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Chapitre 2 : Le fragment et la peinture

2.1. Lecture en recueil

2.1.1. Une nouvelle conception du temps

Il ne s’agit plus vraiment pour Garcin de se soucier de la « temporalité officielle », du respect de la chronologie ou de l’exigence d’exhaustivité même si le traitement qu’il inflige à ces deux bastions de la biographie traditionnelle est révélateur d’une nouvelle conception. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas la mémoire collective qui dresse aux peintres de belles monographies, mais bien plutôt la mémoire individuelle. Nous réfléchissons ici à partir du projet éditorial défini par J.-B. Pontalis qui est à l’origine de la collection « L’un et l’autre » :

Des vies, mais telles que la mémoire les invente, que notre imagination les recrée, qu’une passion les anime. Des récits subjectifs, à mille lieux de la biographie traditionnelle. (E. C.)

Cette citation délimite les contours de ce qui apparaît comme un genre : les fictions biographiques. Pontalis les définit ici comme des récits de vie dans lesquels l’auteur intervient fortement, et notamment par sa mémoire. Il en donne sa conception, moderne, comme activité pleine de l’esprit qui crée l’événement. Nous ne sommes plus face à la mémoire consciente mais au contraire face à une sorte de contre-mémoire, mémoire « imaginante » qui renverse la biographie traditionnelle et, ne renaissant pas de celle-ci mais naissant d’elle-même, s’affranchit de toute tutelle. Nous pouvons bien sûr discuter cette définition, puisque, comme nous l’avons montré ultérieurement, les fictions biographiques ont toujours partie liée avec les biographies traditionnelles, utilisant le matériau mis à leur disposition afin de créer une forme nouvelle. Il s’agirait donc plutôt, selon nous, d’une renaissance. La notion d’événement au sens de ce qui semble changer le cours des choses et qui est digne d’être retenu est également réfutée et dénoncée comme n’étant pas l’essentiel, n’étant qu’une apparence et une illusion, à travers le prière d’insérer en deuxième de couverture de Vidas :

Nous taisons tous l’essentiel. Nous croyons tous nos vies constituées d’événements quand ce sont les instants d’absence, les fragments oubliés, qui les forment et les nomment […].

Nous comprenons ici que va s’opérer chez Garcin un renversement des événements bruts au profit du ténu, du « minuscule » afin, face à ce qui d’ordinaire pèse : les grandes actions, les voyages, les longues phrases ; d’instaurer un goût de l’éphémère. Voici le deuxième exergue de Vidas emprunté au Purgatoire de Dante :

La rumeur du monde n’est rien qu’un vent qui passe

donnant le ton à ce recueil de Vies brèves dans lesquelles seront mises en avant l’inconstance et la variabilité de toute chose. Il est très intéressant, pour la question de la temporalité, d’étudier Garcin en prenant en compte la lecture en recueil de L’encre et la couleur. Tout nous parle du temps et de l’acceptation ou du rejet de celui-ci. Le recueil semble obéir en effet à une dialectique si l’on se fie aux titres des différentes sections. La Vie qui ouvre le recueil s’intitule « Masaccio ou la jeunesse » et celle qui le clôt, consacrée à Piero della Francesca, « Piero ou le consentement ». La Vie du premier peintre semble illustrer la fulgurance. Fulgurance d’un homme présenté par Garcin dans la droite ligne de Vasari, c’est-à-dire comme un génie qui n’a pas le temps de flâner et dont la mort, comme la marche, sont significatives par leur rapidité. L’effet de vitesse et de l’absence de toute pause est rendu par l’imparfait dont les aspects sécant et tensif étirent le temps et nous donnent à voir l’action dans sa durée et en cours d’accomplissement, on n’en voit donc ni le début ni la fin. De plus, cet imparfait est itératif et nous empêche ainsi de cloisonner l’événement, tout semble aller très vite, mais en dehors de toute notion de temps.

Il allait, oublieux et hautain, par les ruelles sales des quartiers dédaignés, enjambait les enfants qui jouaient au trognon-du-prince sur les pavés disjoints, les détritus, les ruisselets de merde […], il allait, les yeux dans le bleu du ciel de juin qui lui rappelait la tunique de Saint Pierre sur les fresques d’Assise. (E. C., p. 11)

Le personnage échappe au temps. Le pittoresque constitué par le décor des rues est, lui, soumis à la flèche du temps mais Masaccio, par son absence, évolue dans un hors-temps qui pourrait exprimer cette jeunesse que Garcin met à l’honneur dans son titre. De plus, l’écrivain intègre au milieu de son récit le contenu de l’épitaphe qui ornera la tombe du mort, reprise à Vasari qui, lui, la place en conclusion. Ainsi la fin imminente du peintre nous est sans cesse rappelée. Garcin a également cherché à rendre la mort du

personnage caractéristique de cette urgence en anticipant même, fort de sa position de biographe, sur celle-ci :

Mais il ne vit rien de tout cela. En 1428 il repartit pour Rome et ne revint jamais. Il avait vingt-sept ans. Sa disparition fut si prompte qu’on évoqua un empoisonnement. (E. C., p. 16)

Garcin se saisit de ce mystère attesté par Vasari et confirmé par Chastel concernant la mort du peintre, pour lui inventer une fin expéditive, digne d’un homme qui n’a pas eu le temps de vivre.

