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PARAGRAPHE II. Les conséquences de la responsabilisation du patient

A. Le risque de culpabilisation

1. Vivre avec le sentiment d'être l'auteur de sa mauvaise santé

1.1. L’assujettissement et la stigmatisation de l'individu malade

La responsabilisation induite par l'ETP et la télémédecine se fonde en réalité sur "une construction utilitariste du risque de type coûts-bénéfices qui fait de l'individu moderne un être dédié à la maximisation du rendement de ses agirs, à la pratique de choix rationnels, et donc naturellement rebuté par des risques qui menacent ses intérêts personnels"303. Comme nous l'avons envisagé préalablement dans la section I de ce chapitre, l'autonomie du patient est largement limitée dans la mise en oeuvre des nouvelles pratiques médicales. Celui-ci est davantage envisagé comme un sujet soumis à l'obligation d'intégrer dans son quotidien les normes sanitaires des soignants, qu'en un être entièrement capable d'apprécier l'opportunité d'adapter ces recommandations dans sa vie quotidienne en fonction de ses valeurs et convictions. L'assujettissement envisagé comme "la première forme canonique de l'inscription subjective de la domination"304, se définit comme "le processus par lequel on fait entrer de manière plus ou moins durable quelque chose - une pratique, une représentation - dans l'esprit ou dans les dispositions corporelles de quelqu'un" 305 . Ce processus d'assujettissement restreint l'individu à une obligation particulière et le soumet à l'application

303 Douglas M. The Self as Risk-Taker: A cultural théory of contagion in relation to AIDS. In: Douglas M. Risk

and Blame: Essays in Cultural Theory. Londres: Routledge. 1992: p. 102-24.

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Martuccelli D. Figues de la domination. Rev. Fr Sociol. 2004; 45 : 469-97.

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et au respect d'une loi, d'un règlement ou d'une norme. Dans l’exercice de l'ETP et de la télémédecine, le patient est bel et bien assujetti au respect des normes sanitaires des professionnels de santé. Schématiquement, Martuccelli envisage l'assujettissement de deux grandes manières. D'une part, il considère que l'assujettissement doit être assimilé à un ensemble de pratiques insidieuses de standardisation de comportements auquel chaque individu visé doit se soumettre. D'autre part, il insiste sur le fait que l'assujettissement renvoie à une série de modèles identitaires présentant le risque de stigmatiser les personnes assujetties. La stigmatisation se définit comme une démarche par laquelle est dénoncé ou critiqué publiquement une personne ou un acte jugé moralement condamnable ou répréhensible306 . L'individu malade ne se soumettant pas aux recommandations des professionnels est regardé publiquement comme unique coupable de la détérioration de son état de santé et présente le risque d'être traité différemment par la société 307 . L'assujettissement et la stigmatisation du patient engendrent nécessairement "la culpabilisation de la personne malade et une intériorisation de l'impératif d'autocontrôle"308 dans un premier temps. La difficulté éthique incontournable de cette responsabilisation relève "d'une construction culturelle du blâme et des jugements moraux posés sur les groupes à risque"309.

1.2. La responsabilisation du patient au regard du principe de non-malfaisance

Les pouvoirs publics prônent le principe de bienfaisance pour légitimer la mise en oeuvre des nouvelles pratiques médicales sur le mode de vie du patient. Si l'objectif premier de l'ETP et de la télémédecine est en effet d'améliorer la qualité de vie du patient et d'accroitre son bien- être, la mise en oeuvre de ces nouvelles pratiques médicales peut cependant porter préjudice au patient. En effet, ne peut-on pas considérer que dans certains cas, la prise en charge par ETP ou télémédecine peut causer du tort au patient - c'est-à-dire violer ses droits310 - voire lui faire du mal ? Et dans ce cas, dans quelle mesure l'ETP ou a télémédecine peuvent-elles nuire au patient ?

306 Définition Larousse.

307 Rousseau A, Barbe P, Chabrol H. Binge eating disorder et stigmatisation dans l'obésité. Journal de thérapie

comportementale et cognitive. 2006; 16: 27-31.

308 Massé R. Analyse anthropologique et éthique des conflits de valeurs en promotion de la santé. In: Fournier C,

Ferron C, Tessier S, Sandron Berthon B, Roussille B. Education pour la santé et éthique. Paris: Editions du comité français pour l'éducation à la santé. 2001: p. 52-74.

