• Aucun résultat trouvé

Comme nous l’avons mentionné, Jeanne possède un pouvoir d’imagination qui relève du Superman de Shaw, un concept qu’il tient d’Ibsen et qui correspond plus ou moins au concept de Surhomme de Nietzche. Dans Bernard Shaw : du Réformateur Victorien au

Prophète Edwardien, Jean Claude Amalric s’attache à expliquer le concept du Superman du

dramaturge, et commence donc par le citer avant de l’expliquer avec ses propres mots :

“‘The Third Empire’ ... the empire of Man asserting the eternal validity of his own will. He who can see that not on Olympus, not nailed to the cross, but in himself is God. [...] He who shall swallow up both emperor and Galilean, or, as we should now say, the Superman.”51

C’est celui qui a le courage de regarder les faits en face, de détruire les idéaux romanesques qui masquent hypocritiquement les idéaux de la société. C’est celui qui ose dire qu’il faut détruire ou remplacer ce qui était jusqu’alors tenu pour sacré. C’est pourquoi l’attitude de la société envers lui est généralement violente et hostile. On crie au paradoxe, on le traite de cynique, d’hérétique, d’immoral ou de fou, et on essaie de le réduire au silence ou de le supprimer. (333-334)

Ce qui définit surtout le Superman, alors, est la force de sa volonté propre, qu’il impose aux autres et en laquelle il a totalement confiance, ce qui le pousse à remettre en question les normes établies, et lui fait donc s’attirer les foudres de la société dans laquelle il vit et qu’il essaye d’améliorer. Jeanne, quand elle demande naïvement « What other judgment can I

judge but my own? » (136) lors de son procès, affirme qu’elle a suffisamment confiance en

son propre jugement pour savoir qu’elle fait le bon choix, quand bien même l’Église en laquelle elle croit lui dit le contraire. De la même manière, son « I shall dare, dare, and dare

again » qui suit le « Oh, if I only dare! » (87) 52 de Charles marque un autre contraste entre eux, et plus généralement entre elle et les autres personnages : sa conviction est si forte qu’elle ne recule devant rien pour atteindre son but, elle est pleine d’audace, et si c’est ce qui

51 George Bernard Shaw, « The Quintessence of Ibsenism », Critical Essays, p. 54, cité dans Jean Claude

Almaric, Bernard Shaw : du Réformateur Victorien au Prophète Edwardien, Paris : Didier, 1977, p. 309. « ‘Le Troisième Empire’ … l’empire de l’Homme qui affirme la validité éternelle de sa volonté propre. Celui qui peut voir que non pas sur l’Olympe, non pas cloué à la croix, mais en lui-même est Dieu. […] Celui qui dévorera à la fois l’empereur et le Galiléen, ou, comme nous devrions dire maintenant, le Superman. »

52 « Sur quel autre jugement puis-je juger sinon le mien ? » (174), « Oh moi ! j’oserai, j’oserai, j’oserai encore. »,

125 la perdra, c’est aussi ce qui la rend capable de remplir le rôle de Superman. De plus, elle remet en cause, sans vraiment sembler le réaliser, l’ordre établi de sa société : elle ne se conduit pas selon son genre, devient l’une des pionnières du protestantisme dans un monde totalement catholique et n’obéit donc pas aux règles de l’Église toute-puissante, et elle crée le patriotisme nationaliste en affirmant que le Roi est à la tête d’un pays qui possède des frontières. En réponse, les deux pans de la société de l’époque, le clergé et la noblesse, incarnés le plus souvent en Cauchon et Warwick, décident de se liguer contre elle, et de lui imposer le silence : « Well, if you will burn the Protestant, I will burn the Nationalist » (107).53 Ainsi, Jeanne devient une incarnation du Superman de Shaw, toute femme qu’elle soit, parce que la force de sa volonté la pousse à accomplir des miracles, et qu’elle chamboule les règles de la société qui l’entoure en essayant de la rendre meilleure, s’attirant ainsi ses foudres.

