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Le terme de « fabrique » s’impose avec force depuis les trente dernières années, tant dans les études sociologiques que littéraires : on a ainsi parlé, plus ou moins récemment, de la « fabrique du sexe » (Laqueur, [1990] 1992), de la « fabrique du personnage » (Lavocat, Murcia et Salado, 2007), de la « fabrication de l’auteur » (Luneau et Vincent, 2010), de la « fabrique de filles » (Mistral, 2010; Rogers et Thébaud, 2010) et de celle des garçons (Ayral, 2011; Ayral et Raibaud, 2014). À notre connaissance, le vocable « fabrique » s’emploie de deux façons. Il peut être utilisé, d’une part, pour désigner le processus par lequel une chose déterminée (un individu, un concept ou encore une abstraction) acquiert du sens, devient intelligible en regard de la matrice culturelle. Cette fabrication du réel est largement ordonnée par le discours – Foucault (1976) et Butler ([1990] 2006), suivant Derrida, en ont d’ailleurs souligné la portée idéologique. C’est de cette manière que l’on peut envisager la construction des identités sexuelles, comme le soulignent Christophe Broqua et Fred Eboko :

Parler de « fabrique » des identités sexuelles, c’est envisager les logiques de production sociale (ou politique, religieuse, etc.) des catégories sexuelles,

c’est-à-dire des catégories de genre et de sexualité, en même temps que les modes individuels ou collectifs de réappropriation ou de rejet de ces catégorisations. Compromis entre une définition sociale et une définition personnelle, l’identité sexuelle est la résultante d’un processus de fabrication jamais achevé ni stable, qui dépend fortement de la particularité des contextes et implique toujours différents facteurs. Les identités sexuelles doivent donc être appréhendées en envisageant les divers niveaux de cette production. (2009 : 5)

D’autre part, le terme de « fabrique » peut également être entendu comme « lieu de production »; c’est de cette manière que l’emploient certaines féministes marxistes pour parler à la fois de la représentation et du traitement du corps des femmes, perçu et utilisé comme machine appropriée par la classe des hommes, dédiée à la reproduction de l’espèce (Guillaumin, 1978a; Federici, [2004] 2014). Ces deux acceptions seront utiles à l’analyse, en ce qu’elles permettent de considérer la double dimension de la figure de la jeune fille, celle-ci étant à la fois « fabriquée » de toutes pièces par le dispositif culturel et « fabriquante » : dans la logique patriarcale, le corps des femmes, et d’autant plus celui des filles – tant il est vrai que c’est avant tout la jeunesse du corps qui fait sa désirabilité47 –, constitue un puissant producteur de fantasmes. La profusion d’images objectivant

le corps féminin, relayée par tel ou tel dispositif médiatique, fait de ce dernier un fétiche dévoué à susciter le désir masculin (Butler, [1990] 2006). Le corps des filles est capitalisé, utilisé pour séduire et vendre; en ce sens, il incarne bel et bien une « fabrique de désir ». Or ce n’est pas tant le désir qu’entraîne la représentation de figures féminines, soit celui qui loge dans le corps de l’autre (masculin – hétéronormativité oblige) qui nous intéressera ici. Celui-là se dit et s’écrit depuis des siècles, et la culture en est saturée48. Dans les chapitres qui suivent, nous nous pencherons plutôt

sur les manières dont le désir vient aux filles elles-mêmes. De quoi ce désir est-il fabriqué?

47 Selon Eva Illouz, « [j]eunesse et beauté devinrent [au début du XXe siècle] les signifiants de l’érotisme et de la sexualité dans l’imaginaire de la société de consommation. » ([2011] 2012 : 78)

48 Certes, comme le rappelle Joëlle Papillon, les femmes « ont [aussi] chanté, commenté et représenté en mots et en images [leurs désirs] au moins depuis Sapho, au VIIe siècle avant Jésus-Christ. » (2010 : 16) Ces représentations ont toutefois largement été écartées de l’Histoire littéraire et artistique consacrée par les institutions en place.

Comment la socialisation de genre l’oriente-t-elle et en influence-t-elle les manifestations? Pour bien circonscrire ces questions, nous nous appuierons principalement sur la sociologie de la sexualité de même que sur les études de genre et des rapports entre les sexes. Nous nous pencherons également, dans ce premier chapitre, sur les notions d’intersubjectivité et d’interactionnisme symbolique. Enfin, nous nous emploierons à déconstruire l’idée de l’« entrée dans la sexualité » à partir, entre autres, de la sociologie de l’enfance et de la jeunesse.

