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CHAPITRE IV. FIGURES D’IMMIGRANTS

1. Les gagnants

1.3. Le métier de Chawarma et kabab vaut mieux que les études

Tout comme elle, un émigrant de la Tunisie se distingue aussi par sa persévérance et son optimisme. Même si leurs trajectoires, leur pays d’origine et leurs motivations diffèrent, l’insertion sociale et professionnelle de ces deux personnes s’est déroulée conformément à leurs attentes et le regard qu’elles portent sur leur projet migratoire est positif. Il a grandi dans une famille où la mère était sans emploi et le père agent de police. Il obtient un diplôme en Génie chimique et grâce aux interventions de son père, il trouve un emploi dans le domaine du traitement des eaux, mais non satisfait du salaire qu’il perçoit, il décide de tenter l’expérience de vivre à l’étranger. « En Tunisie, je ne touchais même pas 500 euros », dit-il. En plus, le contexte sociohistorique de la Tunisie, marqué par l’absence des libertés, le chômage et la pauvreté, l’irritait alors que l’attrait de la vie en Occident et l’influence de son entourage ne cessaient de grandir dans son esprit.

Quand mon frère est venu au Québec, il a commencé à me parler de l’étranger, en me disant que les conditions de vie de son nouveau pays sont meilleures que celles de la Tunisie, tant en ce qui concerne les libertés, que pour ce qui est du travail et des conditions de vie. Il me disait souvent que les conditions de travail au Canada sont moins stressantes que chez nous et qu’il fréquente des gens « propres ». C’était pour moi un rêve. Les gens préfèrent sortir de la Tunisie, car, à l’époque de Benali, le pays était fortement contrôlé et les gens

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n’avaient pas beaucoup d’argent. Les émigrants installés en France, par contre, pouvaient construire des maisons, profitant par la même occasion de la baisse de la devise tunisienne (GM-MN2, Tunisien).

Il part alors en France, en 2009- 2010, s’inscrit pour une licence en chimie et prend contact avec des membres de sa communauté afin d’acquérir les informations nécessaires pour l’acquisition d’un logement à un « prix abordable » et d’un travail au noir. Les études n’étant, pour lui, qu’un simple prétexte pour sortir de son pays, il les abandonne rapidement pour se consacrer à un travail dans un restaurant, mais faute de carte de séjour, ses jours étaient comptés en France.

Après trois ans en France, j’avais à trouver une des trois solutions : étudier, travailler ou me marier. Dans le même moment, mes parents ne pouvaient pas m’envoyer de l’argent pour étudier. Le dinar était très faible devant l’euro et les frais d’études étaient assez importants. J’ai donc pu valider un semestre, mais non celui qui s’ensuit. J’ai travaillé et tenté de me marier à une marocaine rifaine de la ville d’Al Hoceima, mais ses parents croyaient que dès que j’aurai les papiers, je vais la quitter (GM-MN2, Tunisien).

En mars 2012, il rejoint son frère dans la ville de Québec et dès son arrivée, il commence à chercher un emploi, mais il se rend compte que son insertion professionnelle n’était possible qu’à partir du moment où il maîtriserait la langue anglaise.

Une fois, j’ai trouvé une offre à Montréal, dans le domaine du Génie chimique. Cette agence travaille avec des sociétés en Alberta. J’ai eu un entretien téléphonique avec eux.

La partie de l’entretien téléphonique était bonne, mais lors de la partie qui s’ensuivit et qui était consacrée à l’évaluation de mon anglais je me suis bloqué. J’ai « buggé », comme on dit en informatique. La femme qui m’interviewait a vu que mon anglais était faible et a rejeté ma candidature. Je me suis alors dit qu’il ne faudrait pas qu’il y ait une chose qui puisse m’empêcher d’arriver à mes objectifs et j’ai décidé de relever le défi. Je voulais partir en Alberta pour pratiquer l’anglais, mais mon frère m’a conseillé d’aller en Ontario, étant donné sa proximité de la région francophone (GM-MN2, Tunisien).

