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Les concepts que j’ai détaillés ci-dessus, à savoir ceux de « culture » et d’ « identité », pourraient être intéressants à discuter à la lumière d’une approche qui est apparue dans les années 1990 grâce, entre autres, aux travaux de Glick Schiller, Basch et Blanc-Szanton. Il s’agit de la perspective transnationale développée au sein des études sur les migrations et les mobilités en sciences sociales. En effet, le point de départ de ces études s’articule autour de discussions à propos des deux concepts étudiés (« culture » et « identité ») et vise à avancer différents types de réflexion participant à déconstruire l’idée selon laquelle ces deux concepts seraient des entités figées et données en soi.

La perspective transnationale a marqué un véritable tournant dans le champ des études sur les migrations et les mobilités. En effet, celle-ci invite à considérer la personne migrante comme prise dans une dynamique de mouvements qui dépassent le cadre des frontières nationales, sociales, culturelles, politiques et géographiques traditionnelles (Glick Schiller, Basch, Szanton Blanc, 1995). Ainsi, elle a participé à mettre en lumière le fait que les personnes migrantes s’inscrivent en général dans des activités d’échange en tous genres avec d’autres personnes (relations sociales maintenues ou crées) se trouvant dans des pays différents (pays d’origine, pays d’accueil) : « Les transmigrants […] maintiennent, établissent et renforcent de multiples liens avec leur pays d’origine. » (Glick-Schiller et al., 1995, p. 52). C’est en considérant cette idée selon laquelle les groupes sociaux ne sont pas nécessairement définis par un territoire donné, mais plutôt qu’ils créent par leurs mouvements, leurs réseaux ou encore leur imaginaire des espaces déterritorialisés que de nouvelles identités peuvent alors apparaître.  

Si je m’intéresse à cette forme de mobilité (ou du moins à cette manière de percevoir la mobilité), c’est d’une part parce qu’elle vise à déconstruire les définitions classiques des concepts de « culture » et d’ « identité », et d’autre part parce qu’elle favorise le développement d’une position alternative à la vision parfois misérabiliste qui consiste à ne considérer la migration que sous l’angle d’une « migration-rupture » (donc uniquement en terme de pertes). En ce sens, la perspective transnationale invite à tenir compte du fait que la personne migrante maintient et crée des réseaux sociaux entre les frontières géographiques de deux (ou plusieurs) pays (celui qu’elle a quitté vs celui dans lequel elle s’est établie). Les migrants et donc les « identités » peuvent se jouer des frontières : le monde devient alors interconnecté, une forme de globalisation (bien que les réseaux ne vont pas, la plupart du temps, passer par tout le globe) s’observe puisque des régions deviennent alors liées d’une certaine manière pour la personne migrante (et son entourage). Ce genre de démarche épistémologique ne s’est manifestée que tard dans l’histoire des migrations puisqu’avant la migration n’impliquait que des questions d’intégration et d’assimilation dans le nouveau pays (Gretler et al., 1989). Je m’inscris dans une perspective qui vise à valoriser l’idée selon laquelle pour comprendre toute la singularité qui anime les personnes migrantes enquêtées il est essentiel de prendre en compte leur vie et leur histoire biographique. Il faut ainsi pouvoir saisir leurs représentations, la simultanéité de ce qu’elles vivent (et ont vécu) à différents endroits du globe. C’est un point sur lequel les données récoltées me permettront de revenir en temps voulu.  

Grâce à cette vision dynamique de la mobilité, il est possible de s’extraire de l’idée que le migrant serait pris, de manière scindée et stricte, « entre deux sédentarités » (Tarrius, 1992). Il y a toujours eu des mouvements (dans des sens différents selon les faits historiques) mais le sens commun voudrait faire « croire » que l’idée de sédentarisation (au sens large de ce qu’elle englobe) correspondrait à l’état naturel de l’humanité. Pourtant, il faut savoir que cette vision est largement influencée par la logique de l’Etat-Nation moderne- système de clôture, d’inclusion et d’exclusion- (Wimmer et Glick Schiller, 1993). Dès lors, les choses ne sont visiblement pas aussi catégoriques et immuables, c’est bien pour cette raison que je souligne l’importance d’être tout en nuance et en réserve pour étudier les phénomènes migratoires.  

Dès lors, la question du réseau social apparaît. En effet, avec la migration, une nouvelle dynamique se développe en terme relationnel. L’idée sous-jacente la plus largement véhiculée dans les recherches sur la mobilisation des réseaux sociaux et sur la perspective transnationale est la suivante : les personnes migrantes vont exploiter différents types de réseaux, tantôt des réseaux dits « faibles » et non-durables (Tarrius, Missaoui et Qacha, 2013 ; Schmoll, 2005), et tantôt des réseaux dits « forts » reposant sur la mobilisation d’un capital social ethnique et/ou familial (Bourdieu, 1980 ; Portes, 1998 ; Faist, 2000). Ces réseaux peuvent faire office de ressources sociales pour les personnes migrantes.

