• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE I. CONTEXTES SOCIOHISTORIQUES DE L’EMIGRATION ET

2. Le Maghreb et ses ressortissants

2.3. La ruée vers la liberté des Tunisiens

Les Tunisiens connaissent un contexte et des parcours similaires aux Marocains et aux Algériens.

Avec ses 11 millions d’habitants, la Tunisie a été marquée à la fin de l’année 2010 par le déclenchement de ce qu’il est désormais convenu d’appeler ‘’les révolutions du printemps arabe’’.

Le 14 janvier 2011, elle était le théâtre de soulèvements populaires qui vont se sentir dans tout le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, voire au-delà. Après 23 ans au pouvoir, le président Zine el Abidine Ben Ali est renversé. Un mois auparavant, le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, petite ville du centre du pays, un marchand ambulant, Mohamed Bouazizi, 24 ans, s’est immolé par le feu en public pour protester contre sa situation de précarité déclenchant ainsi une série d’événements qui vont se poursuivre « jusqu’à la chute du régime » (Amnesty, 2011, pp.1-2).

125

Tel fut l’élément déclencheur de la révolte des Tunisiens, mais la cause profonde réside dans les disparités entre les différentes couches de la société et entre les régions du littoral et celles de l’intérieur du pays (Ben Nasr, 2013). L’adoption du Programme d’ajustement structurel agricole (PASA), à partir de 1986, qui avait pour objectif la suppression des subventions des produits alimentaires de base, a eu des effets négatifs sur les conditions de vie de la majorité des citoyens.

La détérioration des conditions de vie de la population rurale dans les régions internes, la hausse du taux de chômage et l’inflation des prix à la consommation des produits de première nécessité ont provoqué le soulèvement de la population dans les régions internes (Ben Nasr, 2013). Comme l’a exprimé Moncef Marzouki (2011), président de la République tunisienne (2011-2014), au lendemain de la chute de Ben Ali, « la cocotte-minute devait finir par exploser ». En plus du marasme économique, la gestion politique du pays portait en son sein les germes de sa destruction.

La période qui suit le « coup d’État constitutionnel » et la destitution de Habib Bourguiba par son Premier ministre, le général Zine el-Abidine Ben Ali, le 7 novembre 1987, a été marquée par une relative ouverture du régime sur l’opposition et la signature d’un « Pacte national » entre le pouvoir et les principales forces politiques, dont le mouvement islamiste « Ennahda », mais

en dépit de l’affichage d’un multipartisme de façade, les élections municipales comme les élections législatives confirment le monopole de l’ex-PSD (rebaptisé Rassemblement constitutionnel démocratique, en 1988) sur la vie publique. Face au RCD – parti-État – les autres formations politiques sont réduites au rôle de figurants (Euzière, 2006, pp. 55- 56).

Pour contrer la montée des islamistes, l’autoritarisme et le verrouillage du système vont s’installer dans la sphère publique. Les luttes politiques et sociales étaient davantage liées à la question du chômage et du népotisme. Les émeutes de Gafsa, en 2008, ont été considérées « comme le prodrome de l’insurrection de décembre 2010 -janvier 2011 » (Camau, 2012). La sous-estimation par le régime des revendications des citoyens et de la capacité de ceux-ci à propulser le changement a, de son côté, précipité le déclenchement de la révolution tunisienne et la chute de Ben Ali. Même dans les familles aisées ou proches du régime, nombreuses sont les personnes qui ont préféré prendre le large. Ayant un diplôme en Génie chimique d’un institut supérieur des études technologiques, équivalent d’un DEC (diplôme des études collégiales), un répondant tunisien avait un emploi dans son domaine de formation, grâce à des connaissances de son père, mais comme le salaire ne lui convenait pas, il commence à songer à l’émigration. En 2009-2010, il part en France et s’inscrit dans une université.

126

J’ai donc intégré le campus étudiant et commencé à assister progressivement aux cours et à m’adapter à cette ambiance, mais malgré tout, il y avait toujours le problème des papiers de résidence (la carte de séjour). Pour les étudiants étrangers, la règle de conduite consistait à retourner chez eux après les études, alors, que pour moi, l’essentiel n’était pas les études, mais l’émigration et la recherche d’un emploi me permettant d’améliorer mes conditions de vie (GM-MN2, Tunisien).

