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L’intérêt accordé par la critique française d’après-guerre au cinéma italien ne pourrait s’expliquer sans quelques considérations préalables concernant la renaissance de la presse spécialisée en cinéma : en effet, la période suivant la fin du conflit correspond en France à une croissance exponentielle des media et de leur intérêt pour le septième art. L’engouement suscité par le néoréalisme est dû au fait que la presse spécialisée ne met pas beaucoup de temps à se réveiller de la torpeur de la décennie précédente et à produire une augmentation des publications. L’intelligentsia française - quelle que soit son orientation – est très ouverte aux apports du cinéma ; tant les catholiques que les communistes consacrent une large place aux spectacles dans leurs organes de presse. Si les intellectuels italiens sont souvent d’accord dans leur jugement négatif des expériences néoréalistes, soulevant des objections qui concernent principalement le domaine de la moralité, en France la distance géographique du Vatican et de Moscou semble favoriser une attitude plus bienveillant et moins idéologisée face à l’essor du nouveau cinéma italien.

Un intérêt renouvelé pour le cinéma se manifeste dans les quotidiens, dans les revues culturelles, ainsi qu’au sein de nombreuses revues spécialisées. Le besoin d’information devenant une priorité, à partir de septembre 1944 les journaux de la gauche (L’Humanité, Ce Soir, L’Aube, Le Populaire, Front National, etc.) peuvent revoir le jour et se classent rapidement au sommet des ventes ; encore plus nombreuses sont les publications nées pendant l’occupation allemande - telles que Franc-Tireur,

France Libre, L’Aurore, Résistance, Paris-presse, Libération et Le Parisien libéré - qui sont officiellement

autorisées à paraître. De plus, des quotidiens comme Le Monde ou Le Figaro, ainsi que des revues d’actualité comme Carrefour et Action, naissent dans l’immédiat après-guerre. Dans la quasi-totalité des publications mentionnées, le cinéma trouve sa place légitime et presque tous les films relevant de la catégorie néoréaliste sont commentés.

Cette hausse quantitative de la critique correspond par ailleurs à un approfondissement théorique considérable : la nouvelle génération critique qui surgit à ce moment en France ne néglige pas les apports de la philosophie et de l’esthétique, d’autant que bon nombre de philosophes (on pense, par exemple, à Sartre ou Maurice Merleau-Ponty), s’intéressent eux aussi au cinéma dans leurs essais. D’ailleurs, comme le rappellera Pierre-Aimé Touchard à la mort d’André Bazin, « l’annexion

d’un vocabulaire philosophique » est en ce moment une « nécessité absolue »114. À la base de cet enrichissement conceptuel se trouve la nécessité d’ennoblir la critique cinématographique et d’acquérir les outils nécessaires pour dépasser l’approche impressionniste. À cet égard, il semble opportun de proposer une brève référence à un texte écrit par Maurice Merleau-Ponty en 1945, qui traite du cinéma du point de vue des tendances les plus récentes de la psychologie. Le philosophe définit le film comme une « forme temporelle » et présente quelques considérations qui seront fondamentales pour la réflexion de certains jeunes critiques : le cinéma, dit Merleau-Ponty « ne nous donne pas, comme le roman l’a fait longtemps, les pensées de l’homme, il nous donne sa conduite ou son comportement, il nous offre directement cette manière spéciale d’être au monde, de traiter les choses et les autres, qui est pour nous visible dans les gestes, le regard, la mimique, et qui définit avec évidence chaque personne que nous connaissons »115. Les échos de ce texte, écrit dans le sillage de la pensée de Roger Leenhardt, seront clairement visibles dans l’œuvre critique d’André Bazin : par exemple, nous nous en souviendrons en analysant les pages que Bazin consacre à Allemagne année zéro (1948). Ce nouveau discours sur le cinéma se développe dans quelques revues spécialisées, dont le destinataire privilégié est l’élite culturelle, à savoir une frange d’intellectuels engagés dont le poids quantitatif dans la société française n’est pas vraiment très grand116.

Sur le plan méthodologique, il faut noter un aspect particulier propre à la nouvelle culture cinéphile : la tendance à l’autoréflexion. En automne 1947, dans le numéro 8 de La Revue du cinéma, un article écrit par Nino Frank117 intitulé « Bucéphale Bicéphale », explique bien cette nouvelle approche.

Il existe - soutient Nino Frank - un problème de la critique cinématographique. On ne l’a jamais posé. On se borne périodiquement à médire d’elle, à constater qu’elle est inopérante ou incompétente, puérile ou stérile, ou même de mauvaise foi. Personne ne s’avise de faire son éloge… Mais l’on ne pose jamais le problème dans son intégrité118.

114 TOUCHARD, Pierre Aimé, « D’Esprit au Parisien Libéré », Cahiers du cinéma, n°91, janvier 1959, pp. 5-9.

115 MERLEAU-PONTY, Maurice, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », in Sens et Non-sens, Paris, Gallimard, 1995 [Editions Nagel, 1966], p. 124.

