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Comme l’avance William Simon dans Postmodern Sexualities, les scénarios culturels tiennent lieu, dans la société, de prescriptions normatives, lesquelles reposent avant tout sur l’apprentissage d’un rôle distinctif : « Cultural scenarios essentially instruct in the narrative requirements of specific roles. » (1996 : 40) Or ce rôle, imparti à chacun·e, s’accompagne d’un lot d’impératifs fondés sur le genre, en fonction de l’appartenance sexuelle attribuée à la naissance. Cette bipartition fondamentale définit une position particulière dans l’économie de la sexualité, entre sujet et objet

115 Précisons que si, au premier abord, la violence masculine concrète apparaît relever avant tout de la contrainte physique, c’est d’abord en tant que dispositif mis au service des normes culturelles dominantes que nous l’envisageons. Pour reprendre les mots de Didier Éribon, la « violence physique reste toujours l’une des dimensions du maintien de l’ordre symbolique comme ordre historico-politique » (2015 : 102).

du désir, selon la dialectique traditionnelle. Les scénarios culturels de la sexualité sont ainsi à envisager en tant que « systèmes sémiotiques116 » (1996 : 40) complexes à partir desquels s’établit

le rapport à soi et aux autres.

Dans le texte littéraire, l’univers symbolique joue un rôle similaire : les personnages, instances elles-mêmes sexuées117 (Boisclair, 2002 : 13) sont présentés comme étant nécessairement

influencés par le contexte idéologique qui les entoure. Qui plus est, ils « véhiculent [eux-mêmes] des valeurs » liées au genre (Boisclair, 2002 : 13). Sur le plan de l’identité sexuée, cela contribue à former une structure sémiotique complexe, faite des interactions entre toute instance produisant du discours et relayant, de ce fait, une conception particulière du genre (patriarcale, féministe ou postmoderne, selon Boisclair et Saint-Martin, 2006).

L’objectivation sexuelle comme condition première des filles

Pour les personnages féminins du corpus, l’apprentissage de la sexualité, à travers les patrons dominants relayés par les dispositifs narratif et énonciatif, s’accompagne d’un apprentissage de la féminité normative, laquelle les situe d’emblée comme objets « passivés » d’un désir masculin (Renoton-Lépine, 2012 : 117). Est ainsi attendu des protagonistes qu’elles se conforment à un idéal fantasmatique sans être elles-mêmes désirantes, cette négation du désir entraînant inévitablement l’expropriation du corps et de ses pulsions. La réification systémique des personnages féminins, soutenue par les instances de pouvoir en place, emprunte diverses formes, allant de la scrutation

116 Traduction libre de « semiotic systems ».

117 Rares sont les œuvres de fiction présentant un personnage dont le sexe/genre est indéterminé. C’est le cas de Sphinx de Anne Garréta (2015). Au sujet de ce roman, Isabelle Boisclair et Lori Saint-Martin avancent que « […] tout le texte s’acharne à masquer les identités sexuelles des deux protagonistes et à déjouer les lecteurs et lectrices, dont l’habitude de chercher les marques du genre partout se voit constamment déstabilisée – à moins de ne pas se rendre compte de l’absence de marqueurs de sexe/genre ; la lecture qui en ressort alors identifie le plus souvent l’instance narrative à la masculinité et l’objet aimé au féminin, ce qui trahit la persistance de l’androcentrisme. » (2016 : 52)

(souvent accompagnée de commentaires) faite par les personnages masculins jusqu’à la violence physique (voir, à ce sujet Fredrickson et Roberts, 1997 ; Hill et Fischer, 2008 ; Morgan Thompson, 2009). Si l’objectivation se déploie, dans les textes, de diverses façons, toutes témoignent de l’appropriation dont font l’objet les jeunes filles représentées (Guillaumin, 1978a). Aussi, à l’image des marques de l’appropriation qui prévalent dans le réel, il semble que le regard soit, au sein des œuvres littéraires, la forme à la fois la plus « ordinaire118 » et la plus répandue (Fredrickson et

Roberts, 1997).