Salomé, pour sa part, est avant toute chose une femme fatale qui a fini par devenir une icône de la Décadence, mais elle incarne aussi le désir physique et ne recule devant rien pour tenter de l’assouvir, pas même devant le refus de l’objet de ce désir. Le début de la pièce marque la naissance de son désir pour Jokanaan, et tout ce qu’elle fait ensuite découle de cela pour arriver à la scène morbide finale où elle pense pouvoir l’assouvir. Elle se laisse totalement porter par ce désir, par la recherche du plaisir qui en découlerait, quitte à commettre un meurtre ou perdre la vie. Cette prévalence du plaisir sur la raison ou la modération en fait une incarnation de l’Hédonisme, une philosophie grecque qui affirme que la recherche du plaisir et l’évitement de la souffrance constituent le but de l’existence humaine, à laquelle Wilde croyait. Dans The Picture of Dorian Gray, Lord Henry Wotton se fait porte-parole de l’Hédonisme de Wilde, et fait de Dorian l’incarnation de cet idéal :

Every impulse that we strive to strangle broods in the mind and poisons us. The body sins once, and has done with sin, for action is a mode of purification. [...] The only way to get rid of a temptation is to yield to it. Resist it, and your soul grows sick with longing for the things it has forbidden to itself, with desire for what its monstrous laws have made monstrous and unlawful. [...] Be always searching for new sensations. Be afraid of nothing ... A new Hedonism – that is what our century wants. You might be its visible symbol. (26-30)54

53 « Eh bien, si vous voulez brûler la Protestante, moi je brûlerai la Nationaliste » (110) 54 Oscar Wilde, The Picture of Dorian Gray, London: Titan Books, 2014, p. 26-30.

« Chaque impulsion que nous essayons d’anéantir germe en nous et nous empoisonne. Le corps pèche d’abord, et se satisfait avec son péché, car l’action est un mode de purification. […] Le seul moyen de se débarrasser d’une tentation est d’y céder. Essayez de lui résister, et votre âme aspire maladivement aux choses qu’elle s’est défendues ; avec, en plus, le désir pour ce que des lois monstrueuses ont fait illégal et monstrueux. […] Cherchez de nouvelles tentations, toujours ! Que rien ne vous effraie … Un nouvel Hédonisme, voilà ce que le siècle

126 Si Dorian représente pour Lord Henry cet idéal, il n’en reste pas moins qu’en vivant de cette manière, il a peu à peu perdu sa conscience, et chacun de ses péchés s’écrit sur son corps (ou plutôt sur son âme), au contraire de ce que pensait l’aristocrate. S’il incarne ce nouvel Hédonisme, il incarne alors un Hédonisme destructeur, un Hédonisme qui échoue, puisqu’il finit lui-même par poignarder ce qui lui permet de toujours vivre dans le plaisir sans avoir à assumer les conséquences de ses actes, mais aussi parce que son immortalité a beau lui permettre de tout découvrir, il finit par être atteint de l’Ennui, le mal du siècle dont parle Baudelaire. Salomé, au contraire, se laisse porter par la recherche du plaisir sans pour autant perdre son humanité ou sa mortalité : elle n’a qu’un seul désir, mais il est fulgurant, et elle ne cherche pas à le repousser mais le laisse plutôt devenir le maître de ses actions. Même si elle finit par en mourir, la Princesse semble incarner le nouvel Hédonisme de Lord Henry mieux que Dorian ne l’a jamais fait : elle ne rejette pas son impulsion alors que le désir physique pour Jokanaan naît en elle, mais l’embrasse plutôt, cède à la tentation de réclamer ses lèvres, et n’accepte pas son refus ni n’a peur des conséquences de ses actes.

Ainsi, Jeanne devient une incarnation du Superman de Shaw, et Salomé le tangible symbole du nouvel Hédonisme de Wilde. Si elles étaient dans l’imaginaire populaire déjà liées respectivement à une image de femme qui s’affirme et ne se laisse pas diriger par quelqu’un d’autre et à une image de femme qui se laisse porter par un désir décadent du début à la fin de son histoire, les dramaturges se sont servis de ces éléments pour les mouler selon leurs propres idéaux. En s’emparant de Jeanne, Shaw a pu représenter sur scène quelqu’un s’approchant de son Superman, son idéal d’être humain, mais aussi les conséquences que l’existence d’un tel être humain aurait dans la société et l’incapacité de cette même société à l’accepter, alors qu’en s’emparant de Salomé, Wilde s’est permis de mettre en scène l’être hédoniste parfait qu’il avait imaginé dans The Picture of Dorian Gray sans avoir à la rendre inhumaine. Si les héroïnes incarnaient déjà des messages similaires à ceux que les dramaturges voulaient faire passer, ils se les sont appropriées à tel point qu’elles se sont transformées en parfaites incarnations de l’être humain qu’ils jugeaient supérieur aux autres.