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Comme il a été discuté au chapitre précédent, la notion de désir ne peut être pensée en-dehors de l’héritage culturel qui lui donne forme. Nous avons abordé jusqu’ici la question du pouvoir, qui traverse toute expérience de la sexualité. Or la distribution du pouvoir est en grande partie redevable aux différents cadres de subjectivation à partir desquels chacun·e apprend à se penser comme sujet et à se mettre en scène. Parmi les nombreuses variables intervenant dans la formation de l’identité et, parallèlement, dans l’appréhension du désir et de la sexualité, nous nous concentrerons surtout sur le genre de même que sur l’institution lui servant de socle : l’hétéronormativité.

En amont du désir féminin : le système de sexe/genre72

Construction discursive, produit historique des instances et des relations de pouvoir (Rubin [1975] 1998 ; Foucault, 1976 ; Laqueur, [1990] 1992 ; Butler [1990] 2006), le genre (ou système de sexe/genre) s’impose, dans le monde occidental contemporain, comme l’un des axes les plus déterminants dans la saisie de l’identité. Pour reprendre les mots de Sabine Prokhoris, « le “genre” désigne […] l’ensemble des codes, signes, emblèmes, et attributs culturels qui vont construire et

identifier ce qu’on désigne sous le nom de “masculin” ou de “féminin” » (2000 : 163). Cette pensée binaire – qui succède à la conception unitaire des sexes vers la fin du 18e siècle (Laqueur, [1990]

1992) – divise et ordonne les sexes biologiques tout en les hiérarchisant : les individus de sexe mâle sont amenés à incorporer des normes dites masculines, lesquelles sont, au sein d’une société patriarcale, nettement valorisées, alors que les individus de sexe femelle se voient prescrire des normes dites féminines, historiquement dévaluées73. Mais le système de sexe/genre ne fait pas que

prescrire ; il proscrit, de la même manière, ce qui « appartient » à l’autre sexe – soit ce qui lui est traditionnellement dévoué par le système :

Loin d’être l’expression de différences naturelles, l’identité de genre exclusive est la suppression de similitudes naturelles. Et ceci exige la répression : chez les hommes, de ce qui est la version locale (quelle qu’elle soit) des traits « féminins » ; chez les femmes, de ce qui est la définition locale des traits « masculins ». (Rubin, [1975] 1998 : 32)

Le genre fonctionne ainsi tel un dispositif régulateur, qui s’actualise de façon continue par le biais de la « performativité », définie par Butler comme « une répétition et un rituel, qui produit ses effets à travers un processus de naturalisation qui prend corps, un processus qu’il faut comprendre, en partie, comme une temporalité qui se tient dans et par la culture. » ([1990] 2006 : 36) Système hégémonique, donc, qui, par cette médiation performative, « donne l’apparence de la substance » ([1990] 2006 : 110), et se perpétue à travers la mise en scène de soi, ritualisée, réglée par des codes génériques, de même que par les relations entre les sexes, construits de manière à s’exclure mutuellement74.

De plus, en contexte patriarcal, le genre masculin est élevé au rang de l’universalité (Beauvoir, 1949) – ce dont témoigne, entre autres, le phallocentrisme de la langue (Yaguello, 1978)

73 Bien entendu, la réalité du système est plus complexe ; les normes féminines valorisent, au sein même du système, les individus qui s’y conforment (Voir Beauvoir, 1949).  

74 Pour Wittig, la catégorie de sexe « n’est pas une affaire d’être mais de relations (car les “femmes” et les “hommes” sont le résultat de relations). » ([2001] 2013 : 41)

–, attribuant au genre féminin un caractère particulier ; ce dernier est « le nommé », pour reprendre le vocabulaire de Guillaumin ([1972] 2002), soit celui qui est désigné, catégorisé par le dominant. La suprématie du masculin instaure ainsi des schèmes de pensée ayant pour sujet référentiel la classe des hommes, à travers lesquels les femmes, assignées au féminin, doivent apprendre à se penser et à se représenter. Ce processus de colonisation de la pensée et de l’imaginaire75 (Roussos,