116 Toutefois le cinéma néoréaliste - nous le verrons - malgré sa nature et sa réception limités à l’élite de gauche, est souvent bien reçu par la presse populaire qui met l’accent sur les intrigues des œuvres et sur la présence des vedettes.

117 Nino Frank (1904-1988) est un critique, journaliste, écrivain, homme de radio. Né en Italie (dans les Pouilles) de parents suisses hostiles au fascisme, Frank s’installe à Paris dès 1923 pour fuir le régime. Il participe en tant que rédacteur aux activités de La Revue du cinéma. Traducteur et essayiste, il est des meilleurs connaisseurs de la culture italienne en France, tant qu’il en devient l’un des médiateurs les plus importants : en 1951, il publie un ouvrage sur le cinéma italien intitulé Cinema dell’Arte.

118 FRANK, Nino, « Bucéphale Bicéphale (Notes sur l’exercice de la critique cinématographique) », La Revue

Il manquerait en France - selon Frank - une vraie critique de cinéma, une discipline dépassant les approches impressionnistes ou historiques des films. Frank propose de mettre en place une « critique de la critique », car cette discipline ne serait pas encore digne de ce nom, ni à la hauteur de sa mission culturelle. L’analyse de Frank porte sur la situation actuelle de la critique en France et en dresse un portrait désolant : la critique de cinéma est exercée par les figures les moins compétentes et, mis à part quelques cas isolés, la majorité des critiques n’a pas encore vraiment envisagé la matière filmique, c’est-à-dire la composition formelle. L’intuition fondamentale de Nino Frank concerne le rôle de la critique naissante, qui devra découvrir l’authentique valeur des films.

On voudrait donc une critique qui sache : I° voir et, par le truchement de ses yeux, participer au spectacle ; 2° penser, car l’exercice de la pensée n’est nullement interdit aux critiques cinématographiques. Or, nous voyons, chose étrange, ces deux moyens d’investigations dissociés et non réunis : ils commandent, chez les critiques, deux attitudes, le point de vue réaliste (affectif, souvent terre à terre), ou le point de vue strictement esthétique (intellectuel, formel, parfois nourri d’arguments sociologiques). Deux attitudes qui s’opposent continuellement, on ne sait d’ailleurs nullement pourquoi. Cette dissociation des deux bases d’une pensée appliquée au film fait qu’il n’y a pas de critique cinématographique autrement que sous la forme d’une expédition continuelle des affaires courantes. Imaginons en revanche la synthèse de ces deux attitudes, le mariage du goût (l’instinct du beau esthétique enrichi par une culture spécifique et générale) et d’une certaine science de la vie (la faculté de sympathiser avec toutes ses expressions, une disponibilité continuelle de l’imagination, et, si l’on y tient, à l’arrière-plan, le sens du social, du politique, etc.) : nous obtenons ce que devrait être le dénominateur commun des critiques, la plateforme à partir de laquelle l’esprit d’examen et de pondération peut s’exercer. En d’autres mots (et pour nous servir d’expressions commodes), la critique cinématographique ne saurait être que phénoménologique, existentialiste119.

Cette nouvelle méthode, cette culture du compromis est principalement détectable dans les pages de La Revue du cinéma, mais elle s’étend rapidement à celles d’autres magazines consacrés au septième art. Plusieurs réalisateurs italiens, et particulièrement Rossellini, pourront bénéficier de cette innovation : c’est grâce à cette disponibilité sans précédent que les yeux de la critique française peuvent s’ouvrir sur un cinéma jusqu’alors sous-estimé et méconnu. Si la nouveauté de Rome ville

ouverte surprend la critique française, c’est parce que la nouvelle école italienne, comme l’explique François Debreczeni, « fut accueillie avec d’autant plus d’enthousiasme qu’elle paraissait surgir du néant, plus exactement succéder à un cinéma à la fois ignoré et méprisé, entièrement assimilé à des ouvrages de propagande fasciste ou à des pompeux ‘navets’ à caractère historique »120.

C’est l’un des aspects centraux de la question que nous examinons : vu d’un pays à bien des égards proche comme la France, le néoréalisme redéfinit les contours de l’italianité, donnant forme à un masque « qui nous permet de faire bonne impression dans la société et nous donne une identité à l’étranger »121. Pour Alberto Farassino, qui a consacré de nombreuses études à ce courant, le néoréalisme est devenu « l’italien du cinéma italien »122, la langue de base de la culture nationale de l’après-guerre, qui diffuse à l’étranger la conscience d’appartenir à une même histoire ; d’autre part, bien avant que le terme « néoréalisme » n’apparaisse dans la presse française, les films transalpins de l’immédiat après-guerre sont commentés en mettant l’accent sur leur nationalité. Ainsi, surtout pour les raisons politiques dont parlerons, pendant les quelques années qui suivent le conflit l’identification entre néoréalisme et cinéma italien trouve sa mise en œuvre la plus systématique. Les vecteurs français de la réception du cinéma transalpin sont des personnalités importantes qui se chargent de la médiation culturelle : ces journalistes, critiques et intellectuels intéressés par le cinéma italien développent leur discours dans le cadre des périodiques, en particulier dans des revues et hebdomadaires généralistes, ainsi que dans quelques titres spécialisés en cinéma. Ces publications spécialisées, qui ont connu une baisse de tirages (ou un manque de diffusion) pendant le conflit, renaissent pendant cette période et ne tardent point à s’apercevoir des nouveautés transalpines.