Objets de regards, objets de désir

Selon Fredrickson et Roberts, la réification par le regard serait la forme d’objectivation la plus pernicieuse : « The most subtle and deniable way sexualized evaluation is enacted – and arguably the most ubiquitous – is through gaze, or visual inspection of the body. »119 (1997 : 175) Aussi,

pour Anne-Marie Dardigna, dans une perspective masculine normative, « le regard s’avère l’instrument privilégié de l’expropriation des corps. » (1980 : 261)120 Ce regard sexualisant, posé

sur le corps des filles et des femmes, garant d’un certain plaisir érotique pour celui qui regarde (la scopophilie ou « pulsion scopique » selon les termes freudiens), a été identifié par Laura Mulvey comme le male gaze (1975). Aussi, comme l’indique Rachel M. Calogero, les conséquences liées à l’intériorisation de ce dernier sont nombreuses : parmi celles-ci, la chercheuse note que la seule anticipation, par les filles, du regard des hommes, génère, de façon courante, un sentiment de honte121 et provoque de l’anxiété122 (Calogero, 2004 ; Beauvoir, [1949] 1976) – en plus d’être la

118 Au sens de « familier », « quotidien ».

119 Les chercheuses se réfèrent ici aux travaux de Ellyn Kaschak (1992).

120 Michela Marzano parle, de son côté, d’un « regard qui fait “effraction” » (2006 : 139).

121 Selon Marie-Odile Fargier, la honte est « enracinée dès l’enfance dans la pudeur des petites filles. » (1976 : 23) 122 « The anticipation of being gazed at and evaluated is a defining feature of self-objectification and how it exerts its effects. It is not just the anticipation of any gaze, however. According to objectification theory, self-objectification is the result of internalizing the sexually objectifying male gaze. Therefore, it was reasoned here that anticipating a male gaze would produce greater body shame, social physique anxiety, and intent to diet when compared to anticipating a

cause principale du phénomène d’autoréification chez les sujets féminins (Calogero, 2004 ; Hill et Fischer, 2008)123, comme nous le verrons plus en détail dans le cinquième chapitre.

L’illustration la plus explicite de ce pouvoir conféré aux hommes, soit celui de s’arroger le privilège du regard124, se retrouve assurément dans l’incipit du roman D’acier de Silvia Avallone,

qui s’ouvre sur l’image d’un homme observant une jeune fille à l’aide de jumelles. Le changement de focalisation, d’externe à interne, ramenée sur le personnage qui regarde, révèle qu’il s’agit en fait du père de la jeune Francesca125, « treize-ans-presque-quatorze » (D : 22, souligné dans le

texte) qui, seul sur son balcon, reluque « sa »126 fille qui s’ébat sur la plage :

Mais l’habitude d’espionner Francesca, il l’avait prise avant : depuis que le corps de sa petite s’était comme débarrassé de ses écailles pour acquérir peu à peu une peau et une odeur précises, nouvelles, primitives peut-être. Tout à coup, de la petite Francesca, avaient jailli un petit cul et une paire de nichons insolents. Le bassin s’était cambré, dessinant les galbes du buste et du ventre. De tout ça, il était le père. (D : 12)

Le recentrement du point de vue sur le personnage du père place d’emblée la lectrice127 en position

de voyeuse, la scène étant caractérisée par la non-réciprocité du regard : la jeune fille ignore qu’Enrico l’examine avec insistance128, détaillant chacune des parties de son corps à travers la

lentille. Aussi la narration omnisciente, concentrée sur les pensées du père, dévoile-t-elle

female gaze. It was also reasoned that anticipating a male or female gaze would produce greater body shame, social physique anxiety, and intent to diet when compared to a control condition in which no gaze was anticipated. » (Calogero, 2004 : 17) Cette réflexion sur l’intériorisation d’un regard masculin sexualisant est déjà présente chez Beauvoir, dans le second tome du Deuxième sexe ([1949] 1976 : 62-64).

123 « According to objectification theory, self-objectification is the result of internalizing the sexually objectifying male gaze. » (Calogero, 2004 : 17)

124 Plus qu’un simple privilège, le regard des hommes sur les femmes a toutes les apparences d’un droit acquis. Pour reprendre les mots de Karen Horney, ce regard représente « the socially sanctioned right of all males to sexualize all females, regardless of age or status » (Karen Horney, citée dans Fredrickson et Roberts, 1997 : 175).

