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Sérieux de l’exhaustivité et aspect ludique du cho

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Chapitre 1 : Chronologie et exhaustivité

1.2. Comparaison Pater-Michon

1.2.1. Sérieux de l’exhaustivité et aspect ludique du cho

1.2.1. Sérieux de l’exhaustivité et aspect ludique du choix

Il est intéressant, du fait de leur position complètement différente en ce qui concerne les ambitions d’exhaustivité et de chronologie, de comparer les deux œuvres de notre corpus consacrées à Watteau. Comment s’opère le choix pour Michon de traiter tel épisode plutôt que tel autre ? En quoi cette démarche est-elle révélatrice d’un choix ? Quel est l’effet produit par une vie en sa totalité, présentée de manière circulaire, et une autre qui n’est pas une vie mais un épisode arraché à celle-ci, et présentant malgré tout plusieurs aspects de la vie de l’artiste ?

Le « portrait imaginaire » concernant Watteau nous est donné sous la forme épistolaire, conduisant donc à un traitement du temps par la périodisation - dans la date, nous n’avons pas de mention du jour mais seulement du mois -, cela permet à Pater d’échapper à l’atomisation du journalier. Mario Praz écrit, après avoir constaté quelques anachronismes quant aux dates des toiles, que « Pater ne veut pas reconstituer l’histoire mais le climat historique »40. En effet, les dates et les lieux sont réels par rapport à l’histoire de Watteau : Valenciennes en 1701, Paris en 1702 et la narratrice fait mention de la guerre anglo-prussienne, toile de fond de cette nouvelle. La reconstitution d’un climat historique est à faire valoir dans l’étude de l’exhaustivité de la vie du peintre. Le biographe s’attache en tout cas à ce que le lecteur puisse identifier une époque, afin de replacer Watteau dans un contexte historique et pour qu’il ne puisse en douter, du fait de la crédibilité des dates. Ceci nous renforce dans le constat du sérieux de Pater et dans sa volonté d’être perçu comme tel. De la même manière, Michon s’attache à créer un climat historique, mais qui n’est pas immédiatement référentiel pour le lecteur car c’est le curé de Nogent qui détient la parole :

[…] un matin, après l’office de sept heures, comme je quittai l’église, il m’aborda. C’était avant la mort du Grand Roi. (M. S., p. 53)

Il est ici question de Louis XIV le Grand, sa mort ayant lieu en 1715. Notons encore :

40

[…] dans la plus belle maison de Nogent, un palais à rocailles et fontaines avec un parc encore et des terrasses sous l’essaim des feuilles d’or, la maison d’été de Le Fevre, qu’on n’y voyait guère, l’intendant des Menus Plaisirs du Roi, proche des Orléans ; sur la Marne. (M. S., p. 67)

Ici le roi est Louis XV le Bien-Aimé. Nous avons ainsi un décor très discret, du fait du recul à la campagne et de l’éloignement par rapport à Paris, du climat historique du début du XVIIIème siècle, chez Pater comme chez Michon ; Pater profitant lui aussi de l’éloignement de la narratrice à Valenciennes pour ne faire que suggérer la vie politique à Paris.

La description de l’entourage de Watteau relève-t-elle elle aussi d’un désir d’exhaustivité ? Il n’y a pas de volonté de la part de Pater de donner des détails précis sur les ouvriers avec lesquels travaille le peintre mais il y a cependant comme un devoir de suivre fidèlement le parcours de la vie de Watteau :

Antoine Watteau s’est séparé de son marchand de tableaux à bon marché et travaille maintenant pour un peintre en sujets décoratifs […]. (P. I., p. 8)

Il s’agit ici de Claude Gillot dont le nom est tû, ce qui montre la nécessité pour le lecteur voulant identifier les noms d’avoir déjà lu au préalable une biographie de Watteau. Chez Michon, nous notons une mention des noms, que le lecteur doit connaître afin que le processus d’identification puisse avoir lieu.

Et cette fois ce fut bien Haranger qui l’amena, Haranger l’abbé, qui l’amena et vite s’en défit […]. (M.

