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CHAPITRE IV. FIGURES D’IMMIGRANTS

3. Les perdants

3.2. La fin des illusions

Pour plusieurs, l’échec du projet migratoire est une honte en soi et se traduit, à leurs yeux, surtout par le retour au pays natal, car cela signifie que la personne concernée est fragile et n’est pas autonome. Une émigrante du Mali a choisi le Canada parce qu’elle croyait qu’il est beaucoup plus

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facile pour une immigrante de réussir professionnellement dans ce pays. Étant fille d’ambassadeur, elle avait à la fois le pouvoir, le prestige, la fortune et l’éducation. En plus, elle a vécu en France et s’est arrêtée sur la situation réelle des immigrants dans ce pays, considéré comme l’une des destinations en Occident les plus sollicitées par les Maliens.

C’est vrai, j’ai vécu en France. J’ai des amis d’études qui travaillent au McDonald et ont des travaux ingrats, si on peut dire. Ils ont des licences et maîtrises, mais n’ont pas de situation. Ils n’ont même pas de citoyenneté jusqu’à présent. Certains vivent avec la carte de séjour, alors que d’autres sont clandestins parce qu’ils n’arrivent pas à retourner en Afrique (GAS-FN15, Malienne).

Mariée à un Français et mère d’un enfant, elle est née au Mali. « Jusqu’à aujourd’hui, j’habite à Gatineau avec mes frères et sœurs. Ma sœur vient de finir ses études, mais mon frère et ma petite sœur ont encore le statut d’étudiants étrangers », dit-elle. Grâce à la mission de son père à Ottawa, elle a connu le Canada et y a vécu. « Je suis venue, en 2003, en tant que fille d’un diplomate avec mes parents ». Mais après l’expiration du mandat du père et le retour de ce dernier à Bamako, elle choisit de rester dans la région de l’Outaouais. Après des études à l’UQO, elle suit un stage à Montréal, dans une entreprise canadienne intervenant en Afrique et en 2009, elle y est recrutée en tant qu’expatriée canadienne au Mali, mais un putsch militaire, en 2012, dans ce pays, va mettre un terme à sa carrière professionnelle.

À son retour au Québec, elle pensait qu’elle allait décrocher rapidement un emploi, mais après plusieurs tentatives, elle se rend compte que cet objectif n’était pas facile à atteindre. Elle s’estime pourtant chanceuse d’avoir acheté un appartement, à l’âge de 29 ans, alors qu’en France ou dans d’autres pays, elle n’aurait jamais cette occasion, mais cela ne la conduit pas à surmonter les difficultés qui se dressent devant elle dans sa quête pour avoir un poste d’emploi. « L’orgueil » l’empêche d’accepter certains métiers qu’elle qualifie de dégradants et la discrimination qui prévaut dans le marché de l’emploi accentue ce sentiment d’exclusion : « Il y a une méfiance par rapport aux immigrants, surtout dans les petites villes. Même si à Gatineau, il y a beaucoup d’immigrants, plusieurs d’entre eux chôment. C’est donc un aspect dérangeant », précise-t-elle.

Elle ajoute avoir envoyé des C.V. partout, même pour des emplois qui ne demandent qu’un diplôme de fin d’études collégiales, mais en vain. Pour elle, le chômage n’est pas le seul critère de l’exclusion professionnelle, la déqualification dans l’emploi en est une autre forme. « J’ai trouvé

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cela vraiment dommage, parce que tous mes diplômes ont été faits au Canada » ajoute-t-elle en attribuant l’origine de cette situation à l’ignorance de la réalité des immigrants :

Pour eux, le Mali et l’Afrique sont un seul pays. On vient tous de l’Afrique. Il faut donc les comprendre. Et, puis ils voient l’image négative que reflète la télévision sur nos pays d’origine. Ils sont ignorants au début, mais après quand vous commencez à les connaître, ils se rendent compte que vous n’êtes pas si bête que ce qu’ils pensaient. À partir de ce moment, ils commencent à s’intéresser à vous en disant que vous n’êtes pas comme les autres, que vous parlez français comme eux et que vous n’avez pas d’accent. Ils sont un peu racistes, c’est la vérité (GAS-FN15, Malienne).

La discrimination qu’elle évoque est due, à son avis, à « la force du préjugé » prévalant dans certains milieux, qui « réside en partie dans la croyance à ce noyau de vérité même si chacun est prêt à admettre des exceptions » (Chevrier, 2000, p.175).

A maintes reprises, j’ai entendu dire que les Noirs sont paresseux. Ils viennent toujours en retard, ils ne sont pas sérieux et ne veulent pas travailler, alors que, par exemple, sur dix Africains, il y a deux qui cadrent avec « ce profil ». Ce sont donc des barrières qu’il faut briser. Ensuite, il faut laisser aux immigrants la chance de s’intégrer (GAS-FN15, Malienne).

Son exclusion professionnelle n’est ni individuelle, ni particulière. Elle est celle d’une large frange de la population immigrante.

Car, il y a des personnes qui viennent ici et qui se retrouvent dans des situations de dégradation. Je parle des cas de médecins qui n’arrivent pas à exercer leur profession. Pour moi, le projet de ces gens est raté. Pour quitter votre pays et venir pour être chauffeur de taxi, alors que vous êtes médecin, je trouve que dans ce cas, il ne s’agit pas d’une immigration réussie. [ …] Car, si vous quittez votre pays, c’est pour trouver quelque chose de meilleur ici, en termes de conditions de vie et de bien-être (GAS-FN15, Malienne).