125 Les foyers de focalisation, dans D’acier, sont multiples et mouvants. Cette alternance des points de vue (entre les pères et les filles, entre autres, mais pas uniquement), permet à la lectrice de prendre la pleine mesure de l’intériorisation, par les personnages féminins, des discours patriarcaux dominants.

126 Il est à noter que toutes les interventions du personnage d’Enrico (le père) liées à Francesca sont marquées par la possession. Ainsi s’exprime-t-il à Rosa, sa femme : « Je surveille ma fille, si tu permets. » (D : 13, nous soulignons) 127 Nous utilisons sciemment le féminin, étant nous-mêmes dans cette position de lectrice.  

l’ascendance des schémas patriarcaux sur le vocabulaire employé pour décrire le corps des filles. Outre la métaphore de la nymphe129, dont l’archétype est certainement représenté par le personnage

de Lolita, l’autrice emprunte au lexique patriarcal ses marques sexistes, exposant par là l’androcentrisme qui teinte historiquement l’acte de regarder. Le récit donne à voir, d’entrée de jeu, un corps désubjectivé que le regard du père, Enrico, sexualise : le « petit cul » et la « paire de nichons insolents » ne sont pas sans rappeler certains portraits de personnages féminins dans la littérature érotique consacrée130. Tout le réseau sémantique contribue à situer la jeune fille comme

objet du regard scrutateur de son père : celui-ci « la sui[t], l’observ[e] », « l’espionn[e]» (D : 12), son œil « grignot[e] les détails » (D : 11), sa pupille « se rétréci[t] et se dilat[e], comme sous l’effet d’une drogue. » (D : 12) Les seins de Francesca lui apparaissent « insolents » – à l’opposé de la pudeur dont elle devrait pourtant faire montre : « Enrico pensait au maillot de sa fille : nom de Dieu, on voit tout. Ça devrait être interdit, des maillots pareils. » (D : 13). Son corps est, par le fait même, perçu comme provocant : si quelqu’un la touche, elle sera, du point de vue du père, la fautive. Occupant une position surplombante – laquelle s’exprime tant au propre (il surveille Francesca depuis le troisième étage) qu’au figuré, par le pouvoir qu’il s’octroie sur « sa » fille –, il ne peut envisager cette dernière autrement que comme un objet lui appartenant : « Si un seul de ces salauds se hasarde à me la tripoter, je descends sur la plage avec ma matraque. » (D : 13, nous soulignons), signe supplémentaire de l’appropriation instaurée par le regard et de l’expropriation qui en résulte pour le personnage féminin. Sur la plage, où se trouvent Francesca et son amie Anna131, la dynamique sujet masculin regardant / objet féminin regardé est rédupliquée : elles

129 « […] le corps de sa petite s’était comme débarrassé de ses écailles pour acquérir peu à peu une peau et une odeur précises, nouvelles, primitives peut-être. »

130 Ainsi des romans de Henry Miller, Norman Mailer et D. H. Lawrence, dont le phallocentrisme est décrié par Kate Millett dans La politique du mâle ([1969] 2007).  

131 Autre personnage féminin principal du roman, dont le père, Arturo, les observe également depuis son balcon face à la mer (D : 16).

« sentaient les regards masculins les fouiller. » (D : 23) Si le discours narratif indique que c’est bien là « ce qu’elles voulaient, qu’on les regarde » (D : 23), on ne peut qu’envisager, dans une perspective féministe, ce désir comme étant largement tributaire des schémas patriarcaux dominants, intériorisé par deux jeunes filles caractérisées par leur posture vulnérable132. Car elles

ont appris que « […] pour une fille, tout ce qui compte c’est qu’elle soit jolie. Si t’es un boudin, ta vie sera nulle. Si les garçons n’écrivent pas ton nom sur les piliers de la cour de l’immeuble et ne glissent pas des petits mots sous ta porte, tu n’es rien ; à treize ans, tu as déjà envie de mourir. » (D : 22) Dans ces circonstances, il semble que la seule reconnaissance possible passe par le regard désirant des garçons. Ainsi naviguent-elles entre injonctions contradictoires : celle de ne pas provoquer et de faire montre de retenue, et celle de susciter le regard des hommes, de façon à se sentir exister socialement et à se tailler une place parmi leurs pairs.