N’ayant aucune attache à une région ou à une ville particulières, il fait de la mobilité un tremplin pour réaliser ses objectifs, c’est-à-dire l’acquisition d’un emploi « bien rémunéré » qui correspond à ses attentes et à son domaine et niveau de formation.

Après quatre mois de travail dans un restaurant à Québec, il part à Toronto,

Le deuxième jour de mon arrivée, j’étais embauché au premier restaurant devant lequel je me suis présenté. Lorsque mon anglais a évolué, j’ai contacté le centre francophone de Toronto au Centre-ville et la conseillère m’a proposé alors de faire une formation d’une année ou deux. Je me suis donc inscrit sur une liste d’attente. Elle m’a ensuite demandé si

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je voulais partir à Ottawa et je lui ai répondu que les distances ne m’inquiétaient pas. C’est ainsi que je suis arrivé à Ottawa (GM-MN2, Tunisien).

Au moment de notre entrevue, il s’apprêtait à partir en Alberta pour un stage de formation.

« Franchement, jusqu’à présent, je sens que je suis sur le bon chemin. A mon sens, je n’ai pas perdu beaucoup de temps», dit-il. Tout en étant conscient du fait que son parcours migratoire est loin d’être achevé, il affiche déjà des signes de satisfaction, car c’est en en regardant dans le rétroviseur que certains événements prennent sens pour lui, notamment quand il compare son expérience avec celle qu’il menait en Tunisie.

Il qualifie son insertion professionnelle de succès et justifie l’issue de son parcours migratoire par son attachement à des valeurs traditionnelles modérées.

Moi, je vois les choses à travers mon cas. Les gens doivent avoir des convictions religieuses et n’être ni à l’extrême gauche, ni à l’extrême droite. Les gens de l’extrême droite laissent pousser la barbe, portent des chemises longues et passent la journée à la mosquée en faisant des lignes franches entre le licite et l’illicite. Pour moi, ces individus n’iront nulle part et si jamais ils arrivent à réussir, cela serait dû au simple coup de chance. […] Dieu merci. Je suis de ceux qui appellent à la vie, non à la mort. Il y a des gens même parmi les religieux qui lorsque vous parlez avec eux, ils vous donnent de l’espoir et vous ouvrent les portes du paradis. En revanche, vous pouvez trouver des gens qui se disent marxistes léninistes, mais qui sont pessimistes et pour lesquels tout est obscur et en noir (GM-MN2, Tunisien).

Les mêmes facteurs qui lui ont permis de gagner son pari d’émigrer de son pays, dont essentiellement le sens de la discipline qu’il a appris de son père et son caractère de battant, le poussent à surmonter les obstacles en contexte d’immigration (comme celui de la maitrise de l’anglais).

Peut-être, c’est mon expérience en France qui m’a aidé, en plus de mon éducation et les objectifs que je me suis fixés dans la vie. À chaque fois que je m’apprête à prendre une décision, je pense aux conséquences qu’elle pourrait susciter. Je ne sors pas la nuit, je ne bois pas et c’est cela qui « explique » ma réussite et qui a préservé en moi l’énergie positive. Le chemin est clair devant moi, il suffit donc que je continue sur cette voie.

L’étudiant qui était autrefois obligé de faire appel à l’influence de son père pour trouver un emploi et qui n’a pas pu réussir ses études, ni trouver un emploi durable en France, a finalement retrouvé sa voie. Il s’estime maintenant fier aussi bien de son autonomie que de ses trajectoires migratoires, même s’il n’est qu’à mi-chemin de son parcours. L’espoir de changer lui-même sa situation et par

« la grâce de Dieu », sans faire de la religion un refuge, lui ont permis d’affronter les obstacles et de les supporter avec sang-froid (Bredeloup, 2008). Combinées à une culture qui fait de la religion

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un moyen qui valorise le travail et l’ascension sociale, les ambitions individuelles dans une société libérale jouent un rôle essentiel dans la réussite des parcours migratoires.