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Rupture « culturelle » et dans le déroulement de la vie quotidienne

5. Présentation des résultats de l’analyse transversale

5.2 Axe 2 : La perception de différentes ruptures causées par l’expérience migratoire

5.2.4 Rupture « culturelle » et dans le déroulement de la vie quotidienne

La migration provoque différents types de ruptures liées au pays d’origine pour les personnes qui l’expérimentent. De profondes modifications sociales et culturelles s’observent, comme je l’ai laissé entendre au travers du sous-point précédent, et l’ensemble de ces paramètres incitent la personne migrante à développer des éléments d’adaptation afin de correspondre à la nouvelle situation, à l’environnement en changement (Perret-Clermont et Zittoun, 2002), et ainsi à créer des liens avec le pays d’accueil (Dinello et Perret Clermont, 1987).

entretiens, il s’agit de ce qui relève du système culturel et social et, plus largement, de ce qui renvoie aux pratiques de la vie quotidienne.

Dans un premier temps, je m’attarderai sur ce qui a été appréhendé comme élément de rupture de nature « positive » une fois en Suisse :

Arlind : « Oh moi ce que je trouvais très bizarre au début que j’étais en Suisse… ben c’était dans le train… vous savez… oui vous savez bien les gens ils disent « bonjour » et après ils demandent s’ils peuvent s’asseoir… si la place est libre alors qu’ils voient très bien que c’est libre bien sur… [rire] mais ils demandent quand même par politesse suisse je pense. Ça j’avais jamais vu ça avant mais ça ben ça me dérange pas du tout… même au… c’est bien en fait […]. »

Mirjeta : « Je vous dis une histoire c’est vrai hein… un jour comme ça à la Coop ben j’ai oublié le porte monnaie avec tout dedans… papiers, cartes et tout… j’ai perdu quoi après… et ben je jure il y a un garçon qui a couru très vite pour venir me redonner le porte monnaie avec tout dedans… il manquait rien dedans… tout l’argent et tout c’était toujours… je me suis dit « ben ça c’est magnifique un jeune comme ça » et vite j’ai vu tout le monde comme ça ici… en Suisse […]. »

Arta : « […] moi vraiment je vous dis un exemple nul… si vous voulez pas bon je cherche un autre mais quand j’étais arrivée en Suisse toujours je me disais à moi et même à mon mari… les gens ici sont très propres, très attention dans la rue, pas jeter papier là [elle montre le sol] et même… [elle rit] pour prendre les cacas des chiens avec des sacs plastique… j’avais jamais vu ça vraiment… je disais « oh la la ils sont très propres ces suisses, c’est fou de faire ça [rire]. » Greta : « […] ce qui est magnifique pour moi en Suisse c’est tout tout très tranquille… le soir… bon pas trop tard quand même… moi j’aime pas… un peu peur après… mais le soir quand l’hiver il y a la nuit comme ça pour 19 :00 – 20 :00 tu peux être seule le soir toute seule dans la rue, au lac ou quoi… pas pour avoir peur pour toujours regarder comme ça… c’est très tranquille, très calme […]. »

Les quelques exemples proposés ci-dessus mettent en lumière, à partir d’éléments concrets voire anecdotiques, comment s’expriment la sensibilité que les enquêtés ont développé respectivement à l’égard de la politesse, de l’honnêteté, de la propreté dans les rues ainsi que de la quiétude et de la sécurité qui s’émanent de la vie en Suisse. Ces éléments, envisagés par mes interviewés comme caractéristiques « du mode de vie suisse », sont présentés, certes, comme des points d’étonnement mais sont surtout vécus comme étant positifs et agréables.

discours. Ceux-ci touchent, au même titre que décrit précédemment, à la vie quotidienne avec la particularité qu’ils s’articulent essentiellement autour de la famille et de la façon de l’appréhender, de la concevoir. Les personnes interrogées semblent déplorer certains modes de fonctionnement ou habitudes qui, selon eux, caractérisent « les suisses » :