La réduction des filles à l’état d’objet traverse l’entièreté de notre corpus. Dans Tigre, tigre ! de Margaux Fragoso, les personnages féminins ne peuvent aller et venir librement dans la ville sans que leur apparence physique soit constamment soumise à examen : « Les sifflets et les claquements de langue des hommes de tous âges au passage de toute fille de plus de douze ans » (TT : 15) leur rappellent qu’elles ne sont que chair à regarder et à consommer133. Les filles

apprennent, par l’entremise de certains signes « appréciateurs », tels que les « claquements de langue », les sifflements et les commentaires, autant de manifestations du machisme ordinaire, que c’est là, précisément, que réside leur valeur : dans ce corps qu’il leur faut plier aux exigences de la

132 Elles le sont, entre autres, en raison de leur sexe, de leur jeune âge, de même qu’en fonction de leur situation socioéconomique : elles habitent un quartier défavorisé, où la violence des hommes fait partie du quotidien. Nous y reviendrons.

133 La chosification du corps des filles et des femmes est par la suite reprise par le père de la jeune fille : « “Ça me rend triste, de penser au jour où tu deviendras une femme. Les hommes par ici n’ont aucun respect. Ils sifflent et hurlent comme une bande de babouins dès que n’importe quel petit lot s’amène; je ne sais pas où ils ont été élevés.” » (TT : 57- 58)

féminité, un corps mis à la disposition des hommes, pour le seul plaisir de ces derniers. Ce rôle qu’il incombe aux filles de performer, soit celui d’objet silencieux, livré aux regards, apparaît d’ailleurs avoir programmé l’obéissance de Margaux lorsqu’elle croise des hommes sur la rue :

Et puis je sentais que ce harcèlement, dans la rue, même s’il me mettait mal à l’aise, m’était devenu une addiction. Comme si j’avais constamment besoin d’être rassurée sur le fait que les garçons me trouvaient bien, même si le sexe était leur seul mobile. […] Un jour, j’avais ma veste en jean blanc nouée autour de la taille, un garçon coiffé d’un durag me héla, entouré par ses copains : « Montre un peu ton cul, baby! Je suis sûr qu’il est aussi beau que le reste! » Rougissante, je dénouai ma veste et tous les garçons applaudirent […] (TT : 242)

L’acquiescement du personnage féminin à l’ordre qui lui est donné se trouve récompensé par les applaudissements, qui, en retour, la confirment dans cette féminité docile qu’elle déploie, lui rendent l’image de la « gentille fille » qu’elle se doit d’être – figure caractérisée par sa servilité, et qui sature les œuvres retenues (nous y reviendrons).

De son côté, le personnage de Catherine, narratrice du Premier été d’Anne Percin, devenue adulte au moment de la narration du récit, se rappelle, au moment où elle revient avec sa sœur aînée à la maison de leurs grands-parents, où elles passaient leurs vacances annuelles, que nulle part, au cours de sa jeunesse, les filles n’étaient à l’abri du regard des garçons. Partout et en tout temps, même dans des cloisons fermées, elles se trouvaient en proie à celui-ci : « Les cabines [à la piscine municipale] rajoutaient encore à l’inquiétude : il y faisait très chaud, on racontait que les garçons se penchaient par-dessus les cloisons pour regarder les filles se déshabiller… » (PE : 31) Les personnages féminins du corpus sont bel et bien des proies : le caractère surplombant et unilatéral du regard en témoigne. Tant dans les espaces privés que publics, ils se retrouvent à tout moment dans la mire de ceux qui, inversement, font figures de prédateurs. C’est d’ailleurs ce que confirme la mère de Solange, protagoniste de Clèves de Marie Darrieussecq, lorsqu’elle affirme qu’« [u]ne femme sans homme est la proie de tous les regards » (C : 226), renvoyant, de ce fait, au paradoxe

soulevé par Guillaumin, soit qu’une femme qui n’appartient à personne est, conjointement, la propriété de tous les hommes134.

