappeler à quel point un serment est un engagement inviolable :

HEROD: No, no, I will not give it thee. SALOMÉ: You have sworn an oath, Tetrarch.

HERODIAS: Yes, you have sworn an oath. Everybody heard you. You swore it before everybody. (65-66)19

Alors même qu’Hérode a toujours refusé d’exécuter Jean-Baptiste parce qu’il avait peur de lui et qu’il le considérait tout de même comme un être sacré (« I will not deliver him into

your hands. He is a holy man » [41]),20 le simple fait qu’il ait juré devant témoin l’oblige à le faire. Quand il s’exclame dans les dernières minutes « Ah! wherefore did I give my oath?

Hereafter let no king swear an oath. If he keep it not, it is terrible, and if he keep it, it is terrible also »,21 il montre qu’un serment est sacré, qu’en promettant de donner à Salomé ce qu’elle veut, il s’est mis lui-même au pied du mur. Un serment devient une malédiction puisqu’il ne peut se rétracter sous peine de perdre son honneur de roi, alors même que tenir sa parole condamne son pays et qu’il n’en est que trop conscient.

Le serment, ainsi, dans Saint Joan comme dans Salomé, devient un autre pouvoir du langage – et il a en effet une fonction particulière dans celui-ci. Les verbes utilisés pour prêter serment, comme « jurer », « promettre », « s’engager à », sont des verbes performatifs : lorsque quelqu’un dit « je promets », il fait en même temps qu’il dit. Un serment, c’est une parole en tant qu’action. Si la voix est l’entre-deux entre le corps et l’esprit puisqu’on ne peut parler sans corps, et que le langage est un entre deux entre la voix venant du corps et l’esprit humain puisque l’on apprend le langage, alors les serments sont plus ambigus encore : situés dans cet entre-deux du langage, ils sont en plus des mots-actions, des mots qui ont un impact direct sur la suite des événements. Un autre exemple du pouvoir performatif du langage est l’idée d’autorisation : Jeanne, quand elle refuse de parler de ses voix, dit « They have not

given me leave » (68).22 Même si elles sont immatérielles et que le public n’a aucune idée de leur existence réelle, les voix qu’elle entend son néanmoins assez puissantes pour l’empêcher

18 « Et je n’ai jamais manqué à ma parole. Je ne suis pas de ceux qui manquent à leur parole. Je ne sais pas

mentir. Je suis l’esclave de ma parole, et ma parole c’est la parole d’un roi. » (31)

19 « HÉRODE : Non, non, je ne veux pas.

SALOMÉ : Vous avez juré, Hérode.

HÉRODIAS : Oui, vous avez juré. Tout le monde vous a entendu. Vous avez juré devant tout le monde. » (34)

20 « Je ne veux pas vous le livrer. C’est un homme qui a vu Dieu. » (20)

21 « Ah ! Pourquoi ai-je donné ma parole ? Les rois ne doivent jamais donner leur parole. S’ils ne la gardent pas,

c’est terrible. S’ils la gardent, c’est terrible aussi. » (37)

47 de parler simplement en refusant de lui donner leur autorisation. Les autorisations, comme les serments, font partie du langage performatif : ironiquement, avec Jeanne, les voix ont donc suffisamment de pouvoir pour ne pas laisser parler, en refusant simplement de donner une autorisation, en restant silencieuses.