Sexualité et rapports de pouvoir

Le désir est communément pensé comme un phénomène naturel – et, par le fait même, universel – tout entier livré aux forces aléatoires inconscientes que sont les pulsions. Cette façon de penser le désir et, par extension, la sexualité, découle en grande partie de la sexologie, elle-même héritière de deux traditions qui ont marqué, au cours du siècle dernier, la quasi-totalité des études sur le comportement sexuel humain : successivement la psychanalyse (Freud) et l’observation clinique (Kinsey) :

In large measure our sense of the role of sex in human development departs considerably from the Freudian or Kinseyian traditions, especially to the degree that they promote the prevailing image of the sexual drive as a basic biological mandate which presses against and must be controlled by the cultural and social matrix. (Gagnon, 1972 : 233)

Or, comme l’ont soutenu Gagnon et Simon de même que Foucault, l’importance accordée par nos sociétés à la sexualité ne résulte pas de ce qui est considéré, dans la pensée courante, comme « une pulsion urgente et irrésistible ancrée dans un substrat biologique » (Gagnon et Simon, 1968, cités dans Gagnon, [1991] 2008 : 25). En critiquant l’hypothèse répressive, laquelle suppose qu’il est du devoir de la société de contenir ces « forces antisociales » que sont les pulsions (Gagnon et Simon, 1968, cités dans Gagnon, [1991] 2008 : 25), Foucault a montré qu’à l’inverse, nous assistions, depuis les trois derniers siècles, à « une véritable explosion discursive » en matière de sexualité

(1976 : 25). Cette « prolifération des discours » a, avec le temps, « été ordonnée à la tâche de chasser de la réalité les formes de sexualité qui ne sont pas soumises à l’économie stricte de la reproduction » (1976 : 50). C’est en ce sens que l’on peut entrevoir la société comme une « instance de production, et non de répression, de la sexualité » (Bozon, 2009 : 150) : notre époque, comme le souligne Foucault, est productrice d’identités marginales fondées sur des pratiques sexuelles non hétéronormatives, « initiatrice d’hétérogénéités sexuelles » (1976 : 51). La psychanalyste féministe Jessica Benjamin, suivant Foucault, atteste de son côté qu’« avec le concept de répression, on ne peut pas rendre compte du fait que “le pouvoir a du bon” ; il ne dénie pas le désir, mais il lui donne forme, et devient son support volontaire, en étant son auxiliaire ou son représentant […] », et que, par conséquent, « [c]’est seulement lorsque nous réalisons que le pouvoir n’est pas simple interdiction que nous pouvons nous extraire du schéma où il faudrait choisir entre autorité répressive et nature débridée » ([1988] 1992 : 10).

La société produit la sexualité, l’idéologie l’encadre et le pouvoir l’infléchit. Et pourtant, il est encore courant de se référer à la sexualité comme à « la chose du monde la plus naturelle et la plus spontanée. » (Weeks, [1986] 2014 : 13) Certes, on ne peut nier la part biologique impliquée dans l’expression de la sexualité humaine; cependant, l’ensemble des pratiques sexuelles ne peuvent s’y réduire entièrement. Jeffrey Weeks établit une distinction claire entre le potentiel érogène du corps et la pratique de la sexualité, reprenant par le fait même le concept de « dispositif » établi par Foucault :

Sans aucun doute, les potentialités biologiques […] fournissent [à la sexualité] les ressources fondamentales et en fixent les limites ultimes; mais le vaste dispositif de la sexualité, ses normes, ses valeurs, les lois qui la régissent, le discours médical, les pratiques, les catégories sexuelles et les catégories du genre, les identités qui s’y rattachent, sont modelés par la culture, sont le fruit d’histoires diverses et spécifiques. ([1986] 2014 : 6-7)

