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Hommes et femmes : Des positions différenciées face à l’expérience migratoire

5. Présentation des résultats de l’analyse transversale

5.1 Axe 1 : Les raisons de la migration

5.1.1 Hommes et femmes : Des positions différenciées face à l’expérience migratoire

Au cours des différents entretiens effectués, j’ai pu relever une différence saillante entre les expériences migratoires confiées par les hommes et celles rapportées par les femmes. En effet, j’ai pu constater que la migration a toujours été initiée par les hommes. Ceux-ci, pour des raisons plus ou moins identiques de persécution, se sont vus dans l’obligation de quitter le Kosovo de manière précipitée, et ce n’est qu’une fois qu’ils ont pu prétendre à une certaine sécurité, à une certaine stabilité en Suisse que les femmes et les enfants ont pu les y rejoindre pour tenter de se reconstruire une vie de famille.

En ce sens, l’exemple d’Arlind témoigne des conditions de migration particulières qu’il a été le seul de sa famille à expérimenter de cette façon :

Arlind : « […] moi ben c’est comme ça, j’ai dû partir, quitter la maison… seul, avec rien… j’vais rien… bon je te dis ça mais moi je voulais pas partir, c’est pas du tout ce que je voulais mais après… ya les autres qui insistent, la femme, la mère, la famille qui s’inquiètent et après ben on peut plus rester. Surtout que moi ils [les serbes]… j’étais déjà avant en prison alors… dès que je suis sorti pour un jour comme ça ben je suis parti sinon… je savais que je retournerais en prison mais que… après je pourrais pas ressortir […] plus tard ma famille après… ils sont venus ici en Suisse et on est resté ensemble là. »

Au travers de ce premier extrait, il semble qu’Arlind ait subi différentes pressions, celles-là même de natures et de registres très différents puisque, d’une part, il dit avoir ressenti la pression que faisait peser le gouvernement serbe sur lui, et d’une autre, celle exercée par sa propre famille dont l’inquiétude ne cessait de croitre et l’encourageant ainsi fortement à fuir le Kosovo. Ainsi, Arlind laisse entendre que la décision de quitter son pays d’origine n’a pas été le résultat d’un choix personnel au sein duquel il aurait disposé d’une certaine marge de manœuvre, et d’un certain temps pour y réfléchir posément. La situation s’est avérée être si tendue que tout concordait pour qu’il parte seul et au plus vite.

L’exemple de Greta apparaît comme étant éloquent pour servir l’idée de positionnements différenciés :

Greta : « […] Aussi… faut dire aussi que bon… pour moi…avec mes enfants c’était aussi un peu différent quand même parce que je suis pas… j’ai pas d’un… je suis pas partie d’un coup comme ça… comme mon mari… quelques heures et après pfiou parti… j’ai… j’avais un peu de temps avec mes enfants… on pouvait pas prendre trop des choses ça c’est vrai mais… bon… mais j’ai pris… et… une semaine et après on est rentré en Suisse pour être avec mon mari quoi, vous voyez comment. »

D’autres exemples intéressants pour témoigner de la différence qu’ont eu hommes et femmes de vivre l’expérience migratoire sont ceux de Mirjeta, d’Arta et de Greta :

Mirjeta : « Ben en fait, c’était pour mon mari qu’on… que nous, on… il fallait partir de chez nous. Moi j’avais pas de problème je vous dis la vérité mais lui c’était pas facile pour lui alors bon c’est « à cause » [fait le geste des guillemets avec ses doigts]… ‘fin c’est pas à cause mais je sais… bon… c’était parce que mon mari il avait… des menaces, il avait fait la prison là-bas et tout ça qu’on est parti du Kosovo […] après c’est vrai que quand on est allé nous après [elle et les enfants]c’était pas pareil pour nous… y avait beaucoup de choses préparées pour nous avec les enfants. »

Mirjeta rapporte ici en toute transparence le fait qu’elle n’a pas eu à vivre, ni à supporter les mêmes épreuves que celles traversées par son mari lors de sa migration. Elle s’applique à préciser qu’elle n’a fait l’objet d’aucune pression de la part du gouvernement serbe, ce qui lui permet de justifier le fait qu’elle n’ait pas eu le même parcours migratoire que son époux.

Plus tard, dans l’entretien, elle fournit de nouvelles informations qui permettent de comprendre en quoi et comment s’expriment les différences caractéristiques qui ont existé entre son expérience migratoire et celle de son mari :

Mirjeta : « […] bon déjà on est rentré en Suisse avec les enfants par l’avion… pas pareil que mon mari hein…lui s’était caché pour aller aux frontières… tout de suite pour nous les papiers avec l’assistante sociale… c’était une femme magnifique… un appartement pour nous, oui oui pour nous tous… après les enfants très vite à l’école et tout. […] mon mari lui avant c’était pas ça, c’était pas… l’appartement bien… non non… lui c’était centres pour demandeurs d’asile, moi je savais pas ce que ça voulait dire ça « demandeur d’asile »… je comprenais pas [rires]… il est allé dans six centres en tout lui. »

Mirjeta offre des descriptions très concrètes (moyen de transport pour voyager, prise en charge, accompagnement, logement mis à disposition) de ce dont elle a pu bénéficier en arrivant en Suisse (choses auxquelles son mari, lui, n’avait pas eu droit) permettant de voir, avec encore plus de détails, les différentes conditions dans lesquelles les hommes et les femmes, concernés par cette migration, sont respectivement arrivés. Aux yeux des femmes, il semble visiblement utile de préciser (comme pour légitimer) la souffrance ressentie et engendrée par les conditions d’arrivée de leur mari.

