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Mais si jurer sur les Évangiles aurait assuré le jury de l’incapacité de Jeanne à mentir, même possédée, alors le fait qu’elle refuse de prêter serment parce que les voix restent silencieuses à ce sujet la perd. En d’autres mots, si elle avait juré sous serment que les voix étaient réellement celles des Saints, l’Église n’aurait pas eu d’autre choix que de la croire puisqu’un serment est sacré. Si les voix ont un pouvoir sur Jeanne en se refusant à lui donner une autorisation, donc en restant silencieuses, c’est néanmoins ce silence qui perd Jeanne. Mais ironiquement, la situation de la Pucelle est plus ambigüe encore ; il est vrai que si elle avait parlé à ce moment là, elle aurait pu se sauver, mais avant et après, c’est parce qu’elle ne garde pas le silence qu’elle se perd aux yeux du jury. En effet, alors qu’elle essaie de se défendre en annonçant avec simplicité des faits auxquels elle croit, la réponse de Cauchon est « Woman: you have said enough to burn ten heretics » (135), et celle de Ladvenu « You do

not know what you are saying, child » (136).23 Bien que Cauchon et Ladvenu soient deux des membres du jury qui essaient réellement de sauver l’âme de Jeanne, tous deux lui conseillent de garder le silence puisqu’elle se met en danger dès qu’elle ouvre la bouche. De plus, tous deux utilisent des surnoms condescendants pour lui parler : elle n’est pas « Jeanne » ou « madame », elle est « femme » ou « enfant ». Parce qu’elle est incapable d’utiliser le don humain du langage pour se sauver, tout comme elle est incapable de lire ou d’écrire, elle devient automatiquement incapable de réaliser le danger dans lequel elle se met en parlant – si sa parole comme son silence la perd, c’est parce qu’elle ne sait pas les utiliser au moment adéquat comme le savent si bien ceux qui la jugent. Cette tendance du jury et des autres personnages de pouvoir à infantiliser la Pucelle ou à la réduire à son genre sera abordée de nouveau plus tard, mais il est intéressant de souligner ici que le pouvoir du langage et de la rhétorique dans l’avant dernier acte de Saint Joan semble appartenir uniquement aux hommes. Quand elle est finalement condamnée et menée vers le bûcher, l’Inquisiteur qui a prononcé la sentence n’en dit pas moins « She did not understand a word we were saying. It is the

23 « Femme, vous en avez dit assez pour faire brûler dix hérétiques » (173), « Vous ne savez pas ce que vous

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innocent who suffer » (145)24 ; de nouveau, c’est sa capacité à comprendre qui est remise en question. Le procès, qui devait être une série de questions pour elle, une occasion de la laisser se défendre, devient un lieu où chaque mot qu’elle prononce comme le seul élément qu’elle tait la perdent, mais aussi un lieu où les hommes parlent et les femmes et les enfants ne comprennent pas.

Mais la véritable limite du langage, dans le cas de Jeanne, est que ses mots sont mal interprétés par l’accusation. Avant que le procès ne commence, D’Estivet et l’Inquisiteur savent déjà qu’elle se perdra en voulant se défendre, qu’elle ne trouvera jamais les mots justes pour convaincre le tribunal de son innocence :

THE INQUISITOR: Unless you put a gag in her mouth you cannot prevent her from convicting herself ten times over every time she opens it.

D’ESTIVET: That is perfectly true, my lord. My hair bristles on my head when I hear so young a creature utter such blasphemies. (124)25