Il fut égorgé une nuit de septembre au fond d’une impasse où l’avaient acculé quelques sbires […]. Puis on saisit son cops et on le jeta dans une fosse où les chiens le trouvèrent. On ne put l’identifier car ils l’avaient un peu déchiré. Les sbires fouillèrent le logis pour y récupérer une quelconque richesse, mais il n’y avait rien. La vieille qui le lui louait l’attendit un peu, puis elle trouva un autre locataire, qui y vécut trente ans. (E. C., p. 17)

Cette mention finale de l’autre locataire permet à Garcin de réintégrer sa nouvelle au temps humain, montrant que même après la mort d’un génie la vie suit son cours inexorable.

L’évolution est immense jusqu’à la vie de Piero della Francesca qui mourut, lui, à l’âge de quatre-vingt-six ans, ce qui nous permet de saisir la dialectique de ce recueil, du hors-temps au temps humain et à l’acceptation de celui-ci, la nouvelle s’intitulant précisément « Piero ou le consentement ». Pourtant, paradoxalement, Piero semble échapper lui aussi au temps humain et à sa flèche dévastatrice si nous voyons la manière dont l’auteur expédie, en un sommaire, la vie de Marco, le jeune homme qui l’accompagne, montrant par là-même la résistance du maître-aveugle. Voici son portrait :

Dans les dernières années du quinzième siècle, un enfant guide un vieil aveugle dans les rues de Borgo San Sepolcro. L’enfant est blond, plutôt trapu, il se prénomme Marco. Dans dix-huit ans il se mariera avec la fille d’un drapier. Il en aura deux garçons, dont l’un mourra en bas âge. Il sera fabricant de lanternes. Il mourra en 1550, des suites d’une mauvaise grippe, le jour de ses soixante- huit ans. C’est ainsi que la scène commence : un futur fabricant de lanternes guide un vieil aveugle dans des ruelles obscures. (E. C., p. 119)

Ici, le modèle constitué par le cinéma est aisément décelable à la faveur du plan final fonctionnant à la manière d’un zoom, et qui semble recadrer le plaisir de la fiction auquel s’adonne l’écrivain dans la première partie. Le mot « scène » est clair, produisant un effet de pause dans le temps, après avoir expédié, en une préfiguration de l’avenir, ce qui apparaît comme le destin de Marco. Les ruelles dans lesquelles marche l’aveugle font écho à celles où marchait Masaccio, mais de l’imparfait nous sommes passés au présent qui, présentant les mêmes aspects tensif et sécant, insiste néanmoins davantage sur l’épaisseur de l’instant, en un temps à présent maîtrisé. Voici d’ailleurs la remarque que le biographe nous livre à propos de la contemplation des toiles de Piero :

Qui ne sait rien de ce peintre, et au hasard d’un livre ou d’une exposition croise son parcours, se trouve tôt ou tard confronté à l’énigme des regards et à celle du temps. Quelque chose se joue ailleurs, et cet ailleurs se situe à la pointe d’un instant, hors du temps qui s’écoule. Comme si le temps naguère réservé à Dieu était ici maîtrisé. (E. C., p. 120)

Ceci nous confirme dans la visée progressive de ce recueil et dans la cohérence des différentes vies regroupées, ne résidant pas dans la chronologie mais dans l’unité thématique. Cette conception du temps naît du regard de Garcin posé sur les toiles de Piero, ces toiles dans lesquelles « pour jamais l’invisible investit le présent » (p. 124). Cette nouvelle est d’ailleurs la seule où Garcin ne cherche pas à recueillir l’instant de la mort de Piero, celle-ci est simplement envisagée avec la sérénité du vieillard aveugle :

Jamais Piero ne peindrait de Reniement. Un oiseau de son cri transperce l’air humide et froid. Nous sommes en avril 1492, Piero pense à la mort. (E. C., p. 134)

Clin d’œil du biographe qui rejoint ici son biographé ? Piero ne peindra pas de Reniement car il a consenti : « Piero ou le consentement », et résolu la finalité de l’homme en l’acceptant. En un « nous » que nous pourrions qualifier avec Dominique Maingueneau42 de « personne amplifiée », comprenant le « je » du narrateur, le « il » du biographé et son lecteur, nous intégrant à la situation d’énonciation, Garcin semble ici porter un ultime assaut au temps. Il ne laisse pas celui-ci être vainqueur en emportant par la fiction le peintre italien. La temporalité et la succession, ennemies du biographe, sont vaincues par une intemporalité profondément picturale. Le regard nous donne à

42

Maingueneau, Dominique. L’énonciation en linguistique française. Paris, 1994 : Editions Hachette Supérieur, Collection « Les fondamentaux ». 158 p.

saisir le temps et son invincible chronologie mais également l’instant figé qui se rit de la succession. Garcin rejoint ici, à travers cette éternité suscitée par une toile, le rêve :

Le regard, c’est l’homme, c’est l’instant. […] Nous sommes dans un monde où les hommes pénètrent l’instant et nous le restituent. Le rêve survient au-dessus d’eux comme le corps du Christ se hisse au- dessus des gardes endormis. Regards indifférents, encore ensommeillés. Regards lestés du poids d’une nuit sans légende - une nuit sans rêve, puisque le rêve est dans l’éveil. (E. C., p. 125)

Les rêves des peintres occupent une place importante dans ce recueil. L’invention de ces rêves et leur intégration au récit permet à Garcin de mêler deux temps qui ne sont pas toujours distincts, celui de la réalité et celui du rêve.