2007) instaure une « double pensée » (Rich, 1981 : 30) chez les femmes, susceptible d’induire une conscience contradictoire de la réalité : « […] la doctrine intériorisée de la crédibilité et du statut masculins peut […] créer des lapsus dans la pensée, des refoulements du senti, la dénégation du réel […], et une confusion profonde tant au plan sexuel qu’au plan intellectuel. » (Rich, 1981 : 30) Cette notion trouve par ailleurs des échos chez Nicole-Claude Mathieu, laquelle met de l’avant la question de la « conscience médiatisée des femmes », sous-entendant par-là que les hommes formeraient un « véritable écran, dans le double sens d’objet interposé dans [l]a conscience [des femmes], et de surface opaque d’où [leur] est renvoyée une sorte de logique de la contradiction dans la conduite de [leur] propre vie […] » ([1985] 2013 : 153, souligné dans le texte). La violence symbolique qui est à l’œuvre dans ce processus d’aliénation des femmes a pour effet de pervertir l’imaginaire de ces dernières – ce que Kathleen Barry appelle « l’identification masculine », soit « le fait de se mettre dans le camp des hommes, socialement, politiquement et intellectuellement » (Rich, 1981 : 29), en

intérioris[sant] les valeurs du colonisateur et [en] particip[ant] activement à sa propre colonisation et à celle des autres membres de son sexe... L’identification masculine est l’acte par lequel les femmes placent les hommes au-dessus des femmes, elles-mêmes y comprises, leur accordent plus de crédibilité, de statut et d'importance dans la plupart des situations, quelles que soient les qualités qu’objectivement les femmes apportent dans une situation donnée... (Barry, citée dans Rich, 1981 : 29-30)

75 Concept auquel font aussi appel Janet Holland, Caroline Ramazanoglu, Sue Sharpe et Rachel Thomson dans leur étude sur les relations de pouvoir à l’œuvre dans les premiers rapports hétérosexuels, cette fois sous le nom de « mâle dans la tête » (the male in the head), expression qui désigne le regard masculin intériorisé. ([1998] 2004)

Cette « colonisation sexuelle » (Rich, 1981 : 28) peut également amener les femmes, et particulièrement les jeunes filles, en tant qu’elles sont inexpérimentées sur le plan sexuel, à s’autoréifier, soit : se faire objet d’un regard et d’un désir masculins, voire se faire matière (à prendre, à manier, à manipuler par l’autre) de façon à obtenir la reconnaissance apte à les faire exister socialement – selon les termes de Benjamin (1988; 1998).

Avoir ou être le sexe : le régime de l’hétérosexualité obligatoire

Comme Butler nous en informe ([1990] 2006), le processus de différenciation sexuelle trouve sa réalisation la plus complète dans la sexualité, plus précisément dans la « contrainte à l’hétérosexualité » (Rich, 1981), laquelle supporte et reconduit la domination masculine. Ainsi que l’a souligné Sabine Prokhoris, le sexuel représente, dans un cadre hétéronormatif, un lieu privilégié de reproduction des rôles de genre normatifs, qu’il exacerbe, agissant ainsi comme une « puissance de dissemblance » (Prokhoris, 2000 : 59). Selon Alice Pechriggl, « [l]e désir apparaît comme reliant et séparant les contraires/compléments “féminin” et “masculin” que chaque homme et chaque femme sont censés incarner et représenter (les femmes de manière plus exclusive.) » (2001 : 200) Et pour que soit maintenue cette binarité, qui assure l’autorité masculine tout en perpétuant l’asservissement féminin, et parce que cette hiérarchisation des sexes n’est l’expression d’aucune loi naturelle76, un « ordre » (Prokhoris, 2000) ou un « dispositif » (Foucault, 1976) doit

être établi. Il s’agit de l’hétérosexualité comme « régime politique » (Wittig, [2001] 2013) ou

76 Comme le soutient Rubin, hors du contexte idéologique qui les façonne, les sexes ne recèlent aucune essence féminine ou masculine ; ils sont simple matière. Rien dans la nature du sexe ne prédétermine la subordination du sexe femelle, ainsi que l’avait déjà avancé Beauvoir. Ainsi, paraphrasant Marx, Rubin soutient qu’« [u]ne femme est une femme. C’est seulement dans des conditions déterminées qu’elle devient une domestique, une épouse, un bien meuble, une minette du club Playboy, une prostituée ou un dictaphone humain. Arrachée à ces conditions, elle n’est pas plus l’assistante de l’homme que l’or n’est par lui-même de la monnaie, etc. » ([1975] 1998 : 5)

comme « politique sexuelle » (Millett, [1969] 2007) qui, comme l’indique Butler, scelle l’intrication du sexe, du genre et du désir (Butler, [1990] 2006). Selon Gayle Rubin, « [le] genre n’est pas seulement l’identification à un sexe ; il entraîne aussi que le désir sexuel soit orienté vers l’autre sexe. » ([1975] 1998 : 33) L’hétérosexualité obligatoire constitue ainsi le socle de l’institution de la différence sexuelle (ou « différencedessexes77, comme l’écrit Prokhoris) :

