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Peinture de Caravage La vocation

3.2. Contamination de l’ekphrasis

3.2.1. La peinture contre la psychologisation

Toute biographie pose nécessairement la question de la psychologie. Se proposant de raconter un homme, elle est amenée à s’interroger sur sa subjectivité et se voit, par là- même, souvent contrainte à la psychologie, qu’elle le veuille ou non. La question de la psychologie est d’autant plus prégnante que le biographé présente une maladie mentale, à l’instar de Goya. Tabucchi nous offre un rêve de ce peintre au cours duquel il nous le présente à la recherche du sens de sa peinture et de lui-même. Il est intéressant d’étudier la lecture en recueil de Rêves de rêves car ce rêve offre un principe de continuité avec le rêve suivant, fonctionnant par la reprise d’un même thème. Il s’agit du rêve de Coleridge dans lequel l’idée de folie est reprise par celle du délire, les deux incipit présentant un parallélisme :

La nuit du premier mai 1820, alors que sa folie intermittente le visitait, Francisco Goya y Lucientes, peintre et visionnaire, fit un rêve. (R. D. R., p. 65)

Une nuit de novembre 1801, dans sa maison de Londres, en proie au délire de l’opium, Samuel Taylor Coleridge, poète et opiomane, fit un rêve. (R. D. R., p. 71)

Ainsi, l’idée de folie se trouve amenée par le rêve de Goya à travers l’incipit qui propose des données ancrées dans la réalité, excepté la date du rêve. Nous nous référons également à la section qui clôt ce recueil, composée de notices biographiques conçues

comme des articles de dictionnaire, donc relevant d’une certaine objectivité. Tabucchi y écrit que :

La folie lui rendait sporadiquement visite. (R. D. R., p. 150)

Nous devons donc nous attendre à une recherche de concordance entre cette notice et le rêve de Goya. De plus, par rapport à la vie du rêveur, la date du rêve indique qu’il s’agit de la dernière période de la vie de Goya, ce qui évoque pour tout lecteur averti la période des « peintures noires » dues aux visions hallucinées du peintre. Le rêve est donc, sans son contenu, déjà signifiant par l’ordre de composition et par sa date. Comment évoquer cette folie sans tomber dans un travers romanesque et psychologique ? Tabucchi a recours aux peintures. Si nous reprenons à Freud son principe de base selon lequel tout rêve est la satisfaction d’un désir, le rêve de Goya illustre le plaisir narcissique puisqu’il permet au rêveur de rencontrer son œuvre. La puissance d’évocation de l’image est frappante dans la mesure où ce rêve est tout entier structuré par les six visions de Goya correspondant à six de ses œuvres. Le rêve permet à l’artiste de rencontrer son double, à travers la confrontation avec l’un de ses autoportraits, ce qui peut être une manière de nous donner accès à la vérité du personnage. Nous allons suivre ce schéma pictural qui permet à Tabucchi, à travers un déroulement chronologique, de nous donner une image du peintre au fil de sa vie, chaque tableau pouvant se faire emblématique d’une période de l’existence de Goya. Nous allons le voir, les peintures sont évoquées sur le mode de la devinette ce qui allège les face à face entre Goya et ses toiles et empêche le lecteur de tomber d’emblée dans la gravité d’une réflexion psychologique.

La première vision à laquelle est confronté Goya est ainsi décrite :

Ils s’appuyèrent contre le mur et virent des soldats, éclairés par une lanterne, en train de fusiller des hommes. La lanterne était incongrue, dans ce paysage ensoleillé, mais elle donnait un éclairage bleuâtre à la scène. Les soldats tirèrent et les hommes tombèrent au sol, recouvrant les flaques formées par leur sang. (R. D. R., p. 65-66)

Tabucchi mêle ici différentes réalités picturales en cherchant à expliquer la présence de la lanterne dans un paysage dont il avait auparavant spécifié que « le soleil était haut ». En effet, la première indication correspondait à la description d’une première toile et la lanterne est représentée dans un autre tableau. Cette impression d’invraisemblance est le

moyen pour Tabucchi de trahir son récit comme texte de fiction, « au sens de production imaginaire et non vécue, par le personnage rêveur, et production artificielle produite par le narrateur ou l’écrivain »54. Cette absence de logique lui permet également d’ôter à la peinture son statisme et de lui conférer, par le biais du récit, une possible capacité d’ évolution, de mobilité. Il se réapproprie les toiles de Goya à travers cette fiction elle- même née de la contemplation des œuvres. Nous l’avons souligné précédemment, le visible prend alors le relais du dicible. Pierre Michon évoque également cette progression au cours d’un entretien55:

Et puis les peintres m’ont permis de transposer dans le registre du visible, donc de façon infiniment plus immédiate pour le lecteur, plus romanesque, ce qui était simplement du registre du dicible.

De la même manière chez Tabucchi, la vision du Tres de Mayo56 vient prendre le relais du récit de la chute première. Le lecteur identifie assez rapidement la toile car il s’agit d’une des toiles les plus connues de Goya, et Tabucchi en isole les éléments picturaux frappants, tels la lanterne, menant donc à l’identification. Dans notre monographie57 consacrée à Goya, Fred Licht insiste sur cette lanterne :

Une lanterne d’écurie perce l’obscurité menaçante de la nuit et cloue le groupe des rebelles madrilènes au mur d’exécution. (Ibid., p. 100)

Goya restitue de la même manière la couleur jaune du mur, jaune particulièrement brutal dans cette toile et offrant un contraste d’une grande crudité au milieu de la nuit.