309

Coughlin SS, Beauchamp T. Ethics and Epidemiology. New York: Oxford University Press. 1996.

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La maxime "primum non nocere" - qui signifie "d'abord, ne pas nuire"- a souvent été désignée comme un principe fondamental de la tradition médicale de l'éthique hippocratique. Dès lors, le serment d'Hippocrate proclame "je dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je les protégerai de tout mal et de toute injustice". Chaque professionnel de santé est soumis au principe de non-malfaisance par lequel il s'engage à ne pas infliger de mal à autrui311. Contrairement au principe de bienfaisance, le principe de non-malfaisance contraint les soignants à des obligations négatives, à des restrictions fondamentales dans l'exercice de sa profession. Ainsi, le professionnel de santé ne doit infliger aucun mal ou tort à l'individu malade. Bien qu’il soit difficile d'imaginer qu'une prise en charge par ETP ou télémédecine puisse porter préjudice au patient, la culpabilisation du patient induite par sa responsabilisation d'adhérer aux normes sanitaires constitue une véritable menace. En effet, ne peut-on pas considérer faire du mal au patient en lui incombant la lourde responsabilité de sa bonne santé ? Et comment peut-on imaginer contribuer au bien-être d'une personne, en l'assujettissant et en la stigmatisant de la sorte aux yeux du reste de la population ?

2. Le risque d'aller jusqu'au blâme de la victime?

2.1. Le concept de blâme de la victime

Le concept du blâme de la victime est la conséquence directe d'une stigmatisation des individus. créé par les Anglo-saxons dans le but d'asseoir une idéologie justifiant le racisme312, cette notion est aujourd'hui particulièrement utilisée dans le domaine de la santé publique sous le terme de victim-blaming. Selon Marcel Druhle, le blâme de la victime est en réalité une " caractéristique de la rhétorique du choix personnel et de l'autodétermination"313. Ce processus vise à blâmer et à condamner une personne qui est en partie elle-même responsable de son état de vulnérabilité et de fragilité. Tel peut être le cas par exemple, d'une personne fumeuse et atteinte d'un cancer des poumons. La maladie devient finalement la conséquence concevable et normale de l’inconduite de l'individu, de sa propre mise en danger. En amont, le blâme de la victime nécessite que l'individu malade se considère comme principal garant et responsable des décisions qu'il prend au regard de sa santé.

311 ibid.

312 Ryan W. Blaming the Victim. New York: Random House. 1971. 313

Druhle M. Le travail émotionnel dans la relation soignante professionnelle. In: Cresson G; Schweyer FX. Professions et institutions de santé face à l’organisation du travail. Paris: Editions de l’ENSP: 2000: p.21.

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2.2. Le blâme de la victime dans la mise en oeuvre des nouvelles pratiques médicales

Actuellement, l'hypothèse d'un blâme du patient dans la mise en oeuvre des nouvelles pratiques médicales est très peu envisagée. Pourtant, on peut aisément imaginer condamner un individu atteint de maladie chronique ne mettant pas tout en oeuvre pour améliorer sa qualité de vie, alors qu'il dispose de tous les outils nécessaires à ce progrès. D'une part, l'ETP apporte au patient toutes les connaissances sur la maladie, les traitements et l'ensemble des recommandations essentielles relatives à son hygiène de vie (alimentation, pratique d'une activité physique, etc.). D'autre part, la télémédecine permet au patient un suivi nettement plus régulier de l'évolution de sa maladie. Combinées entre elles, l'ETP et la télémédecine semblent constituer une prise en charge idéale des maladies chroniques permettant au patient d'être entièrement acteur de sa santé.

Puisque l'ETP et la télémédecine semblent offrir à l'individu malade tous les outils nécessaires pour une prise en charge optimale, comment doit-on considérer l'individu qui refuse de son plein gré de les utiliser ou de les mettre en œuvre ? Ne peut-on pas considérer cette attitude comme égoïste et irresponsable puisqu'aggravant davantage le déficit budgétaire de la santé ? Peut-on aller jusqu'à le rendre coupable de son état de santé et établir une faute à son égard, condamnée juridiquement ou économiquement ?

B. Les conséquences d'un échec des nouvelles pratiques médicales du fait de