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Paris, septembre 1947 : dans les salles de la capitale, Paisà surprend l’intelligentsia française et impose la nouveauté du cinéma italien : le réalisme cru, le langage innovant et l’esprit humaniste du film de Rossellini suscitent des réactions ferventes. De plus, au printemps précédent, Sciuscià de Vittorio De Sica a ému le public et la critique et a démontré que le réalisme peut être concilié avec la poésie. Nous avons vu que, d’un point de vue de politique internationale, tous ces films répondent au besoin de rédemption du peuple italien, et proposent un nouveau cinéma européen qui est en mesure de contrer l’arrogance d’Hollywood. Au-delà de ses qualités artistiques, nous avons mis en relief le rôle politique assuré par les films en question, qui prônent la solidarité entre les nations.

Au cours de cette phase, une fonction similaire d’ambassadeur du peuple italien est remplie par un autre film, la comédie Vivre en Paix de Luigi Zampa. Afin de mieux comprendre le rôle et la fonction de ce film, il faut tenir compte de l’opération idéologique en cours en Italie que nous avons déjà vue à l’œuvre dans Rome ville ouverte : la création du mythe des « bonnes gens italiens », selon lequel le caractère transalpin serait génétiquement bon enfant et peu enclin à la guerre et à la violence. Cette construction idéologique apparaît avant même la fin de la guerre et permet de présenter l’Italie comme un membre de confiance des Alliés dans la lutte contre le fascisme.

Si Luigi Zampa est inconnu en France, deux facteurs concourent au succès de Vivre en paix : l’excellent accueil que les États-Unis ont reservé à Vivre en paix et le récent succès de Rome ville

ouverte, qui a imposé la figure de l’acteur Aldo Fabrizi. Ainsi, dans le climat bienveillant qui entoure le cinéma italien en France, Vivre en paix peut être tout de suite compté parmi les représentants du nouveau réalisme, en raison de ses thèmes ainsi que pour son style. Dans Vivre en paix, les codes de la comédie semblent encourager la diffusion d’un style ouvertement réaliste. Comme Masolino D’Amico l’a habilement mis en lumière, le cinéma italien de l’immédiat après-guerre « a aussi

conquis sa propre identité pour avoir joué, dès le début, la carte de l’humour adhérant aux faits, né de la chronique, en un mot, vraisemblable »348.

Dans une toute première phase, en juin 1947, le film est découvert par quelques critiques français au Festival mondial des films et des Beaux-Arts de Bruxelles. Malgré la concurrence de films importants comme Citizen Kane et Le Diable au corps, ces quelques critiques prouvent qu’ils apprécient cette farce paysanne, savant mélange de comédie et de drame qui raconte la période de l’occupation dans un petit village du centre de l’Italie. Si Paisà développe le récit de la guerre avec le ton direct et dramatique du reportage, Vivre en Paix est imprégné d’un pittoresque typiquement péninsulaire. Dans ce film, la longue tradition comique du cinéma italien et l’imagerie pittoresque de la province se fondent de manière cohérente au nouvel esprit réaliste de l’Italie libérée, au nom de la devise « aimons-nous les uns les autres ». C’est d’ailleurs ce que relève le critique du Monde :

On dirait presque que les Italiens se complaisent à nous convaincre de leur tempérament « courageux mais pas téméraire »… D’admirables paysages, lointains pacifiques de la campagne, oliviers tremblants dans la lumière ombrienne, routes bordées de cyprès, aèrent ce film où Aldo Fabrizi, une sorte de Jannings bonasse, s’affirme comme un grand acteur aux côtés de figures du terroir349.

Cependant, d’un point de vue politique, le modèle de solidarité nationale promu par le film semble déranger la critique de gauche, qui est à ce moment particulièrement attentive à ces thèmes. En fait, s’il ne fait aucun doute que le film est imprégné des mêmes idéaux de fraternité et de solidarité présents dans Rome ville ouverte et Un Jour dans la vie, Zampa va encore plus loin : la nouvelle communauté humaine proposée par Vivre en paix inclut (bien que brièvement) un soldat allemand. Les réactions au film repérables au sein des publications engagées privilégient une lecture rigoureusement politisée de l’œuvre. La plupart des intellectuels progressistes n’apprécie ni le pittoresque qui imprègne le film ni l’opération politique dont Zampa se fait promoteur. François Timmory par exemple, fait preuve d’une nette perplexité face à cette œuvre qui mélange styles et tons différents : « Nous nous trouvons ici en face d’une espèce de tragi-vaudeville d’un genre à peu près inédit : imaginez des personnages à la Maupassant animés selon les vigoureux canons de la rhétorique dramatique d’un Feydeau »350.