C’est ce qu’a également indiqué John H. Gagnon dans ses nombreuses études sur la sexualité humaine; selon l’approche constructionniste qu’il endosse (et que nous adoptons également), la socioculture tient le rôle de relais entre le sujet, ses potentialités biologiques et l’expression de sa sexualité. Selon le sociologue, « [l]a signification sociopsychologique des événements sexuels doit être apprise pour que s’exprime la biologie. » ([1991] 2008 : 64) En d’autres mots, la sexualité, telle qu’elle est pensée, représentée et vécue, est le fruit d’un apprentissage continu, lequel s’effectue à travers le décodage des « récits sexuels » (Plummer, 2003) circulant dans la société par le biais, entre autres, des représentations culturelles et des discours. Le rapport à la sexualité se trouve ainsi toujours médiatisé, modélisé par les normes sociales qu’intériorise le sujet, et qui imprègnent son imaginaire, donnant forme aux désirs. Ces derniers sont donc toujours acculturés : selon Alice Pechriggl, « […] le désir est culturellement canalisé, puis philosophiquement canalisé en vue de l’institution de l’hétérosexualité obligatoire censée garantir la survie du genre humain. » (2001 : 200) Et sur l’horizon postmoderne, les normes qui infléchissent la pratique de la sexualité émanent de sources non seulement de plus en plus hétérogènes, mais également de plus en plus diffuses. Comme le rappelle Michel Bozon,

[l]es normes en matière de sexualité n’ont pas disparu, mais les sources des normes se sont transformées : il y a déclin des « institutions à principes », qui étaient associées à des appareils de contrôle efficaces (religion, organisation de la famille et du mariage, communautés locales), et multiplication des « sources diffuses » (médias, œuvres culturelles, école, médecine, enquêtes, etc.), qui n’ont plus le pouvoir d’imposer le respect des normes qu’elles émettent. Plutôt qu’à un recul de la normativité, on assiste à une prolifération de normes parfois contradictoires, qu’il revient désormais aux individus d’agencer et de mettre en cohérence, ce qui implique un énorme et obligatoire « travail de soi ». (2009b : 226)

Cela va de pair avec la conception foucaldienne du pouvoir : selon le philosophe, le pouvoir désigne « le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables. » (Foucault, 1976 : 122) Le pouvoir ne

proviendrait donc pas d’une source unique, dominante, qui contrôlerait l’ensemble des individus, mais plutôt de lieux multiples – cette dispersion des instances de pouvoir entrainant parfois des contradictions, des hiatus, ce que rappelle d’ailleurs Weeks :

Le pouvoir ne se déploie pas à travers des mécanismes uniformes de contrôle; il se déploie à travers des mécanismes complexes qui se recoupent et, souvent, se contredisent, et qui produisent, simultanément, domination et oppositions, subordination et résistances, régulation et action. ([1986] 2014 : 64)

Non seulement les sources sont multiples, mais les messages le sont aussi : ainsi de la double contrainte (double bind) qui pèse sur les jeunes filles, entre hypersexualisation du corps (pré)pubère et valorisation de la virginité (Mihelakis, 2017). Comme l’indique Catherine Monnot :

Le jeu du monde adulte est […] double, dans sa volonté à la fois de prolonger l’« innocence » et la pudeur traditionnellement dévolues aux filles, d’ignorer les réalités de leur entrée dans une vie amoureuse et/ou sexuelle active, et en même temps de les pousser vers une érotisation et des canons esthétiques adultes. (2009 : 130)

Faisant référence aux travaux de l’anthropologue Margaret Mead sur les Samoans (1928), Nicole- Claude Mathieu évoquait, quant à elle, la présence de « normes contraires » imposées aux femmes, lesquelles représentent un important « facteur d’aliénation » ([1985] 2013 : 133). La coexistence, au sein des patrons canoniques, des figures antithétiques que sont la prude et la putain constitue l’une des contraintes symboliques sur lesquelles nous nous pencherons plus avant dans l’analyse des œuvres du corpus.

Au final, le pouvoir ne fait pas qu’astreindre les individus à un modèle de sexualité déjà formaté – androcentré et hétéronormé – à travers un dispositif normatif (Foucault, 1976). Son action est double : il crée le sujet, en ce qu’il fait émerger des résistances, des oppositions (Foucault, 1976; Butler [1990] 2006). Par ailleurs, si, en matière de sexualité, on considère que la distribution du pouvoir avantage les hommes au détriment des femmes, on peut avancer, avec Butler, que c’est bien l’assujettissement des femmes en cette matière qui produit le sujet féminin, en l’occurrence,

le sujet féminin désirant – lequel, se rebellant contre la place qui lui est assignée, réclame de plus en plus le droit de se dire et de s’écrire, s’inscrivant ainsi à son tour sur la scène littéraire et sexuelle.