Le type de réseau mobilisé dépendra du type de migration privilégié par la personne. En effet, certains migrants s’inscrivent dans une dynamique circulaire, dans un « transnationalisme en mobilité » (selon les termes de Dahinden, 2009), à savoir qu’ils décident de ne pas se sédentariser mais plutôt de faire de la mobilité perpétuelle leur rythme quotidien afin de prétendre à une amélioration ou à un maintien de leur standard de vie dans leur pays d’origine. Cette population aura tendance à faire appel à des réseaux « faibles » et non-durables (Dahinden, 2009 ; Morokvasic, 1999).  

Certains autres migrants choisiront de s’établir et de se sédentariser dans un pays d’accueil. Ces personnes s’inscrivent dans un « transnationalisme diasporique » (au sens de Dahinden, 2009) et exploiteront alors un capital social (Bourdieu, 1980) très différent du premier puisque celui-ci correspond à des réseaux « forts » se basant sur le principe de solidarité et de réciprocité ethnique et/ou familiale (Dahinden, 2009). Dans le cadre de ce travail de mémoire, l’ensemble des personnes rencontrées s’est sédentarisé en Suisse. Je montrerai plus tard qu’elles ont effectivement été amenées à faire appel à leur réseau familial et/ou ethnique pour traverser les différentes étapes inhérentes à leur intégration dans le pays hôte.  

Pour étayer la notion de « capital social », Bourdieu (1980) parle de ressources liées à la possession d’un réseau durable de relations. Un capital social peut être plus ou moins grand et limité pour une personne, et le volume de ce capital dépend toujours, selon Bourdieu, de deux facteurs principaux : 1) L’étendue du réseau des liaisons que la personne peut mobiliser (la taille, le nombre de relations qu’a l’individu, exemple : si une personne est migrante sans papiers en Suisse, c’est bien la taille et le volume de son réseau qui va pouvoir maximiser son accès à un

endroit pour dormir, à un travail pour gagner de l’argent, à des informations pour gérer la vie dans la clandestinité, etc.). Pour autant, ce volume du capital social dépend aussi, selon Bourdieu, de : 2) L’étendue du capital que possède la personne à laquelle l’individu est lié (exemple : si la personne migrante sans papiers n’a accès qu’à des personnes qui sont des sans-papiers, isolés, sans travail, etc., elle pourra connaître des centaines de personnes mais celles-ci ne lui donneront accès à rien). En revanche, si ces personnes qu’elle connaît ont aussi elles-mêmes un volume de capital économique- avoir un grand appartement pour accueillir la personne sans papiers par exemple-, social et symbolique élevé, alors le capital social sera plus grand, plus intéressant. C’est dans ce sens que Bourdieu (1980) ajoute que le capital social représente un multiplicateur : avoir des relations sociales avec une personne qui a un bon capital en termes social, culturel et symbolique peut donner accès à d’autres formes de capitaux. Il est également important de préciser que lorsque je parle de capital social au sens de Bourdieu (1980), je retrouve l’idée de solidarité qui est à son origine. En effet, le volume du capital social dépend aussi- et surtout- du fait que la personne à laquelle l’individu fait appel mette à disposition (ou pas) ses propres ressources. C’est en ce sens que s’exprime la notion de solidarité. Plus haut, je décrivais les réseaux dits « forts » se basant sur ce principe de solidarité et de réciprocité ethnique et/ou familiale (Dahinden, 2009) chez les personnes migrantes sédentarisées. La mobilisation de ce type de réseau précis s’explique probablement par le fait qu’il y ait entre le migrant sédentarisé et les personnes de son réseau ethnique et/ou familial la conscience d’une ethnicité commune, d’idées communes, de représentations d’un destin commun familial, ethnique, religieux, etc. qui motive ce développement de solidarité.  

Dès lors, j’ai souhaité montrer ci-dessus l’importance que représente la mobilisation d’un réseau selon le type de migration vécue par la personne. Celui-ci peut alors tenir le rôle de ressources sociales pour la personne migrante. J’ai également voulu insister sur l’importance du réseau familial et ethnique pour les personnes migrantes sédentarisées parce que ceci représente un aspect plus que saillant apparu au sein des données récoltées. Pour autant, il est important de préciser qu’une fois le migrant installé dans le pays d’accueil, un certain temps sera à observer pour que celui-ci puisse étendre son réseau social au-delà de la sphère familiale et/ou ethnique. Si je m’applique à apporter cette information, c’est bien pour préciser que je ne resterai pas uniquement focalisée sur les réseaux de solidarité ethnique et/ou familiale (susceptibles de

restreindre mon interprétation) malgré le fait qu’ils soient largement décrits à la fois dans la littérature scientifique et qu’ils correspondent à ceux qui ont été le plus souvent mis en lumière par mes enquêtés.