348 D’AMICO, Masolino, La commedia all’italiana, Milan, Il Saggiatore, 2008, p. 53.

349 O.M., « Vivre en paix », Le Monde, 14-15 septembre 1947, p. 3.

350 TIMMORY, François, « Vivre en paix. Un remarquable trahi-vaudeville », Franc-Tireur, 19 septembre 1947, p. 2.

Les publications culturelles marxistes s’avèrent donc très sévères et nous pouvons citer de nombreux exemples à cet égard. Dans la revue communiste La Pensée, le film de Zampa est commenté de manière peu bienveillante : Pol Gaillard reconnaît au réalisateur « l’humour souvent très fin de son dialogue, la beauté gracieuse de ses extérieurs et l’interprétation magistrale d’Aldo Fabrizi »351, mais le jugement moral du film est finalement négatif, car Zampa se fait promoteur de la « réconciliation aveugle entre fascistes et antifascistes »352 et surtout parce qu’il avance l’idée « que pour ‘vivre en paix’ il vaut mieux ne pas faire de politique, que celle-ci est finalement toujours injuste et totalitaire, chez les patriotes comme chez les traîtres »353. Toutefois, comme nous l’avons vu dans le cas d’autres films, les critiques de la gauche la moins orthodoxe sont plus disponibles à l’égard de Vivre en paix. Un vrai enthousiasme envers le nouveau cinéma italien est notamment affiché par Georges Altman qui n’hésite jamais à le définir comme une « école ». Altman compte parmi les admirateurs les plus vifs de Vivre en Paix :

Jamais, croyons-nous, on n’avait traité un sujet inspiré par la guerre avec cette sorte de comique amer, cette bonne humeur narquoise qui tourne soudain en tragédie. Le grand acteur Aldo Fabrizi, le curé de Rome ville ouverte, se carre avec puissance dans cette étonnante histoire, dans ces paysages d’une poignante douceur qui évoquent le charme d’un pays peu fait pour l’héroïsme. Et tout le monde ici joue, comme on vit, avec une fraîcheur de source et de brise354.

Dans ce cas, il convient de souligner l’idée toute particulière d’héroïsme qui caractérise l’image des Italiens véhiculée par leur cinéma. Par rapport à d’autres critiques de gauche, Altman paraît plus ouvert à l’égard de cette version « édulcorée » du réalisme italien, une tendance à la comédie qui verra un épanouissement significatif à partir de la décennie suivante. Plus qu’à ses aspects documentaires, encore une fois le cinéma italien doit son succès au compromis qu’il établit entre la modernité et le classicisme. Il s’agit d’un aspect très important des questions dont nous parlons dans cette thèse, qui a également été souligné dans l’étude d’Olivier Forlin que nous avons mentionnée à plusieurs reprises. Comme Forlin l’explique très bien, afin de « reléguer à l’arrière-plan, l’idée d’une Italie populaire en partie responsable des fautes du fascisme », les nouvelles images du cinéma italien doivent raconter un présent radicalement nouveau sans oublier certains

351 GAILLARD, Pol, « Le Vatican donne son prix », La Pensée : revue du rationalisme moderne, n°14, septembre-octobre 1947, p. 89

352 Ibid.

353Ibid.

354 ALTMAN, Georges, « Vivre en paix. Ou le village qui ne croyait pas à la guerre », L’Écran français, n° 117,

aspects du passé, rejeter les pires stéréotypes associés à ce peuple, pour valoriser au contraire ce qu’il y a de meilleur en lui355.

La réaction des intellectuels catholiques, qui en 1947 sont en train de reprendre leurs activités, est plus bienveillante ; leurs organes de presse font preuve d’une ouverture idéologique particulière et prouvent qu’ils apprécient l’humanité et le sens de la solidarité qui émanent du cinéma italien. Les critiques catholiques réagissent positivement à Vivre en paix, qui sort en France après avoir remporté à Bruxelles le prix de l’Office catholique international du cinéma : à ce propos, Radio loisirs parle de « récompense méritée qui ne couronne pas une œuvre moralisatrice ou de propagande religieuse », mais qui rend plutôt justice à une œuvre prônant une « recherche de la fraternité par des hommes simples entraînés dans les contradictions et la stupidité de la guerre »356.

D’autre part, dans le cadre de publications qui offrent une lecture esthétique des films, il est par ailleurs important de signaler la réaction de Jean George Auriol qui paraît dans La Revue du cinéma.

La réalisation est simple, presque rustique - soutient Auriol - et discrète, si l’on passe sur un ou deux effets de montage un peu lourds ; elle serait même trop simple si elle ne laissait, en définitive, toute sa saveur naturelle, forte, à ce tragique aperçu de la vie européenne durant les années de guerre : tragique dans la conclusion mais délibérément, virilement comique dans le « traitement »357.