Bujar : « […] mon fils avant au début il nous disait à moi et à ma femme que les suisses… les copains d’école suisses quoi… et ben quand tu vas chez eux après à la fin… ils te ramènent pas les invités…toi quoi à la porte pour accompagner, pour dire au revoir vraiment… ou aussi ils te demandent une fois si tu veux boire au début de la visite et quand tu dis « non » et ben… eux ils te donnent rien pour boire.. ça… on… rire, rire beaucoup avec mes enfants et ma femme pour ça… parce que tu vois chez nous tu dis toujours « non » en premier comme ça… c’est parce que… c’est la politesse chez nous mais toujours on te donne une chose pour boire… c’est marrant comme c’est différent hein ? […] mais ces choses que les enfants ils disaient parce que eux ils étaient toujours avec des suisses à l’école… c’est leur pays aussi à mes enfants la Suisse… ben c’est intéressant pour moi et ma femme pour savoir comment ils font les suisses… c’est pour être bien intégrés aussi, très important pour comprendre comment ça marche la Suisse. »

Medin : « […] c’est vrai que ici les gens ils se méfient pas tu vois ce que je veux dire… ils sont très… à faire confiance à croire que tout le monde est gentil avec eux mais… ils font un peu trop confiance… comme quand les filles des fois tu les vois rentrer tard le soir toutes seules dans la rue… non ça ça va pas c’est dangereux […] »

Greta : « […] moi y avait vraiment une chose qui me choquait beaucoup beaucoup au début ici en Suisse… c’était les enfants pour mettre les parents quand ils sont vieux dans les homes… ça pouvais pas comprendre comment on peut faire ça alors chez nous les albanais existe pas du tout ça pas du tout… je disais dans ma tête « mais comment ils font ces gens, pourquoi ils font des choses comme ça, les pauvres parents, c’est les parents, c’est tout… plus important dans la vie comme les enfants pour ça les parents »… je disais, pas du tout bien ça pour les parents… mais maintenant un peu différent… je dis c’est des gens qui sont… leur métier occuper pour les personnes vieilles, il sont bien avec eux… ils savent bien faire pour eux... bon mais moi je ferai pas ça avec mes parents c’est sûr mais bon… je comprends un peu maintenant […] »

Ces extraits ont permis de mettre en avant les différences, propres au contexte « socio-culturel », auxquelles les enquêtés se sont retrouvés confrontés en s’installant en Suisse. J’ai pu constater, par l’intermédiaire d’exemples précis, en quoi et comment les repères, les routines, les habitudes de vie, et de manière plus large, l’environnement de ces personnes se sont retrouvés chamboulés.

L’exemple de Bujar est intéressant puisque celui-ci semble envisager le fait que ses enfants fréquentent quotidiennement ceux qu’ils appellent « des suisses » comme une chance, comme

une ressource personnelle à part entière afin de saisir les codes et les coutumes propres au pays hôte, et plus largement, pour se familiariser avec le système social et culturel de ce pays, le tout dans le but de réussir son « intégration » (je cite).

Je souhaite, avant de clore cette partie, m’attarder sur l’exemple de Greta. Celui-ci me semble être intéressant à traiter en terme de frontière comme je l’ai introduit précédemment avec deux autres extraits (ceux d’Arlind et de Mirjeta). En effet, le discours de cette personne est empreint d’une volonté de marquer une frontière entre son mode de fonctionnement qu’elle considère comme étant représentatif de celui « des albanais », et celui « des suisses » dans lequel elle ne se retrouve visiblement pas (Greta : « […] ça alors chez nous les albanais existe pas du tout ça pas du tout […] »). Pour autant, les propos de cette enquêtée ne sont pas aussi tranchés que ce qu’il y paraît de prime abord. En effet, celle-ci met en place une stratégie lui permettant de nuancer, d’atténuer la frontière qu’elle crée entre « nous les albanais » vs « eux les suisses ». Le fait d’allouer du crédit et de la valeur à une pratique qu’elle décrit comme étant typiquement suisse (Greta : « […] mais maintenant un peu différent… je dis c’est des gens qui sont… leur métier occuper pour les personnes vieilles, il sont bien avec eux… ils savent bien faire pour eux […] ») peut être interprété comme une manière de faire du « boundary blurring ». Le boudary blurring renvoie à un déplacement de frontière, ou du moins, consiste à la rendre floue, notamment en rendant moins visible l’homogénéité interne au groupe d’appartenance, et en évitant l’essentialisation de ses caractéristiques (Holtz, Dahinden et Wagner, 2013, p.4).