La théorie des scripts sexuels

Cette façon de concevoir la sexualité, c’est-à-dire comme résultant, en partie, de l’intériorisation continue de normes, invariablement genrées, circulant dans l’espace social, se trouve au cœur de la théorie des scripts sexuels de John H. Gagnon et William Simon. Selon ces derniers, les scripts sexuels fonctionnent comme autant de « dispositifs heuristiques » (Gagnon, 1999 : 74) qui façonnent et guident l’expression de la sexualité. Les scripts sexuels se déclinent sur trois plans : les scénarios culturels, les scripts intrapsychiques et les scripts interpersonnels. Ces trois plans s’avèrent étroitement reliés :

[…] d’abord, il existe des « fragments » mentaux érotiques et/ou des « émotions » qui sont à la source des sensations corporelles érotiques ; ensuite, ces éléments sont encodés dans des scripts cognitifs plus organisés qui constituent des instructions pour les interactions concrètes avec d’autres personnes. (Gagnon, 1999 : 74)

En d’autres mots, il existe un certain nombre de scénarios sexuels, élaborés par les discours dominants circulant dans la société notamment à travers les objets culturels qui, lorsqu’incorporés par les individus, modèlent les projections fantasmatiques et les interactions selon les codes sexuels normatifs. Par ailleurs, si l’individu reçoit de sa culture des scripts sexuels qui donnent forme à ses projections mentales, elle ou il se fait également « producteur[·rice] de fantasmes », selon la subjectivité qui lui est attribuée ou qu’elle ou il s’octroie : le sujet sexuel « utilise les matériaux des interactions et de la culture afin d’élaborer des alternatives originales aux scénarios culturels existants et aux modèles d’interactions en vigueur » (Gagnon, 1999 : 76). Or, pour les femmes, la réinterprétation subjective des scénarios culturels sur le plan intrapsychique s’avère problématique,

leur imaginaire érotique étant colonisé par des scénarios qui les représentent, le plus souvent, en tant qu’objets de l’acte sexuel. Sur le plan de l’interaction, cette réification des femmes au sein des patrons dominants influence le déroulement des rapports, au point d’en figer la distribution des rôles (Gagnon, [1991] 2008 : 94). Les plus récentes enquêtes sociologiques d’envergure montrent qu’en matière de relations sexuelles, les femmes sont toujours moins portées à prendre l’initiative, à exprimer leurs préférences, ou, à l’inverse, leurs réticences (Bajos et Bozon, 2008), dépourvues qu’elles sont de modèles figurant une sexualité féminine agentive. Cela est d’autant plus visible chez les jeunes filles : majoritairement initiées sexuellement par un partenaire plus âgé et plus expérimenté49 (Bajos et Bozon, 2008 ; Lhomond, 2009), les filles se laissent le plus souvent

(ap)prendre par celui qui, de sa seule appartenance au sexe mâle, occupe la position de l’unique sujet sexuel légitime.

La perspective des scripts sexuels, parce qu’elle contribue à objectiver les pratiques sexuelles, permet de mettre au jour les dynamiques de pouvoir qui traversent la sexualité. Ainsi que l’a suggéré Butler, suivant Foucault, penser la sexualité hors du pouvoir est une « impossibilité culturelle » ([1990] 2006 : 106). Il en va de même pour le désir ; invariablement soumis aux « systèmes juridiques du pouvoir » ([1990] 2006 : 60), ce dernier, tout comme le sujet foucaldien, se fabrique – cette idée allant à l’encontre de tout essentialisme sexuel. En effet, tout au long de la période de socialisation sexuelle, qui s’accompagne d’expériences diverses tant sur les plans physique que psychique, le désir est modulé par des affections extérieures. Or celles-ci sont configurées, dans nos sociétés occidentales contemporaines, à partir d’impératifs patriarcaux, qui, par définition hétérosexiste, nient aux filles et aux femmes le statut de sujet désirant. Mais la

49 Michel Bozon interprète « cet écart d’âge en faveur des hommes dans les premières unions […] comme un des effets de la domination masculine et de la supériorité des statuts masculins sur les statuts féminins. » Selon le sociologue, « la supériorité des statuts masculins sur les statuts féminins » participe de ce choix d’un partenaire plus âgé et donc potentiellement mieux pourvu socialement. (Bozon dans Bessin, 2009 : 127)

relation entre les structures et la subjectivité individuelle n’est pas qu’unilatérale – au contraire. Le sujet se trouve toujours investi d’un potentiel de subversion des schémas dominants, ce qu’illustre, notamment, la théorie intersubjective. Nous y reviendrons.

