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Fernandez et Tabucchi : deux démarches opposées

Peinture de Caravage La vocation

3.1.2. Fernandez et Tabucchi : deux démarches opposées

Il est très intéressant de comparer ces ekphrasis de Tabucchi à celles de Fernandez puisqu’elles concernent le même peintre. Observons la manière dont celui-ci réussit à intégrer l’ekphrasis de la Vocation de Saint Matthieu, sans pour autant cloisonner la fiction, mais en l’intégrant directement à celle-ci ; la description de la toile donnant matière à l’invention et réciproquement. L’une relance en permanence l’autre. Cette description est également le moyen pour Fernandez d’introduire, tout en opérant un « lissé », ses connaissances sur la peinture de Caravage, notamment les techniques utilisées par le peintre.

Quand tout le monde fut prêt, j’installai les divers personnages. Lévi, le collecteur d’impôts, est assis à une table avec ses quatre assistants dans la pièce sombre qui leur sert de bureau. Le Christ entre par la droite, accompagné de saint Pierre. Il étend le bras droit et pointe l’index. Lévi et deux de ses aides se tournent vers les visiteurs. Quoique surpris par le geste du Christ, ils se montrent disposés à entendre son appel. Les deux autres, penchés au-dessus de la table, continuent à compter les pièces

d’argent, sans se rendre compte que le Sauveur est parmi eux. La décoration de la chapelle Contarelli étant dédiée à l’heureuse conversion d’un hérétique, je devais souligner un des points essentiels qui opposent la vraie doctrine à la religion réformée. Le cardinal Del Monte, selon son habitude, m’avait fait un petit cours de théologie. […] Ce programme par trop aride, comment l’illustrer par une image concrète ? Bien m’en prit de relire, avant d’entamer mon travail, la bulle pontificale d’absolution, dont le cardinal, par acquit de conscience, m’avais procuré une copie. J’ai découvert dans le texte du pape, sans penser aucunement que je trouverais sous la plume de Sa Sainteté des conseils techniques pour mon art, ce qui allait devenir un de mes procédés favoris.

« Nous considérons avec émerveillement, disait Clément VIII en s’adressant au roi de France, la surabondance de la Grâce divine sur ta conversion, et une profonde admiration nous saisit, quand nous voyons comment, de la plus dense obscurité des erreurs et des hérésies, comme du gouffre sans fond du mal, tu es venu à la lumière de la vérité, par l’acte tout-puissant de la main droite du Seigneur. » « De la plus dense obscurité… », « venir à la lumière… », « par la main droite du Seigneur… » Je me répétais ces mots et tout à coup je compris : à qui d’autre qu’un peintre étaient-ils par nature destinés ? Ex imis tenebris… Lux veritatis… : adoptant à la lettre cette métaphore, j’ai attribué à la lumière le premier rôle dans la composition et le mouvement de mon tableau. Jaillie du côté droit, tombant en biais vers la gauche, oblique comme le rayon d’un phare, rasante comme le jour qui se lève, c’est la lumière qui agit sur une partie des personnages avec une force magique ou au contraire repousse dans l’ombre ceux qui s’obstinent à ne pas la voir. […] Personne avant moi n’avait utilisé la lumière comme personnage central d’une scène peinte. Je venais d’inventer le clair-obscur. Cette trouvaille n’a pas seulement eu d’immenses conséquences pour la peinture : elle m’aida à éluder la jalousie de Mario. Des quatre modèles choisis pour être les assistants de Lévi, l’un était un vieillard chauve à lunettes, les trois autres des jeunes gens bien faits et agréables. Il ne fit mine de s’inquiéter ni de celui que je peignis de dos, ni de celui que frappe en plein le rayon latéral, joli garçon pourtant, mais avec je ne sais quoi de timide et de fade. Un seul, Andrea, donnait de l’ombrage à Mario, qui connaissait mes goûts. Je décidai qu’il resterait dans une semi-obscurité, à l’extrémité de la table. On ne verrait de son visage, penché sur les pièces d’argent, que le bout du nez et du menton sous la masse de ses cheveux noirs retombant comme un casque sur ses yeux. Il me coûta de renoncer à peindre plus en détail le charme piquant de cette petite canaille. Je fus dédommagé de ce sacrifice par l’air soulagé de Mario. Autre innovation qui donne un prix particulier à ce tableau : la disparate des vêtements et des accessoires. Deux époques distantes de seize siècles cohabitent. Le Christ et saint Pierre, nu-pieds et nus-tête, endossent des tuniques semblables aux laticlaves des anciens Romains. Le collecteur d’impôts et ses assistants portent des habits contemporains, hauts-de-chausses, pourpoints, gilets brodés, chapeaux à plumes, comme c’en était la mode à Rome de mon temps. Ils sont chaussés de souliers marchandés par Mario à un revendeur du Corso. (C. A., p. 310-314)