Avec l’exemple de Greta, je parle de boundary blurring dans l’idée que ce n’est pas parce qu’elle n’est pas suisse ou qu’elle ne se sent pas suisse qu’elle ne peut pas s’intéresser à la pratique qu’elle décrit (placer les personnes âgées dans des maisons de retraite plutôt que de les garder au sein du foyer), y réfléchir et même finir par la comprendre. Il est intéressant de relever que le discours de Greta est vraiment tout en nuances et peut être considéré comme une façon de réduire la frontière puisqu’à la fin de l’extrait rapporté ci-dessus il y a de nouveau un marquage de la différence entre elle et « les suisses » (Greta : « […] mais bon mais moi je ferai pas ça avec mes parents c’est sûr […] »). Pour autant, le simple fait qu’elle précise, une fois encore, être à même de comprendre ce genre de démarche (Greta : « […] mais bon… je comprends un peu maintenant […] » atteste d’une certaine ouverture, d’une possibilité de boundary blurring. C’est comme si bon nombre de valeurs qu’elle estime relever de la « culture albanaise » avaient été complètement

intériorisées et internalisées de sa part mais qu’au regard de l’environnement dans lequel elle évolue actuellement, et ce depuis près de vingt ans, il pouvait y avoir une sorte de réinterprétation de certaines pratiques. Dans ce sens, la définition qu’elle semble allouer à la « culture » n’est pas vraiment figée, fixée et admet que celle-ci évolue avec la personne et ses expériences (Greco Morasso et Zittoun, 2014). Enfin, il est intéressant d’observer que les catégorisations qu’Arta fait ne débouchent pas sur une situation de conflit entre les groupes (suisses et albanais). De part son discours, elle montre au contraire que des liens peuvent être crées entre ceux-ci.

Avoir convoqué ici des notions liées au boundary making ainsi qu’à l’approche en psychologie socio-culturelle m’a permis d’interroger certains stéréotypes et certaines représentations/catégorisations sociales réciproquement exprimés sur la « culture albanaise » et sur « le mode de fonctionnement suisse ». Certains propos d’enquêtés ont véhiculé, en effet, quelques représentations à propos de conduites et d’habitudes, et des possibilités de les vivre et de les pratiquer dans le contexte actuel dans lequel ils évoluent.

Au sein de ce chapitre, j’ai montré que la migration engendre un certain nombre de ruptures s’exprimant à différents niveaux (linguistique, professionnel, social, culturel et familial) et pose des questions identitaires évidentes. Ces questions se sont manifestées, chez mes enquêtés, en lien avec les difficultés liées à l’apprentissage de la langue du pays hôte (rupture linguistique) et à l’insertion professionnelle (rupture professionnelle). En effet, en ce qui concerne ces deux types de rupture, j’ai relevé, de la part des interviewés, le besoin de faire valoir les personnes qu’ils étaient au Kosovo dans le but de restituer une image positive et dynamique de soi entachée par la migration.

De plus, j’aimerais au sein de cette partie conclusive souligner le fait que les personnes interviewées ont fait preuve d’une prise de recul saillante quant à leur expérience et ont développé un regard particulier sur ce qu’elles sont et/ou ce qu’elles ont été. Elles ont reconnu s’être trouvées dans une phase intermédiaire nécessitant un réajustement pour pouvoir s’adapter après les différentes ruptures vécues. Dès lors, ceci les a encouragés à considérer la période vécue comme une période de transition. J’ai montré –et vais continuer à le faire tout au long de cette analyse- l’idée que plus mes enquêtés ont été capables de prendre de la distance quant à leur

situation personnelle, plus ils ont été à même de considérer leur trajectoire de manière globale et ainsi de pouvoir se voir et se considérer de manière plus large.