Comme beaucoup d’immigrants, elle fait un lien étroit entre la réussite du projet migratoire et l’insertion professionnelle, laquelle est tributaire, en grande partie, de l’efficacité des réseaux de connaissances. Pour réussir un projet d’immigration, dit-elle, “il faut, d’abord socialiser avec la population du pays d’accueil et reconstituer son propre réseau. L’apprentissage et le retour aux études sont également des moyens d’intégration”. Mais, en dépit des efforts qu’elle a déployés pour trouver un emploi et du fait d’avoir acheté un appartement en signe de volonté d’implantation et d’insertion sociale au Canada, quelques mois après notre entrevue (8 août 2013), elle quitte ce pays, tout comme sa sœur. Celle-ci avait quinze ans quand ses parents l’ont amené avec eux à Ottawa. Après la mission de son père, elle a préféré rester au Canada, au lieu de retourner chez

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elle « comme le fait la majorité des enfants des diplomates », une décision qu’elle a regrettée par la suite, parce qu’après le départ de son père pour le Mali, elle a vécu une sorte de « suicide de classe15 » et sa situation matérielle et financière s’est nettement dégradée.

Oui, notre situation matérielle a beaucoup changé, parce que c’est en ces moments que j’ai commencé mon vrai cheminement d’immigrante, parce que quand vous êtes diplomate, vous avez plusieurs avantages. Vous ne payez pas l’électricité et tout est payé. Donc, le cadre dans lequel nous vivions a changé. Quand mon père est parti, je suis devenue étudiante internationale, ce qui implique des frais assez élevés. Il faut dire également que j’étais chanceuse, parce que durant mes années d’études et jusqu’au bac, je bénéficiais du statut diplomatique et je payais les mêmes frais que les Canadiens, soit la moitié de la somme exigée pour les étudiants internationaux (GAS-FN16, Malienne).

Elle pensait, « que dans ce pays, les immigrants étaient les bienvenus » et que contrairement à la France ou aux États-Unis, « il y aurait plus d’opportunités d’emploi » et qu’à cette possibilité, s’ajoute l’attraction du système d’enseignement canadien, alors qu’« au Mali, le système d’éducation laisse à désirer ». Les événements politiques, qui ont secoué son pays, ont consolidé son choix : « En fait, mon père était un véritable visionnaire, parce qu’il a vraiment vu venir les problèmes dans son pays. Il voulait en même temps que nous ayons un pied au Canada et un autre au Mali ». Cependant, ses espoirs ont été déçus dès qu’elle a approché le marché de l’emploi. Les seuls postes auxquels elle a eu droit concernent des centres d’appel et un travail de caissière dans des magasins.

C’est frustrant de voir que vous ne pouvez pas gagner votre vie de manière digne et de ne pas pouvoir travailler dans votre domaine d’étude. C’est frustrant de voir que j’ai fait un bac canadien et d’être-là depuis dix ans sans pouvoir avancer d’un iota. J’avoue que je suis déçue et je me dis que peut-être lorsque j’aurai mon passeport, je pourrai probablement aller ailleurs et essayer de tenter ma chance dans un autre pays (GAS-FN16, Malienne).

Son statut de fille d’ex-diplomate et sa scolarité ne lui ont pas servi pour trouver l’emploi qu’elle espérait avoir et trouve que la discrimination est évidente dans son cas, même si celle-ci n’est pas visible. Elle évoque également la « fermeture » de la société canadienne : « C’est toujours les minorités visibles16 entre elles et les Canadiens entre eux ». La dégradation de sa situation financière la démobilise et l’idée de retourner à son pays natal la tourmente : « j’y pense

15 Il s’agit d’une mort symbolique due à une dégradation sociale.

16Les minorités visibles sont définies dans la Loi sur l’équité en matière d’emploi, comme étant « les personnes, autres que les Autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche » (Hou et Picot, 2003, p.1).

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quotidiennement ». L’enthousiasme a laissé la place au regret, « car pour avoir un travail ici, il faut vraiment avoir un réseau. Tout se passe à travers le réseautage. Il faut connaître quelqu’un qui connaît quelqu’un qui… ». En dépit de sa bonne volonté et de ses efforts, son parcours s’est soldé par un échec et le fait de se sentir rejetée par les réseaux professionnels a façonné sa décision de retour au pays.

Déçus par leur expérience et par l’écart entre leur statut au pays d’origine et au pays d’accueil, plusieurs immigrants vivent un important déficit de reconnaissance et d’intégration et décident de revenir vers le pays d’origine (Vatz Laaroussi, 2009). Ils considèrent le fait que les personnes de couleur éprouvent des difficultés sur le marché du travail au Canada, ne peut s’expliquer uniquement par le manque d’expérience et de titres de compétence canadiens.

Ces écarts ne proviennent pas de différences objectives, liées à l’instruction et aux capacités des individus, mais plutôt de distinctions fondées subjectivement sur la race. La discrimination raciale constitue un facteur qui contribue d’une manière évidente aux résultats peu enviables enregistrés sur le marché du travail (Khan, 2006, p.68).

Dans une société qui valorise l’autonomie et l’enrichissement, plusieurs estiment que pour « se réaliser », il faut réussir professionnellement et économiquement. « L’épanouissement et l’indépendance, s’ils ne peuvent se réduire à des considérations purement économiques, passent nécessairement par une autonomie financière » (de Gaulejac, 2008, p.104). Faute de pouvoir atteindre cet objectif, ils remettent en cause leur projet migratoire.