Les deux pôles principaux de la critique spécialisée sont le communiste L’Écran français (issu des Lettres françaises) et La Revue du cinéma, d’inspiration plus modérée, où l’approche esthétique l’emporte sur la lecture idéologique. Si L’Écran français propose une idée de cinéma comme

« industrie-clé »123 et comme moyen utile pour former les masses populaires, La Revue du cinéma fait preuve, dès ses débuts, d’une attention plus grande pour les enjeux formels.

Dans le milieu de la critique spécialisée de cinéma, l’épuration politique encourage un renouveau idéologique et méthodologique radical. Ce processus commence à la sortie de la guerre et se poursuit pendant toutes les années 1940, en promouvant l’essor d’une nouvelle génération critique.

120 DEBRECZENI, François, « Origines et évolutions du réalisme », Études cinématographiques. Le

néo-réalisme italien. Bilan de la critique, n°32-35, 2ème trimestre 1964, p. 8.

121 FARASSINO, Alberto, « Neorealismo, storia e geografia », in Neorealismo. Cinema italiano 1945-1949, Turin, EDT, 1989, p. 21.

122 Ibid.

123 Le cinéma est ainsi défini dans l’éditorial du tout-premier numéro de L’Écran français, n°1, 4 juillet 1945,

Dans un article qu’il écrit en 1943 pour L’Echo des étudiants, un jeune critique âgé de 25 ans, André

Bazin, rend évident ce nouvel esprit capable de créer « une élite d’amateurs capables de juger ce qu’on leur donne ».

Grâce à la formation de cette élite le film cesse peu à peu d’être une alchimie secrète de quelques techniciens initiés, livrée à des millions de spectateurs fidèles et ignorants. Lentement se constituent les conditions vitales nécessaires à tout art, qui, fût-il populaire, ne saurait se passer d’une élite124.

L’activité critique de publications appartenant à d’autres milieux culturels ne doit pas être ignorée. Il est à noter que les publications de certains organismes culturels catholiques sont vite reprises ou créées après la guerre125 : Témoignage chrétien, une publication particulièrement influente dans ce milieu, s’occupe souvent de cinéma italien, surtout dans le cadre de son supplément Radio loisirs126. Dans le même champ catholique, nous pouvons également relever la reprise des publications de la revue culturelle La Vie intellectuelle. Il est important de noter que toutes ces publications, malgré leur vocation spirituelle, sont extrêmement attentives à toute manifestation culturelle : en effet, « comme c’est dans le monde où nous sommes appelés à vivre que nous avons à être témoins », soulignent-elles, « nous veillerons à avoir une exacte connaissance de notre temps »127. Les cinéphiles catholiques rassemblés dans le cadre de l’OCIC (Office catholique international du cinéma) ne tardent donc pas à se doter de leur propre organe : ils le feront par la création de la

Revue internationale du cinéma (1949-1959) une publication prônant l’œcuménisme cinéphile. Cette revue trimestrielle, dirigée par Jean-Pierre Marie Chartier (qui adopte le pseudonyme de Jean-Louis Tallenay à partir de juin 1949) est publiée dans un premier temps en plusieurs langues et fait appel à des journalistes du monde entier en s’adressant à tous ceux qui « militent en faveur d’un cinéma digne d’une civilisation chrétienne »128.

124 BAZIN, André, « Pour une critique cinématographique », L’Écho des étudiants, 1943, repris dans Le cinéma de l’Occupation et de la Résistance, UGE, coll. 10/18, 1975, et dans Le cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague, Paris, Éditions des Cahiers du cinéma, 1983.

125 A propos du développement de la cinéphilie catholique après la Seconde Guerre mondiale les études disponibles sont nombreuses. Nous signalons, à titre d’exemple un ouvrage et un article : BONNEVILLE, Léo, Soixante-dix ans au service du cinéma et de l’audiovisuel : Organisation catholique internationale du cinéma, [s.l.],

Fides, 1998 ; ROCHER, Philippe, « La cinéphilie chrétienne : Amédée Ayfre (1922-1964), sulpicien et critique de cinéma », Cahiers d’études du religieux, no spécial « Monothéisme et cinéma », 2012.

126 Nous rappelons que ces publications sont les ancêtres de Radio cinéma télévision et de Télérama.

127 Non signé, « Le passé et l’avenir de La Vie intellectuelle », La Vie intellectuelle, n° 6, année XV, juin 1947, p. 155-160.

128 Éditorial paru en ouverture du premier numéro de la Revue internationale du cinéma, n°1, année I, 1949, p. 3. Les collaborateurs italiens de la Revue sont principalement Gian Luigi Rondi et Diego Fabbri, mais dans