Après trois ans en France et, sous l’influence de son frère aîné, qui vit à Québec, il dépose son dossier d’immigration au Canada et, en mars 2012, il le rejoint. Son parcours se situe aux antipodes de celui d’une de ses compatriotes, devenue immigrante malgré elle. Née à Tunis et a grandi dans cette ville, son père travaillait dans le secteur de l’enseignement, alors que sa mère est « au foyer ».

Après le secondaire, elle suit, pendant deux ans, une formation pour devenir technicienne en pharmacie, en plus d’une année d’informatique. Au cours de cette période, elle était également en stage. En 2000, elle trouve un emploi dans un établissement privé, mais deux années plus tard, elle se marie et met fin à sa carrière professionnelle. Son mari, qui était commerçant, lui fait part en ce moment de sa volonté d’émigrer au Canada. En novembre 2008, elle prend l’avion avec lui pour Montréal. Ce dernier avait arrêté ses études après le secondaire. « J’ai fait mes calculs et je me suis dit que les études allaient me prendre plusieurs années et me priver des opportunités de travailler à un jeune âge », dit-il. Il met alors fin à sa scolarité et rejoint la vague de ceux qui rêvent de sortir à l’étranger pour y vivre. En 1989, il part en Italie, pour une année, travaille dans l’agriculture et se dirige ensuite vers la Norvège. Étant clandestin, les autorités de ce pays l’interceptent et l’expatrient vers l’Italie où il subit le même sort. Rapatrié, il retourne, tout de même et sans succès à la Suède. À son retour en Tunisie, il verse dans le commerce et choisit la ligne Maroc-Tunisie pour faire écouler sa marchandise. Mais, suite à la recrudescence des hostilités entre le Maroc et l’Algérie, la navette entre Tunis et Casablanca devient difficile par voie routière ou ferroviaire. Il poursuit alors son commerce en empruntant la voie aérienne avant d’y mettre un terme. Dès 1996, il ouvre un club vidéo et une salle de jeu et se spécialise dans le commerce de gros des produits alimentaires. Durant cette période, il abandonne, momentanément, l’idée de sortir à l’étranger.

Le facteur qui me poussait constamment à émigrer est l’aspect financier. Je voyais des gens arriver de l’étranger et vivre comme des princes. Personne ne sait comment ils vivent à l’étranger. On ne voit souvent que le côté paisible et reluisant qu’ils laissent apparaître. Je n’étais pas dans le besoin, mais j’avais envie de faire mieux et de grimper l’échelon social le plus vite possible. Certes, j’ai vécu en Europe et j’étais au fait des conditions difficiles

127

des immigrants, mais le rêve de l’émigration ne m’a jamais quitté ; même s’il s’éclipsait de temps en temps (GM-MN7, Tunisien).

En 2004, il dépose son dossier d’immigration pour le Québec. Cette fois, il n’avait aucun alibi financier pour justifier son départ, mais la situation globale de la Tunisie l’exacerbait.

Quand on voit la situation du pays, on est frappé par l’absence des libertés, les frustrations grandissantes des jeunes, le désœuvrement et la perte de repères. Comme j’avais des salles de jeux, je ne rencontrais que les gens qui vivent en marge de la société. Il n’y a que les chômeurs qui fréquentent les salles de jeux. Certains d’entre eux n’hésitent pas à entrer dans la salle avec leurs cannettes de bière et bouteilles de vin. Dans certains quartiers populaires, les sbires font la loi. Les gens qui travaillent ou qui étudient fréquentent rarement les salles de jeux. La Tunisie ressemblait à une marmite qui bouillonne et la confiance entre les gens avait cédé la place à la suspicion et à la mauvaise foi. Dans le commerce, le vol, le mensonge et les tricheries sont monnaie- courante (GM-MN7, Tunisien).

Dans le même moment, le Canada l’attirait : « On nous disait que c’est un paradis sur terre ». En 2008, il débarque à l’aéroport de Montréal.