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Le courant de la psychologie socio-culturelle privilégié pour réaliser ce travail permet d’envisager les périodes de changement, de rupture, de transition comme étant des sources de développement pour l’individu. A la lumière de quelques approches théoriques en sciences sociales, je choisis de développer ci-dessous les principales sources de ruptures (et les plus porteuses par rapport au matériel empirique récolté) qui peuvent être vécues par la personne migrante. Ceci me permettra d’accéder à quelques pistes de réflexion intéressantes pour analyser les processus de développement psychosociaux se manifestant au cours de l’expérience migratoire.

a) La question linguistique

Comme Gretler et al. (1989) invite à le considérer au sein de leur ouvrage consacré à l’approche des problèmes socio-culturels et linguistiques d’enfants migrants en Suisse, la migration, dans la plupart des situations, contraint la personne qui l’expérimente à vivre une rupture linguistique. En effet, sa langue maternelle, la langue qu’elle utilisait usuellement jusqu’alors ne répond plus à la

réalité linguistique du nouveau pays dans lequel elle se trouve. Elle devra donc, pour pouvoir parvenir à mobiliser la langue du pays d’accueil, surmonter différents types d’obstacles qui dépassent le seul cadre de ses compétences personnelles : « […] l’apprentissage de la langue ne relève pas seulement de l’enseignement : c’est un phénomène social fondamental. » (Gretler et al., 1989, p. 105). Ainsi, appréhender la rupture linguistique que provoque la migration en ces termes permet de considérer les facteurs psychologiques et sociologiques qui lui sont intrinsèquement liés puisqu’en effet :

La conscience d’être en transition (vers la langue ou le style de langage d’un groupe plus prestigieux) peut en soi-même avoir de profondes répercussions psychologiques et sociales. On peut éprouver par exemple une certaine confusion quant à son identité personnelle […] (Gretler et al, p. 121).  

L’un des besoins de l’existence humaine est très certainement celui de se faire comprendre et d’être compris à différents niveaux (social, relationnel, etc.). Dès lors, l’incapacité à entrer en communication face à laquelle la personne migrante se retrouve à son arrivée dans le pays hôte peut alors devenir, pour elle, une situation particulièrement handicapante et, comme je l’ai exposé, très lourde à assumer à différents niveaux. Pour résumer les idées qui ont été développées dans cette rubrique s’attachant à lier le phénomène de migration et la langue, je propose de prendre connaissance d’une citation de Py (2000) extraite de son ouvrage « Langage et migrations. Changements de langue et langage du changement » :

Le langage est au cœur de la vie quotidienne du migrant, et ceci à divers titres : expérience d’une communication parfois difficile, construction souvent laborieuse d’une compétence plurilingue, recours à de nouveaux marqueurs linguistiques d’une identité socioculturelle en mouvement, réaction à des processus de catégorisation sociale passant par le langage, vecteur dans les réseaux de production et de diffusion de représentations sociales ou de stéréotypes sur le nouvel environnement et sur la migration elle-même. (p. 385)  

b) La question culturelle et sociale

Aborder la question culturelle et sociale lorsque l’on s’intéresse aux phénomènes migratoires semble être on ne peut plus évident. Pour autant, je souhaite dès à présent apporter quelques

précisions sur la manière dont je compte utiliser le terme de « culture ».  

Ma démarche de recherche a montré sa volonté de se distancier des modèles linéaires consistant à considérer la migration comme une étape où une personne appartenant à un groupe défini (appartenant à une « culture » unique) doit s’adapter à un autre groupe différent mais tout aussi défini (et dont la « culture » est tout aussi unique et monolithique), laissant ainsi croire qu’il existerait des catégories, des groupes figés et clairement structurés de personnes en fonction de la « culture » à laquelle ils appartiennent (Greco Morasso et Zittoun, 2014). Je préfère appréhender la migration comme un phénomène complexe à étudier nécessitant de se demander comment les individus sont pris dans des dynamiques multiples et variées dépassant les catégories préconçues.

De plus, s’intéresser aux questions culturelles et sociales que soulève la migration laisse entrapercevoir en filigrane la question de l’intégration des populations migrantes. La recherche dominante sur l’intégration culturelle, nous la devons à Berry (1990). En effet, son étude porte à l’époque sur le processus qui se veut être le fruit de la rencontre de deux cultures pour le migrant (la sienne et celle du pays d’accueil). Il donne le nom d’« acculturation » à ce processus. Plus tard, dans un autre ouvrage, Berry et ses collègues (2003) se proposent de définir ce qu’ils entendent par « culture ». Ainsi, il s’agit de quelque chose qui est : « shared way of life of a group of people, including their artifacts (such as social institutions, and technology), and their symbols (such as communications, and myths) » (Berry, Poortiga, Segall et Dasen, 2003, p. 477).   Dès lors, ce qui se pose comme étant litigieux avec cette approche est une fois encore l’idée selon laquelle il existerait des « cultures » a priori définies et délimitées par des frontières. Frontières qui peuvent être géographiques, nationales, marquées par des communautés linguistiques, par des systèmes religieux, etc. (Knott et McLoughlin 2010, Barrett, Flood et Eade, 2011 in Zittoun et Greco Morasso, 2014).