S., p. 67)

Notons ici, avec la reprise du nom suivie de l’occupation de la personne, une certaine connivence implicite avec le lecteur, Michon nous confirme en quelque sorte ou nous rappelle rapidement de qui il s’agit. Chez Pater, si les noms ne sont pas donnés comme dans une monographie, celui-ci veille à rendre chaque moment-type de la vie du peintre : enfance, révélation, apprentissage, consécration, maladie et mort. Chacun de ces épisodes occupe la même place dans la narration, il n’y a pas de volonté de développer l’un au détriment de l’autre, si ce n’est peut-être l’enfance qui permet à Pater de justifier la vision qu’il veut donner de ce peintre : celle d’un génie. Ceci ne l’empêche pas, du fait justement de cette vision circulaire et complète, de se permettre

quelques effets d’ellipse justifiés par la forme épistolaire : il traite ainsi la vie de manière discontinue mais en formant néanmoins un tout, une clôture :

Douze mois aujourd’hui qu’Antoine est parti pour Paris. (P. I., p. 7)

Le récit s’amorce avec la mention du jeune Watteau dont l’âge est naturellement omis car un génie, quel que soit son âge, est un génie. Nous pouvons néanmoins observer les efforts de la narratrice pour le rendre plus jeune qu’il n’est. En effet, Watteau étant né en 1684 et le journal commençant en 1701, « le petit » (P. I., p. 2) a malgré tout dix-sept ans ! C’est là un procédé visant à mettre en valeur son exemplarité, à travers la mention de son jeune âge. Tout est donné afin de susciter l’admiration pour ce personnage que nous suivons de 1701 jusqu’à sa mort en 1721. L’existence réelle de Watteau étant détaillée de manière exhaustive par la narration de chaque moment-clé, nous pouvons dire que cette biographie est déterminée par les aléas de ce destin individuel. Cela laisse dès lors une place beaucoup plus restreinte au biographe pour installer sa fiction, celui- ci se donnant pour tâche de constituer une sorte de panorama de la vie du peintre.

Michon ne s’intéresse pas aux premières années de vie de Watteau. Le récit commence aux alentours de 1715, lors de la première retraite de Watteau à Nogent-sur- Marne, et se clôt en 1721 à la mort du peintre. Watteau mourant à l’âge de trente-sept ans, le biographe s’intéresse à la période de sa vie commençant seulement à trente et un an. Il récuse par là-même l’ambition d’exhaustivité propre à la biographie, omettant plusieurs épisodes de la vie de Watteau, notamment ceux qui lui apportèrent la gloire : lorsqu’il fut nommé « Peintre des fêtes galantes » en 1712 ; et que Pater utilise au contraire afin de montrer que l’intuition du père de la narratrice était juste. En faisant ce choix, il s’interdit les traditionnelles anecdotes d’enfance consistant à accentuer le caractère autodidacte de l’enfant ou à montrer sa maturité en fonction des obstacles parcourus. Au contraire, Pater insiste sur ce qu’il présente comme l’obstacle parental qui lui permet d’introduire le thème de l’ascension sociale de l’artiste. De la même manière, il s’attache à rendre compte de la pauvreté du peintre lors de ses débuts à Paris. Michon, lui, s’intéresse à Watteau alors que celui-ci bénéficie déjà d’une large reconnaissance sociale. En effet, le curé de Nogent, aussi isolé soit-il, connaît son nom et voici ce qu’il nous dit de lui :

Il était le peintre le mieux payé de son temps. Qu’il vécut en ermite, c’était son affaire, coquetterie ou avarice : mais il aurait pu lui-même acheter un palais blanc et des arbres pour y tousser à son aise, dépenser pour ce grand lit de mort les gages princiers année sur année versés par Gersaint, Julienne, les Orléans. (M. S., p. 74)

Il ne choisit donc pas de nous donner à voir le peintre dans ses débuts et ses déboires. Ce qui l’intéresse, c’est ce moment de reconnaissance sociale et de consécration autour du peintre, mêlé d’emblée à l’atmosphère morbide qui enveloppe Watteau ; c’est la conciliation antithétique de la richesse, la gloire, et l’obscénité de cette maladie qui le ronge. De cette tension, nécessairement réduite à un laps de temps dans la vie du peintre, surgit quelque chose de créateur pour Michon : l’écartèlement entre l’illustre du peintre officiel et le secret auquel est vouée cette maladie qui l’étouffe dans sa chambre. Le grandiose, l’espace public ; et la sphère privée, la laideur d’une maladie que l’on ne veut pas voir. Dans cette démarche nourrie de tensions, le choix d’un épisode saillant de la vie du peintre est nécessaire pour faire valoir l’aptitude à saisir la singularité de l’être biographé. Ce choix de traiter uniquement d’un épisode de la vie du peintre permet à Michon de s’extirper de la biographie traditionnelle déterminée par les aléas des destins individuels. En effet, si la vie est contée dans son intégralité, la narration se trouve soumise aux différents événements, y compris ceux qui n’intéressent pas le biographe. La narration de la vie globale se fait donc au détriment de la pensée du biographe en se constituant en destin. Au contraire, en choisissant un épisode, Michon se ménage un espace dans lequel il peut introduire sa vision, personnelle, du comportement du peintre.

Le choix de la non-exhaustivité n’implique cependant pas celui du non-respect de la chronologie, comme nous aurions pu nous y attendre. Nos deux biographes se rejoignent ici.