Les blasphèmes en question, en fait, sont l’argument majeur de Jeanne, qui est qu’elle obéira à ses voix plutôt qu’aux ordres de l’Église puisque, venant de Dieu, elles ne peuvent être fausses, ce qui nous renvoie donc directement à la menace du protestantisme de Jeanne que nous avons vu précédemment. Elle n’arrive donc pas à les convaincre parce qu’elle ne dit que sa vérité, et ne peut apporter de preuves, mais aussi parce qu’elle ne peut s’empêcher de parler de cette vérité, alors qu’à l’inverse l’accusation est capable de la manipuler par les mots (« they told me you were fools […] and that I was not to listen to your fine words » [143, je souligne]).26 Si avoir une voix est un pouvoir et que Jeanne, à l’image de Jean-Baptiste, est capable de l’utiliser et de manipuler le langage pour persuader ses auditeurs, c’est au final également ce qui la perdra lorsqu’elle fera face à des personnes plus éloquentes qu’elle. Cet acte du procès montre en effet avec peu d’intervalle un long monologue de l’Inquisiteur qui fait preuve de rhétorique et est acclamé par les autres personnages et un plus court monologue de Jeanne qui ne récolte en retour que des hurlements et la condamnation finale. Si le langage est un pouvoir, elle est finalement vaincue par quelqu’un qui sait l’utiliser mieux qu’elle, son arme se retourne donc finalement contre elle, à l’image d’une autre pièce de Shaw,

Pygmalion, dans laquelle un professeur de phonétique apprend à une jeune fille pauvre à

24 « Elle n’a pas compris un mot de tout ce que nous avons dit. Ce sont les ignorants qui souffrent ! » (194) 25 « L’INQUISITEUR : A moins de lui bâillonner la bouche, vous ne pouvez pas l’empêcher de se condamner

dix fois, à chaque fois qu’elle l’ouvre.

D’ESTIVET : Tout à fait vrai, mon Seigneur. Mes cheveux se dressent sur ma tête quand j’entends une si jeune créature proférer de tels blasphèmes. » (148)

49 parler correctement et finit par être vaincu dans les dernières scènes par elle dans un concours de rhétorique.

Cette idée du langage qui se retourne contre soi-même est également visible dans un échange entre Robert de Beaudricourt et Jeanne au début de la pièce, alors même qu’elle explique que les frontières d’un pays sont définies par la langue qui y est parlée :

ROBERT: Do you know why they are called goddams? JOAN: No. Everyone calls them goddams.

ROBERT: It is because they are always calling on their God to condemn their souls to perdition. That is what goddams means in their language. (70)27

Le terme « goddam » était en effet utilisé par les Français pour désigner les Anglais, parce qu’ils utilisaient l’expression « god damn » (« que Dieu maudisse ») comme une simple injure, de la même manière que les Français de l’époque auraient utilisé « nom de Dieu ». Le fait que ce terme soit devenu le surnom des Anglais et qu’il soit interprété par les Français par sa traduction littérale est un exemple intéressant du langage d’un peuple qui se retourne contre lui : en jurant simplement dans leur langue, ils ont donné à leur ennemi une raison de douter de leur foi et de les transformer en démons, ou au moins en hommes qui cherchent à être maudits par Dieu lui-même. Puisque Saint Joan était destiné à un public anglophone, ce court passage est sans doute présent pour amuser le public de cette traduction littérale, et il est pourtant difficile d’imaginer que Shaw n’avait pas pensé à cette nouvelle facette du langage qui se retourne contre celui qui l’utilise. Il est aussi important de noter que Shaw et Wilde étaient deux dramaturges reconnus spécialement pour leurs jeux de mots et leur habileté à manier la rhétorique et les spécificités du langage anglais, alors même qu’ils n’étaient pas eux-mêmes anglais et utilisaient ledit langage pour critiquer cette société. Dans une conférence à San Francisco, en 1882, Wilde a dit « The Saxons took our lands from us and

made us destitute... but we took their language and added new beauties to it »28 ─ le langage, s’il est définitoire d’une nation, est aussi une arme qui, une fois maîtrisée par notre le colonisé, peut se retourner contre le colonisateur.

27 « ROBERT : Sais-tu pourquoi on les appelle des godons ?

JEANNE : Ma foi non. Tout le monde les appelle des godons.

ROBERT : Eh bien, c’est parce qu’ils prient toujours leur Dieu de condamner leur âme à la perdition. Voilà ce que signifie godon dans leur langue. » (26)

28 « Les Saxons ont pris nos terres et nous ont destitués … mais nous avons pris leur langage et y avons ajouté de

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