Ma démarche de recherche s’appliquera davantage à considérer le point de vue selon lequel la « culture » correspond à ce que Zittoun et Greco Morasso (2014) proposent ici : « […] rather than approaching “cultures” as stable groups with their boundaries, we consider “culture” in general as participating to the making of people, in which people are situated, and that they can

transform. » (p. 3). Cette approche de la notion de « culture » se trouve étayée par ces mêmes auteures de la manière suivante :

According to the Tartu school of semiotics (Lotman and Uspenskij 1987), two fundamental components constitute culture. Culture is a grammar, i.e. a system of categories and rules which are necessary for human beings to approach reality. At the same time, culture may be seen as a hypertext. The term text is intended here in the broad semiotic sense of relationship to reality, i.e. experience (Rigotti 2005). These two components – grammar and hypertext – apply to languages (grammar vs. texts), art (codes vs. artworks), music (musical notation and forms vs. musical compositions) and many other aspects. (Greco Morasso et Zittoun, 2014, p. 3).

Ainsi, il est alors possible de comprendre la migration comme une forme de discontinuité au sein de l’environnement socio-culturel: « quelque soit le motif de l’expatriation, et si temporaire qu’elle soit censée être, la mobilité géographique entraîne une discontinuité, plus ou moins abrupte et totale, par rapport au contexte socio-culturel de la vie de la personne migrante. » (Gretler et al., 1989, p.107).

c) La question identitaire

Ma recherche se situe dans la perspective de la psychologie développementale, ce qui induit que je pars du principe que l’être humain, quelle que soit sa situation personnelle, se développe et « se construit » tout au long de son parcours de vie. L’individu devenu adulte n’est pas, dans cette dynamique constructiviste, considéré comme étant un être « terminé », « fini ».

La question de l’identité apparaît comme étant fondamentale dans la migration. En effet, la personne migrante est en proie à différents types de changements, de ruptures au cours de son expérience migratoire. Je l’ai présenté en début de travail, les individus sont caractérisés par une quête de stabilité, d’équilibre psychosocial tout au long de leur vie (Zittoun et al., 2013). Dès lors, comment continuer à être soi-même durant une période de changement, comment maintenir un sentiment de continuité de soi, de son histoire personnelle, de son rapport aux autres, etc. lorsque la réalité environnante laisse massivement place à des ruptures ? Soulever la question de

l’identité lorsque l’on parle de migration implique de revenir sur le processus de transition que la personne migrante est amenée à vivre. En effet, pour toute personne vivant une période de changement, survient une dualité qui peut s’exprimer d’une part par le besoin de maintenir un sentiment de continuité et de l’autre par la nécessité de s’adapter au changement. C’est en ce sens que Zittoun (2012a), dans la dynamique de la psychologie culturelle, conçoit l’équilibre que l’individu doit trouver au sein de cette forme de tension (ce qui change vs ce qui ne change pas) présente tout au long de la vie : « identity – what a person thinks she is, or how others recognise her – is a stabilized or recurrent sets of beliefs and meaning about oneself. »

En ce sens, Lipiansky (1993) propose de considérer la notion d’identité comme « les sentiments et les représentations liées à la perception de soi et le fait pour chacun de se sentir une personne unique et identique à travers le temps et les situations. » (p. 43). L’auteur poursuit avec une idée qui m’intéresse tout particulièrement dans le cadre de cette recherche puisqu’elle fait référence à l’un des aspects de l’imagination que j’ai choisi de privilégier, à savoir, elle appelle « une continuité et un sens entre les déterminations du passé et les projets, tournés vers l’avenir, entre les identifications anciennes et les aspirations nouvelles, entre les racines et les choix. » (p. 43).   De plus, je propose d’étayer cette conception de l’évolution constante de l’identité en m’intéressant à la théorie du Dialogical Self d’Hermans et Kempen (1993) selon laquelle l’identité ne serait pas soumise à un changement temporel mais plutôt à un changement situationnel, circonstanciel : « dynamic multiplicity of relatively autonomous I-positions in an imaginal landscape. » (p. 215). Pour traduire cette idée, je dirais qu’il y a une pluralité des voix internes chez l’individu, une pluralité de positions identitaires dans des situations sociales spécifiques et qu’ainsi, lorsqu’une personne dit « je », celui-ci peut renvoyer à différents aspects, à différentes facettes de son identité. Chaque position identitaire permettra alors d’accéder à des éléments différents (représentations sociales de rôle, d’identité sociale, etc.). J’ai obtenu un matériel empirique allant dans ce sens et au sein duquel il m’a été donné à voir des choses telles que : « moi en tant que père de famille, moi en tant que professionnel, moi en tant que militant, moi en tant que personne migrante, etc. » Ceci apparaît comme étant particulièrement intéressant au regard de ma démarche de recherche puisque je peux mettre en avant, une fois encore, le fait que les personnes ne peuvent en aucun cas se définir et être définies par une seule caractéristique,

par un seul élément (comme celui « d’être migrant » par exemple). Les individus peuvent plutôt être considérés comme des accumulations de différents rôles identitaires et sociaux.  

Enfin, à travers ce paragraphe, j’ai souhaité montrer que je privilégiais une vision dynamique de l’identité qui prend une teinte différente selon les situations, selon le contexte dans lequel se situe une personne. Ainsi, j’analyserai la façon dont les enquêtés parlent d’eux-mêmes, comment ils se perçoivent (et se sont perçus) dans diverses situations expérimentées en accordant une attention particulière à celles qui ont rythmées leur expérience migratoire.