« [l]’hétérosexualisation du désir nécessite et institue la production d’oppositions binaires et hiérarchiques entre le “féminin” et le “masculin” entendus comme des attributs exprimant le “mâle” et le “femelle” » (Butler, [1990] 2006 : 85). Dans ce contexte, et dans la mesure où le sujet référentiel est toujours masculin (Beauvoir, 1949), l’objet du désir ne peut être que féminin. Le dispositif sexuel, tel qu’il est élaboré, fait ainsi des femmes des objets à prendre :

La catégorie de sexe est le produit de la société hétérosexuelle qui fait de la moitié de la population des êtres sexuels en ce que le sexe est une catégorie de laquelle les femmes ne peuvent pas sortir. Où qu’elles soient, quoi qu’elles fassent […], elles sont vues (et rendues) sexuellement disponibles pour les hommes […] (Wittig, [2001] 2013 : 43)

La lecture que fait Butler de Lacan, dans son ouvrage Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, abonde en ce sens. Dans la mesure où la binarité du sexe et du genre est maintenue par l’institution hétérosexuelle, deux positions sexuelles distinctes et interdépendantes, instaurées par l’« ordre Symbolique », s’avèrent possibles : « être » le Phallus ou « avoir » le Phallus78 ([1990] 2006 : 127). Bien que concrètement impossibles à tenir, ces positions sont

néanmoins actualisées socialement sur le mode performatif. La fonction réservée aux femmes, soit

77 Écrit en un mot « tant sa consistance est donnée comme avérée, est dite fonctionner comme un principe structurant de tout ce qui est humain. » (Prokhoris, 2000 : 121)

78 Ces positions symboliques ont été, par ailleurs, instaurées par la psychanalyse freudienne et, tout particulièrement, par le récit œdipien, qui attribue le Phallus – symbole de la « dominance des hommes sur les femmes » (Rubin, [1975] 1998 : 46) – aux garçons, tout en conférant aux filles une position signifiant le « manque ». L’inégalité de ces positions vis-à-vis du Phallus, qui place le pouvoir entre les mains de celui qui le possède, instaure ainsi la suprématie de l’hétérosexualité, les femmes devant être reconnues par un homme afin d’accéder, à leur tour, au pouvoir.

celle d’« être » le Phallus, inscrit ces dernières dans une dynamique de dépendance, être le Phallus consistant à « être pour » un autre, jamais pour soi-même. Selon Luce Irigaray,

La femme, dans cet imaginaire sexuel, n’est que support, plus ou moins complaisant, à la mise en acte des fantasmes de l’homme. Qu’elle y trouve, par procuration, de la jouissance, c’est possible et même certain. Mais celle-ci est avant tout prostitution masochiste de son corps à un désir qui n’est pas le sien; ce qui la laisse dans cet état de dépendance à l’homme qu’on lui connaît. (1977 : 25)

C’est également ce que relevait Guillaumin dans sa réflexion sur « Le Discours de la Nature » : […] les femmes SONT le sexe, tout entières sexe et utilisées dans ce sens. Et

n'ont bien évidemment à cet égard, ni appréciation personnelle, ni mouvement propre […]. Sexe est la femme, mais elle ne possède pas un sexe : un sexe ne se possède pas soi-même. Les hommes ne sont pas sexe, mais en possèdent un ; ils le possèdent si bien d'ailleurs qu'ils le considèrent comme une arme et lui donnent effectivement une affectation sociale d'arme, dans le défi viril comme dans le viol. Idéologiquement les hommes disposent de leur sexe, pratiquement les femmes ne disposent pas d'elles-mêmes – elles sont directement des objets – idéologiquement elles sont donc un sexe, sans médiation, ni autonomie comme elles sont n'importe quel autre objet selon le contexte. (1978b : 7)

Ainsi posée, la sexualité féminine s’avère « expropriée », « dépossédée d’elle-même » (Tabet, 2010 : 119). Selon Paola Tabet, « la sexualité n’apparaît pas comme un échange réciproque entre hommes et femmes, un échange du même avec du même, mais comme un échange asymétrique » (2010 : 106, souligné dans le texte), les femmes étant amenées à investir ce territoire de l’impuissance configuré par la bipartition des rôles de genre en performant une féminité traditionnelle, laquelle se définit par son inclination à l’obéissance et à la docilité79. Il revient à ces

dernières, donc, d’incarner le lieu où s’opère le pouvoir masculin. Cela se passe notamment par l’intermédiaire du corps, qui, soumis aux injonctions normatives, devient non seulement réceptacle du désir des hommes, mais aussi miroir de la suprématie masculine (Bourdieu, 1998).

79 Cet investissement de la féminité canonique étant par ailleurs renforcé par les récompenses qu’il suscite : compliments, cadeaux, avancements de toutes sortes, etc.