Les deux exemples qui suivent sont également intéressants parce tous deux dénotent d’une certaine forme de reconnaissance de la façon dont l’expérience de la migration leur a été donnée à vivre. En effet, les deux personnes associent le fait de quitter le Kosovo à une démarche administrative appelée « regroupement familial » qui, selon l’OCDE « représente le plus gros de la migration féminine durable » (Kofler et Frankhauser, 2009, p.9) . De plus, le fait de préciser que la migration s’est faite par regroupement familial marque, une fois encore, une césure entre la façon dont elle a été vécue et expérimentée respectivement par les hommes et par les femmes.

Arta : « Bon euh… moi je vous dis… bon c’était pas moi, enfin quoi... pas… Comment je peux dire… bon moi à mon travail y avait pas de problème quoi… en fait c’était pas nous les femmes avec les problèmes avec les serbes… le gouvernement et ce genre de choses. Bon… pour moi et les autres femmes que je connais ben c’est les hommes de la famille pour qui c’était dur… frapper, frapper, la prison, et ce genre de choses mais ça mon mari il parle pas, il dit pas. Moi j’ai pas eu des choses comme ça, moi c’était par regroupement familial on dit. Je sais… j’ai pas eu les choses comme mon mari à vivre et mon fils pareil, ça je sais… et merci pour nous ! » Greta : « Alors ce que je peux dire… c’est que quand je suis arrivée… avec mes petits enfants en Suisse et ben… y avait euh… bon… pour nous tout bien quoi. Moi je connais des gens… ils… bon… partis du Kosovo tous… en famille quoi et après bon c’était difficile, très difficile pour ces gens… plus que pour moi parce qu’on a fait par regroupement familial donc… par exemple on est venu en avion nous, par exemple. »

Ces deux exemples retiennent particulièrement mon attention parce qu’au-delà du fait que les enquêtées manifestent une forme de reconnaissance à l’égard de la démarche du regroupement familial elle-même, je peux lire une seconde forme de gratitude, plus personnelle, plus intime qu’elles adressent directement à leur époux qui, en migrant seuls, leur ont permis de se prémunir des déboires et des désagréments qu’eux avaient eu à vivre au cours de leur expérience

migratoire.

Dans un registre légèrement différent, il est également intéressant de relever la difficulté (hésitations, pauses, reformulations, gestes des guillemets) avec laquelle Mirjeta, Arta et Greta expriment, des années après, le fait qu’elles n’étaient pas personnellement concernées par les raisons qui les ont poussé à quitter leur pays d’origine. Je sens de manière très claire qu’elles ne souhaitent en aucun cas incriminer leur mari mais veulent tout de même, et une fois encore, marquer une frontière entre leur position de femme et celle de leur mari.

Un dernier exemple, celui de Bujar, montre que bien que la migration n’ait pas résulté d’un choix délibéré de sa part, le fait de partir seul, sans sa femme et ses enfants, en est un. Cette démarche, que l’on retrouve également au travers des exemples précédents, atteste une fois de plus de la façon dont les hommes ont voulu préserver leur famille de l’incertitude propre à la migration en période de conflit politique.

Bujar : « Pour ma femme et mes enfants c’est sur que c’était difficile, personne pouvait savoir où j’étais où je… et tout… aussi… mais moi ce que je voulais pas c’est qu’eux ils soient en danger… non, non … alors pour moi c’était partir, sortir du Kosovo pour aller trouver un autre pays pour être bien et je voulais pas qu’ils vivent ces choses là comme moi… alors je suis parti seul quoi et quand je suis arrivé en Suisse et que c’était bon pour moi.. bon c’était longtemps… alors ils sont venus [sa femme et ses enfants]… tout était bien pour eux… c’était mieux: appartement par exemple, après école et tout dans un pays très bien, magnifique pour nous. »

Au travers de ces exemples, j’ai souhaité montrer de manière plus précise comment s’expriment les positions différenciées qu’ont assumé respectivement les hommes et les femmes face à la migration. En effet, là où les hommes sont partis seuls, précipitamment et dans des conditions précaires parce qu’ils subissaient le poids de menaces sur leur vie (prison, torture, etc.), les femmes elles sont arrivées en Suisse par regroupement familial ce qui implique que bon nombre de démarches administratives (et autres) avaient déjà été entreprises leur permettant de vivre la migration, d’un point de vue matériel et organisationnel, dans des conditions moins chaotiques que celles vécues par leur mari. Pour autant, les parcours migratoires féminins et masculins se rejoignent dans le fait que personne n’ait eu ni l’occasion, ni le temps d’établir un projet migratoire précis et réfléchi, au sein duquel un travail d’anticipation de l’avenir aurait pu être

conduit, et ceci bien que la migration des femmes interrogées se soient déroulée de manière moins hâtive et moins brusque que celle de leur mari.

De plus, et pour clore cette partie, je tiens à préciser que je ne me situe absolument pas dans une démarche de comparaison des situations migratoires vécues par les hommes et les femmes interrogés mais je souhaite plutôt montrer que le fait que la migration ait été initiée par l’homme de la famille a eu des implications personnelles et familiales très fortes par la suite. Ceci fera, plus tard, l’objet d’un sous-point que je développerai.