Vivre en paix confirme donc la richesse du néoréalisme, qui ne se compose pas des seules œuvres de Rossellini : les auteurs du cinéma italien peuvent aussi être appréciés en raison de l’ingéniosité de leurs scénarios. Depuis toujours méfiant à l’égard des possibilités du réalisme, Auriol fait l’éloge des auteurs de Vivre en paix qui a su concevoir un mélange de registres et de genres qui renforce le message progressiste du film. Vivre en paix prône la solidarité humaine sans établir d’oppositions manichéennes, en respectant intégralement l’esprit de tolérance typique des Italiens :

355 FORLIN, Olivier, Les intellectuels français et l’Italie (1945-1955), op.cit., p. 351. Cette envie de justification du

peuple italien est également évidente dans un autre film de Luigi Zampa, Les Années difficiles, un film relevant de la volonté italienne d’auto-rédemption historique. Une des premières réactions à cette œuvre, écrite par Jean Charles Tacchella, est indignée : le film serait « absolument scandaleux » car auto-absolutoire. Cette attitude serait vexante à l’égard des soldats alliés qui ont libéré le pays. (Voir TACCHELLA, Jean-Charles, « Venise au milieu des remous », L’Écran français, n°168, 14 septembre 1948, p. 9)

356 TYRANDE, J.J., « Vivere in pace », Radio loisirs, 27 juillet – 2 août 1948, p. 13. Il faut souligner que dans la commission OCIC, on trouve l’italien Diego Fabbri, professeur de cinéma à l’Institut international Pro Deo de Rome, qui est particulièrement actif dans la promotion internationale du néoréalisme en 1948 : dans un communiqué publié dans L’Aube le 14 mars 1948, par exemple, on lit que Fabbri donnera « une

conférence sur le néoréalisme cinématographique italien » (L’Aube, rubrique « La scène et l’écran », 14 mars

1948, p. 2).

Pas de traîtres de mélo ni de silhouettes découpées dans le papier des quotidiens du soir dans cette histoire pure de tout parti-pris et de toute poussière de vengeance. Même le fasciste assoiffé de gloire reste solidaire de ses concitoyens au moment de l’abandon du village, - montrant ainsi le courage véritable et non le sanglant amour-propre de carnassier qui en est la caricature358.

S’il surprend positivement la critique intellectuelle formaliste, Vivre en

Paix autorise et promeut surtout une réception authentiquement populaire du néoréalisme : un mois après la sortie du film, la publication bi-mensuelle illustrée Ciné-Miroir en propose la version racontée, agrémentée de nombreuses photographies359. Un peu plus tard, le film confirme sa vocation populaire dans les pages de Cinévie, où il est conseillé au public français malgré des qualités techniques incertaines laissant méfiant le critique Hervé Lauwick.

Les contrastes violents entre les noirs et les blancs, les mauvais

éclairages qui ne sont peut-être qu’une inégalité ou des imperfections dans la pellicule, nous avaient choqué et il est visible que ceux qui ont éclairé ou photographié le film ont eu à se battre pour obtenir des résultats souvent indignes d’eux. Il semble qu’ils aient été trahis par leurs moyens matériels, mais le scénario est charmant360.

Le film de Zampa a une résonnance encore plus grande dans le magazine illustré Cinévie lors de sa sortie officielle : en octobre 1947, Paisà (Roberto Rossellini, 1946) et Vivre en paix (Luigi Zampa, 1946) font l’objet d’un article qui lance la nouvelle école italienne en tant que cinéma grand-public :

Après Rossellini, Blasetti, Vittorio De Sica, Luigi Zampa s’affirme avec Vivere in

pace comme un représentant éminent de cette « école » qui rejette tout procédé de fabrication et se plie aux seules exigences de la vie, qui fait fi des recettes. Mais Luigi Zampa, lui, ajoute au sens du réel une verve drue et une bonne humeur qui triomphe du pessimisme de ses confrères361.

358 Ibid.

359 Ce film raconté paraît dans le cadre du magazine Ciné-Miroir, n°861, 21 octobre 1947, p. 4.

360 LAUWICK, Hervé, « Vivre en Paix », Cinévie, n° 104, 23 septembre 1947, p. 6.

361 Non signé, « Vivre en paix…ou l’héroïsme saisi par l’humour », Cinévie, n°106, 7 octobre 1947, p. 9. Vivre en paix, film raconté. Ciné-Miroir, n°861, 21 octobre 1947.

Cependant, le jugement de Vivre en

Paix par les critiques de Ciné-Miroir est ambigu car ils situent quand-même le film dans le cadre de l’école réaliste italienne. Hervé Le Boterf rend compte fin septembre de cette œuvre : selon lui, le film de Zampa « n’est pas seulement un film sur la guerre, c’est aussi un habile plaidoyer contre celle-ci ». Pierre Lagarde moins bienveillant, reproche au film sa « boursouflure italienne » et une « certaine grandiloquence »362.