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Fernandez ou le mythe personnel de l’écrivain

Peinture3destPierre,détail

Peinture 5 portrait de Watteau par Rosalba

2.2. Traitement du matériel biographique : entre irrespect et déférence 1 Garcin ou le plaisir de l’invention

2.2.2. Fernandez ou le mythe personnel de l’écrivain

Fernandez nous livre également une Vie de Caravage34, en des dimensions et chargée d’intentions complètement différentes puisqu’il n’y a pas chez lui de recherche de brièveté mais au contraire la volonté d’une œuvre exhaustive, sans choix apparent de privilégier tel ou tel épisode par rapport à un autre. Il est évident que cette fiction biographique offre à Fernandez l’occasion rêvée de mettre en application sa démarche critique : la psychobiographie. Au cours de sa communication dans le cadre du colloque que nous avons déjà mentionné, Patrice Terrone35 montre ainsi que toute l’œuvre tend à résoudre la mythologie intérieure du peintre qui correspond selon lui au mythe personnel de l’écrivain ; Fernandez cherche à résoudre dans cette œuvre l’intuition d’un destin tragique : mourir sous les coups de l’être aimé. Ceci explique l’importance fondatrice que Fernandez accorde à l’homosexualité du peintre dans cette vie, sans compter l’importance qu’elle tient également dans sa propre vie. Si nous comparons ainsi les Vies de Caravage par Garcin et par Fernandez, la différence est frappante. Le premier n’hésite pas à rendre la rencontre entre Giulieta et Caravage responsable de la reconnaissance sociale du peintre et d’un allant dans son travail alors qu’il n’est pas question de femme pour le second. L’homosexualité de Caravage étant en quelque sorte son essence pour Fernandez, à peine quelques prostituées sont-elles mentionnées. Observons la structure de la phrase qui implique une causalité entre Giulieta et les tableaux dans l’Encre et la couleur chez Garcin :

Tous deux se rencontrèrent plusieurs fois par la suite. Il aima l’odeur de ses cheveux, son rire et le grain de sa peau. Elle aima sa fougue et son goût du secret. Il travaillait de plus en plus. Les commandes affluaient. Les toiles choquaient. (p.99)

34

Fernandez, Dominique. La course à l’abîme. Paris, 2002 : Editions Grasset et Fasquelle. 638 p.

35

Terrone, Patrice. Grenoble III. « Portraits d’inconnus : biographies fictives du Caravage et de Vermeer (Dominique Fernandez, Guy Walter…) ».

Chez Fernandez, c’est la rencontre décisive avec Mario qui permet à Caravage de peindre ses toiles les plus controversées et menacées par l’Inquisition, car représentant l’amant lascif36 sous le prétexte d’une scène religieuse. Cet exemple illustre bien la liberté des biographes face à leur biographé et la dimension personnelle évidente que comporte toute biographie fictive. Fernandez choisit, en termes d’énonciation, de se confondre avec son personnage pour lui faire assumer son discours critique, sous la forme d’une autobiographie posthume. Il a une réaction très forte face aux biographies antérieures de Caravage37 :

Il n’y a rien dans ma vie qui ne soit resté obscur, mais le mystère n’est jamais si épais qu’aux deux extrémités de ma carrière. De la fin de mon apprentissage chez maître Simone à mon arrivée à Rome, quatre années se sont écoulées. Que d’hypothèses n’a-t-on pas échafaudées sur cette période ! Pour les uns, qui voudraient que ma jeunesse ait préfiguré mon destin, je me serais caché dans les bas-fonds de Milan à la suite d’une rixe qui aurait mal tourné. Pour les autres, qui s’obstinent à rattacher mon œuvre à celle des peintres de Venise, j’aurais séjourné dans cette ville, « où il goûta si fort les couleurs de Giorgione qu’il se le donna pour modèle dans l’imitation de la nature », prétend ce double-menteur de Bellori. Comme je l’ai déjà dit, je ne suis jamais allé à Venise, ni alors ni plus tard, et Giorgione, avec ses formes suaves et ses coloris élégiaques, est le dernier qui m’aurait inspiré. Certains affirment que je suis rentré à Caravaggio, enterrer mon grand-père puis veiller ma mère lors de sa longue maladie. Après sa mort - je venais d’avoir dix-neuf ans -, je me serais arrangé, selon ces mêmes semeurs de fantaisie, pour gruger mon oncle Ludovico, mes deux frères et ma sœur, m’approprier la plus grande part de la succession et la dilapider en deux ans au cabaret. En réalité, ces quatre années, je les ai passées à Milan en prison, ne revenant ensuite à Caravaggio que pour entrer en possession le plus honnêtement du monde de ce qui me revenait de l’héritage, prendre congé de ma famille, dire adieu à mon village, rompre avec mon pays natal. (p. 118-119) [Nous soulignons]

