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Peinture d’Uccello La chasse

2.2. Une nouvelle forme 1 La forme brève

2.2.2. L’art du mystère

La critique d’art, comme du reste la critique littéraire, consiste fondamentalement - par le regard féroce qu’elle porte sur le texte, fût- il littéraire ou pictural - à supprimer le mystère, alors qu’il constitue une composante essentielle, peut-être primordiale de l’œuvre d’art48.

Antonio Tabucchi.

Nous comprenons mieux, à la lumière de cette discontinuité du discours, l’usage que fait Garcin de ces « images insaisissables », qui « entretiennent le mystère et créent le désir », comme le précise Ma Yuan (E. C., p. 41). Il s’agit moins de dire que de suggérer, d’accrocher davantage par le non-dit que par le signifié. Nous pouvons peut- être à ce propos voir, à travers la Vie de Pisanello intitulée « La pointe Pisanello »49, une métaphore de l’art d’écriture de Garcin. Il y a là un effet de mimétisme entre le dire et le peindre. Cette Vie propose une réflexion sur l’art du trait extrêmement ciselé, fin et minutieux, du graveur de médailles. Comme Pisanello, Garcin travaille sur le profil et la pointe. A travers le profil, il faut peut-être voir l’art de l’esquisse, car le profil est le découpage de la personne médaillée, qui implique également celui de la ressemblance. C’est donc, tout comme la forme brève, l’art de représenter un homme en quelques ciselures. La pointe pourrait, à la lumière de l’écriture, être interprétée comme ce même art de la pointe, ou argutia, dans le modèle épigrammatique, qui clôt une phrase en une pensée ingénieuse. Garcin résume cet art en quelques phrases :

Le trait est ferme, nerveux, sur le blanc de la feuille. L’œil est sans cesse accroché. Comme face à ces ponts crénelés sur fond de crépuscule ; ou devant les remparts féodaux qui découpent leur silhouette hérissée sur un fond d’Alpes dressées haut. C’est un monde de nerfs, une pointe, un goût sec du détail. (E. C., p. 87)

Garcin évoquera encore, plus loin, cet « espace qui révèle des potentialités inédites, qui regorge de secrets que la nature ignore » (Ibid., p. 91). Il fait se rejoindre ici, à travers ce même « mystère de l’espace », l’art du profil tel que le pratique Pisanello, et celui des perspectives par Uccello.

48

In Antonio Tabucchi, l’atelier de l’écrivain. Conversation avec Carlos Gumpert. (ici p. 108)

49

Dans cette volonté de ne pas tout dire se cache également un refus de la systématisation. En effet, la disposition est volontairement fragmentée et, si Garcin accepte de nous donner les éléments d’un savoir sur ces artistes, il se refuse à fournir une théorie d’ensemble qui les relierait. Au lecteur donc d’interpréter s’il le souhaite. C’est là toute la différence entre Pater, d’un côté, et des biographes comme Michon ou Garcin de l’autre, qui se refusent à proposer une interprétation de la vie des peintres. C’est à travers la fiction qu’ils nous donnent une esquisse de leur point de vue.

Nous avons donc montré la nécessité de l’invention d’une forme apte à signifier l’homme biographé dans sa singularité. Cette recherche est théorisée par Marcel Schwob50 en 1896. Dans la Préface51 à ses Vies imaginaires, cet écrivain théorise pour la première fois l’affranchissement de la biographie par rapport à l’histoire, sans pour autant passer à la fiction pure. Schwob met en place une problématique basée sur l’art du Particulier et de l’Imaginaire :

L’art du biographe consiste justement dans le choix. Il n’a pas à se préoccuper d’être vrai ; il doit créer dans un chaos de traits humains. […] le biographe trie de quoi composer une forme qui ne ressemble à aucune autre. (Ibid., p. 16)

Son souci est de distinguer la biographie telle qu’il la définit de la biographie historique et de son arrière-plan positiviste, contre lequel il réagit. Il cherche donc à redéfinir l’Art, contre la doctrine classique selon laquelle il doit être la représentation d’une forme universelle. Il y a une revendication esthétique très forte, de la part de Schwob, de l’écriture du particulier, de l’unique. L’« idéal du biographe » est pour lui de retrouver la singularité inscrite dans une temporalité :

Le peintre Hokusaï espérait parvenir, lorsqu’il aurait cent-dix ans, à l’idéal de son art. A ce moment, disait-il, tout point, toute ligne tracés par son pinceau seraient vivants. Par vivants, entendez individuels. Rien de plus semblable que des points et des lignes : la géométrie se fonde sur ce postulat. L’art parfait de Hokusaï exigeait que rien ne fût plus différent. Ainsi l’idéal du biographe serait de différencier indéfiniment l’aspect de deux philosophes qui ont inventé à peu près la même métaphysique. (p. 11)

50

Schwob, Marcel. Vies imaginaires. Paris, 1998 : Editions Gallimard, Collection « L’imaginaire ». 183 p.

51

Nous voyons ici comment la forme, le sujet choisi et la manière de le faire évoluer dans un espace-temps sont liés. Schwob parle encore de « l’image d’une petite chenille aperçue une fois à une heure particulière du jour » (p. 10). L’art du biographe réside donc dans le choix à travers le refus de l’exhaustivité, la recherche d’une forme et l’aptitude à saisir la singularité de chaque biographé.

Il se dessine alors une spécificité de la fiction biographique à travers le refus du lien avec le collectif et les idées générales. Cependant, cette définition pourrait correspondre à toute fiction biographique d’artiste, qu’elle s’intéresse à un peintre, à un musicien ou à un homme de lettres. Nous devons donc chercher une spécificité de la fiction biographique de peintre. Celle-ci ne résiderait-elle pas, logiquement, à travers la présence de la peinture restituée par l’écriture ?

Chapitre 3 : la peinture

3.1. Le visible prend le relais du dicible puis devient porteur de récit