Nous pouvons noter plusieurs points fondamentaux, dans notre optique comparatiste. Observons la progression de la description : Fernandez commence par une ekphrasis formelle, à travers laquelle il présente les principaux personnages du tableau et leur position. S’ensuit une invention pure du texte dont la lecture aurait permis à Caravage

l’invention du chiaro-scuro, ceci nous montre que la fiction de Fernandez réside essentiellement dans la capacité de celui-ci à être romanesque afin d’atteindre la théorie qu’il vise à travers ses fictions biographiques. Enfin, et c’est le plus important, Fernandez décrit ensuite la toile en justifiant, à travers la jalousie de Mario, relevant de la fiction, les positions des personnages et le choix de Caravage de laisser certains dans l’ombre et de placer les autres face à la lumière. Il n’y a jamais de remise en cause de la fiction à travers sa revendication, contrairement à Tabucchi qui place en position liminaire sa réflexion sur le caractère fictif de ses rêves.

Tabucchi accordait beaucoup d’importance à l’illustration de l’indécision caractéristique de Lévi pour évoquer cette toile. Fernandez, lui, n’insiste nullement sur cette apparence des personnages du tableau :

Lévi et deux de ses aides se tournent vers les visiteurs. Quoique surpris par le geste du Christ, ils se montrent disposés à entendre son appel.

Nous voyons là à quel point les intentions peuvent être différentes à travers la description d’une même toile, et surtout le fait que le recours à la description de la peinture n’est pas gratuit chez Fernandez, il utilise celle-ci comme faire-valoir de sa fiction. La toile n’a pas du tout la même place chez Tabucchi puisqu’elle est consubstantielle à la fiction. Il réussit à changer la nature-même de cette toile, de figée elle devient mobile grâce au récit qu’elle génère. Cette toile chez Fernandez reste une œuvre à laquelle celui-ci fait référence car elle lui permet d’imaginer un comportement pictural et une attitude, dans la vie de couple, de Caravage. Fernandez nous donne en effet à voir un peintre scrupuleux et lecteur des textes saints afin d’illustrer son propos. De plus, il peint Caravage dans un certain comportement amoureux, soucieux de faire régner le calme dans son couple et prêt pour cela à peindre les hommes qui lui plaisent autrement qu’il aurait aimé le faire, et donc soumis à Mario et à la tranquillité de son couple. Ce n’est pas tellement l’invention d’un comportement de Caravage dans sa vie amoureuse qui nous fait nuancer nos propos concernant Fernandez. Nous trouvons gênant le fait d’établir des liens de causalité entre la démarche picturale de Caravage et sa vie privée, sans apporter une quelconque nuance métalittéraire, comme le fait par exemple Tabucchi en présentant ses récits, à travers le titre même, comme fruits d’un pur travail d’imagination. La démarche de Fernandez a ceci de déroutant qu’elle ne signale rien sur elle-même à son lecteur, aucun code de lecture n’étant donné. Elle peut

donc assez rapidement se faire impérieuse et il est difficile en tant que lecteur de conserver sa vigilance en gardant à l’esprit le fait qu’il s’agit d’une fiction. Fernandez profite de la pauvreté des sources biographiques concernant la vie de Caravage pour nous imposer, en quelque sorte, sa propre mythologie du peintre intimement liée à la sienne. La peinture de Caravage se fait donc psychologisante pour Fernandez puisqu’il la lit à la lumière de la psychobiographie, reconstituant la vie de Caravage à la lumière de son œuvre, mais également à la lumière de son mythe personnel car la peinture de Caravage flatte les goûts de l’écrivain et lui permet d’exposer un manifeste esthétique. Mais quel autre rapport la peinture peut-elle avoir à la psychologie ?