La dépossession vécue par les personnages féminins à l’égard de leur propre corps est, sans conteste, liée à une perte de pouvoir : celui de s’incarner en tant que sujets du désir. Que la focalisation soit momentanément centrée sur un personnage masculin (le père de Francesca, dans D’acier) ou sur le personnage féminin, ce constat reste inchangé. Plus encore, l’homogénéité des scénarios, en dépit du changement de focalisation, illustre le conditionnement dont les filles sont la cible dans l’économie des romans. Et afin de maintenir cette hiérarchie entre les sexes, le dispositif en place dans les romans a recours à certaines figures repoussoirs, lesquelles contribuent à dissuader les jeunes filles de prendre en charge leur sexualité tout en les contraignant à la passivité.

La pute, la salope, la traînée : les figures repoussoirs de la sexualité féminine

Si la domination exercée sur les jeunes filles s’exprime avant tout par le regard, elle est également produite, actualisée par le langage, plus spécifiquement par l’injure, cette « prise de parole violente qui s’offre comme l’expression du mépris » (Joseph, 2009 : 29) – mépris ciblant particulièrement les filles qui transgressent les règles de la bonne conduite féminine135. Or si toutes les filles ne sont

pas systématiquement visées par les discours injurieux, chacune d’entre elles est susceptible d’en faire les frais, à un moment ou à l’autre, si elle déroge, ne serait-ce que temporairement, du rôle

134 « Toute femme non appropriée officiellement par contrat réservant son usage à un seul homme, c’est-à-dire toute femme non mariée ou agissant seule (circulant, consommant, etc.) est l’objet d’un concours qui dévoile la nature collective de l’appropriation des femmes. » (Guillaumin, 1978a : 42) L’appropriation collective des filles a également été soulignée par Pierre Guiraud dans son chapitre sur la « Rhétorique de l’érotisme » : « On est toujours le fils de quelqu’un, mais la fille de n’importe qui et à tout le monde. » (1978 : 125)

135 Selon Isabelle Clair, le fait de se voir affublée d’une mauvaise réputation est la conséquence d’une transgression « et, plus précisément, d’[une] transgression visible de la réserve sexuelle collectivement attendue des filles. » (2008 : 29, souligné dans le texte)

qui lui est prescrit par l’ordre du genre136. Cette épée de Damoclès, suspendue en tout temps au-

dessus de la tête des filles, fonctionne comme un « rappel à l’ordre » constant (Clair, 2008 : 28) et « sert au dominant à rappeler à celle qu’il domine son état d’infériorité » (Clair, 2010b : 159). Les figures de la pute, de la salope, de la garce et de la traînée sont brandies sur la place publique comme autant de repoussoirs, et fonctionnent, en ce sens, tel un dispositif de contrôle (qui en est également un de contrainte). Selon Janet Holland, Caroline Ramazanoglu, Sue Sharpe et Rachel Thomson, « [t]he fear of a negative sexual reputation, of being labelled a slag, can exercise strong control over a young woman’s sexual experience and identity. » ([1998] 2004 : 152) De même, si nommer quelqu’un, s’adresser à lui ou à elle l’inscrit à la fois dans le langage et dans le social (Joseph, 2009), il est possible d’entrevoir que c’est souvent par l’injure que les filles adviennent à la sexualité.

Dans Clèves, Solange apprend, par l’entremise des discours ambiants sur la sexualité, en particulier les discours des hommes qui l’entourent sur la sexualité des femmes, que chaque fille, chaque femme, est, potentiellement, une « pute » :

L’école entière est obsédée par le sexe. Raphaël Bidegarraï […] demande [à Solange] si elle sait ce que c’est, une pute. Il lui explique, patiemment, avec une sorte de pitié excitée.

Baiser, elle n’est pas tout à fait sûre. « On va tous les baiser », dit son père. « Donne-moi un baiser », dit Monsieur Bihotz. « Je me demande quelle tête elle a quand elle jouit », dit Georges à propos d’une hôtesse de l’air; elle comprend que c’est cette phrase-là qui a le rapport le plus sensible avec « pute ».

Elle comprend le mot, elle le comprend définitivement, pour la vie. Un avant et un après de la compréhension du mot pute. À l’intérieur d’une petite fille, il y a une pute. (C : 15)

136 Cet ordre, qui est à la fois « classement » et « injonction » et qui, « par voie de conséquence, détermine les droits et les devoirs sociaux attachés à chaque sexe (notamment en matière de sexualité) ainsi que les normes en fonction