Si le discours est assumé par le personnage de Caravage, la virulence de certains termes nous permet de déceler la voix de l’écrivain derrière celle du peintre et cet extrait concernant les biographies le prouve. Le principal objet de l’écrivain est de rétablir une vérité sur le peintre après deux écoles de biographes dont l’une veut lier la jeunesse du peintre à son destin et l’autre chercher des filiations avec l’école de Venise. En un double-mouvement, Fernandez arrache ainsi Caravage à ces fausses interprétations. La biographie assume donc ici une valeur réparatrice et critique par rapport à la légende de

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Caravage, Jeune garçon portant une corbeille de fruits (Il frutaiuolo), 1593-1594. Huile sur toile, 70 x 67 cm. Galerie Borghese, Rome. Ou Jeune garçon mordu par un lézard, 1596-97. Huile sur toile, 70 x 56,5 cm. Collection particulière.

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l’artiste. Cette recherche d’association avec l’artiste contre les biographes et les critiques est également celle à laquelle se livre Pierre Michon dans sa Vie de Joseph Roulin38, créant un contre-mythe en une interprétation formaliste. Il écrit ainsi :

Considérons-le, Roulin, un dimanche matin en août, suivant l’énergumène dans un chemin du bout d’Arles, quand ce n’étaient pas des portraits que celui-ci peignait, mais que sur le motif il allait préparer le travail de ses biographes, faire le coup de la liturgie solaire, le face à face aztèque avec la source de toute lumière ; et certainement il ne voyait rien là de liturgique ni d’aztèque, mais de pictural oui, et audacieusement, puisque ce qu’il faisait, les impressionnistes même l’osaient peu ; et s’il portait le galurin jaune, c’était parce que ça tapait dur, Roulin ni moi n’y voyons rien de sacrificiel. (Ibid., p. 33)

Il y a ici une recherche du bon sens, éloignée des délires ésotériques d’autres biographes. Fernandez n’obéit pas à cette même quête « raisonneuse » mais dénonce les biographes au nom d’une vérité qu’il ne met guère en doute puisqu’il la fait émerger de la bouche de son personnage. Sa démarche est d’ailleurs habile puisque c’est seulement après avoir fait dire à son personnage que les sources le concernant sont rares et que, par conséquent, l’on n’est sûr de rien, qu’il introduit ce qu’il introduit son interprétation. Les autres étant pour la plupart romanesques ou picturales, Fernandez n’a pas de peine à les briser mais il introduit la sienne sans aucune explication et sans la remettre en cause comme le ferait Garcin. Nous saisissons là une des différences entre la démarche de Garcin et celle de Fernandez. Il y a un réel plaisir chez le premier à imaginer un événement, au détriment d’une réalité avérée : l’homosexualité de Caravage. Fernandez, lui, s’érige en redresseur de torts contre les affabulations des biographes mais il confesse cependant le « mystère » entourant la vie du peintre. Ceci ne l’empêche pourtant pas de présenter son hypothèse sur les occupations de Caravage durant ces quatre années comme relevant de la vérité. Il n’y a donc pas de jeu référentiel basé sur le vrai et le faux comme chez Garcin mais au contraire une démarche très sérieuse qui ne se rit jamais d’elle-même. Nous avons constaté d’emblée entre l’œuvre de Garcin et celle de Fernandez une différence résidant dans l’ambition de l’écrivain face à la représentation qu’il donne de la vie du peintre. Nous pouvons noter chez Fernandez une volonté d’exhaustivité et de respect de la chronologie, quand ces deux prises en compte ne constituent pas une règle chez Garcin. Cette différence formaliste permet-elle de

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rendre compte de la divergence entre les deux écrivains quant à l’exigence du vraisemblable ?