Les scripts du viol

John H. Gagnon et William Simon ont souligné, dans leurs travaux, le caractère nécessairement culturel des violences sexuelles : « […] l’inégalité des sexes (incarnée dans les scripts des relations entre sexes) favorise un mépris pour les femmes qui peut s’exprimer dans le domaine sexuel. » (Gagnon, [1991] 2008 : 114) Presque au même moment, Sharon Marcus, professeure à l’Université Columbia, publiait, dans un ouvrage dirigé par Judith Butler et Joan Wallach Scott, un chapitre portant sur ce qu’elle propose d’appeler les « rape scripts » (Marcus, 1992)50. Selon Marcus, « rape

is structured like a language » (1992 : 390), ce langage étant le lieu de l’expression du genre dans ce qu’il a de plus violent : « The language of rape solicits women to position ourselves as endangered, violable, and fearful and invites men to position themselves as legitimately violent and entitled to women’s sexual services. » (1992 : 390) L’idée du script suggère que le viol, pour les récits en circulation dans les institutions et productions culturelles dominantes, est représenté comme suivant toujours, à quelques variations près, la même trame narrative : un inconnu viole une femme dans une ruelle durant la nuit. Or ce script largement répandu du viol ne résiste pas à l’épreuve des faits. Selon les statistiques avancées par les plus récentes enquêtes sur la violence sexuelle envers les femmes, « [l]es viols sont perpétrés, principalement, dans l’intimité des couples, de la famille et des proches […] » (Jaspard, [2005] 2011 : 76, souligné dans le texte; voir aussi

50 La réflexion sur les scripts du viol avait déjà été amorcée par Stevi Jackson dans son article « The social context of rape : Sexual scripts and motivations » (1978).

Chetcuti et Jaspard, 2007 : 17 ; Lieber, 2008 ; Bajos et Bozon, 2008)51. Le fait de limiter la

représentation du viol à ce script qui, au final, s’avère plutôt marginal, entraîne de nombreuses conséquences pour les femmes : d’abord, l’association idéelle entre l’espace public de la rue et le risque de viol reconduit la division socio-sexuée de l’espace, posant, de ce fait, la vulnérabilité comme condition ontologique des filles et des femmes52. Ensuite, la restriction des multiples

facettes du viol à ce script unique peut empêcher les filles et les femmes de reconnaître une agression lorsque celle-ci ne survient pas dans le cadre socialement programmé à cet effet53. Enfin,

le script du viol, tel que mis au jour par Marcus, évacue entièrement le pouvoir de riposte des femmes, lequel demeure un impensé de la culture patriarcale – et, conséquemment, un impensé pour les femmes elles-mêmes. Le récit du viol subi par Virginie Despentes, qu’elle raconte dans King Kong Théorie, illustre bien cela :

Pendant ce viol, j’avais dans la poche de mon Teddy rouge et blanc un cran d’arrêt, manche noir rutilant, mécanique impeccable, lame fine mais longue, aiguisée, astiquée, brillante. Un cran d’arrêt que je brandissais assez facilement, en ces temps globalement confus. Je m’y étais attachée, à ma façon j’avais appris à m’en servir. Cette nuit-là, il est resté planqué dans ma poche et la seule pensée que j’ai eue à propos de cette lame était : pourvu qu’ils ne la trouvent pas, pourvu qu’ils ne décident pas de jouer avec. Je n’ai même pas pensé à m’en servir. (2006 : 46-47, nous soulignons)

Ainsi, comme le souligne Marcus, « rape is not only scripted – it also scripts » (1992 : 391) : tel qu’il est culturellement modélisé, le viol prescrit la passivité des filles et des femmes devant la

51  Il ne faut pas, pour autant, minimiser la gravité de violences bel et bien réelles qui surviennent dans l’espace public : harcèlement, machisme ordinaire, pelotage et, certes, le viol, qui, même s’il est plus rarement perpétré à l’extérieur, n’en demeure pas moins une possibilité, dont les effets sont tout aussi dévastateurs. (Lieber, 2008)  

52 Or les analyses féministes ont bien montré que cette vulnérabilité est, au contraire, fabriquée de toutes pièces à