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La riposte : entre souci d’efficacité et souci d’égalité civique

CHAPITRE 4. LA RELATION D’ASSISTANCE-JEUNESSE AU QUEBEC : LE

3. LES EVOLUTIONS DE LA RELATION D’ASSISTANCE DEPUIS 1995 : ENTRE

3.2. L ES JEUNES EN PRIORITE : DISCRIMINATION POSITIVE OU RESPONSABILISATION ?

3.2.3. La riposte : entre souci d’efficacité et souci d’égalité civique

Les réactions à l’obligation de parcours ne se font pas attendre : les groupes communautaires et les syndicats ont violemment dénoncé l’orientation prise par le régime d’assistance. Au gouvernement qui invoque l’opinion, ils répondent essentiellement par le souci d’efficacité :

69Selon les chiffres du sondage que la ministre cite « cette démarche obligatoire pour les 18-24 ans

allait chercher 95 % fortement ou plutôt d’accord dans l’opinion publique et 92 % fortement ou plutôt d’accord chez les prestataires. Mais chez les prestataires de 18-24 ans à qui, finalement, la mesure obligatoire s’appliquait, le taux de fortement d’accord était encore plus élevé, il frisait quasiment 100 % » (Mme Louise

Harel, Journal des débats CAS, séance du jeudi 13 février 1997, p. 6). 70

Mme Malavoy, députée de Sherbrooke, Journal des débats CAS, séance du mercredi 11 mars 1997, p. 16.

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« Au cours de nos consultations, on n’a jamais rencontré un intervenant ou une intervenante, dont le travail est d’aider les jeunes assistés sociaux à intégrer le marché du travail, qui prônait quelque forme de discrimination ou l’obligation de participer à ce genre de démarche […] Les personnes qui aident les jeunes sont même d’avis que le volontariat est l’un des facteurs de réussite d’une démarche visant l’intégration »72

« Il nous apparaît qu’il faudrait d’abord faire la preuve que le fait d’imposer une pénalité ou enfin, que l’épée de Damoclès de la pénalité tienne au dessus de la tête du jeune prestataire est un incitatif au retour à l’emploi »73

« Il reste que si un jeune participe volontairement, il est davantage stimulé, les chances de réussite sont meilleures et les conseillers ont bien plus d’agrément à travailler avec lui ou elle »74

« Ne pas leur donner de pouvoir réel, rendre conditionnelle l’assistance publique à la participation à des mesures, à notre sens, c’est maintenir les prestataires dans une relation de service au détriment d’un réel partenariat »75.

Ils opposent ainsi un jugement en opportunité (l’efficacité de l’intégration) à un jugement de type plus moral (la responsabilisation de l’individu).

La Coalition Nationale sur l’Aide Sociale76 qui sert de « multiplicateur d’opinion » sur toutes les questions d’assistance sociale77, développe aussi l’argument de l’iniquité de ce système pour dénoncer non pas tant l’injustice qui frappe le jeune que l’impossibilité d’appliquer cette obligation tout en respectant un principe d’égal accès aux droits de l’assisté social. Leur raisonnement revient à renvoyer l’administration publique à ses propres obligations envers l’assisté social : comment demander une obligation de participation alors même que l’offre des mesures est insuffisante par rapport au nombre de jeunes demandeurs en capacité de participer78 ?

72

M. Marc-André Dowd, représentant du Conseil permanent de la jeunesse, Journal des débats CAS, séance du jeudi 13 février 1997, p. 3.

73 Mme Isabelle Bouchard, représentante du Comité National des Jeunes du Parti Québécois (CNJ),

Journal des débats CAS, séance du jeudi 13 février 1997, p. 47.

74

Mme Nathalie Thibault, représentante de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC), représentant du Conseil permanent de la jeunesse, Journal des débats CAS, séance du jeudi 13 février 1997, p. 24.

75

M. Jean-Marie Richard, représentant du Regroupement des Organismes Communautaires Autonomes Jeunesse du Québec (ROCAJQ), Journal des débats CAS, séance du jeudi 26 mars 1997, p. 10.

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Cette coalition regroupe les principaux groupes de défense des assistés sociaux ainsi que des syndicats (FTQ) et des groupes de femmes ; elle est animée par le FCPASQ. Elle s’est formée au mois de novembre 1996, au lendemain du sommet sur l’économie et l’emploi et en préparation des discussions sur le livre Vert sur la réforme de la Sécurité du revenu. Cf. Le Soleil, samedi 9 novembre 1996.

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L’efficacité du FCPASQ en tant qu’agitateur professionnel repose en grande partie sur un de ses coordonateurs, Jean Yves Desgagnés. Ce médiateur au sens de Pierre Müller (Müller, 1990) ne cache pas avoir été consulté par les représentants jeunesse (notamment du regroupement des Auberges du Cœur ou Concertation Jeunesse) présents aux tables de discussion du sommet du Québec et de la Jeunesse lorsqu’ils avaient à défendre l’abrogation de la contribution parentale ou de la coupure pour partage de logement et plus largement lorsqu’ils défendaient la garantie d’une prestation de base non soumise à une quelconque mesure. Entretien Jean-Yves Desgagné, coordinateur FCPASQ, du 10/05/2001.

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Jean-Yves Desgagnés estime à 4825 le nombre de jeunes en attente d’une mesure en 1996 et à 52 000 le nombre total de mesures disponibles pour l’ensemble des ménages à l’aide sociale (alors que les jeunes à intégrer dans un parcours est de 37 697) [Desgagnés, 1998].

« Le ministère de l’Emploi et de la Solidarité est incapable de répondre aux besoins des jeunes en matière d’intégration à l’emploi. Pourquoi vouloir les obliger ? Sinon pour faire comme dans le système actuel utiliser ce pouvoir d’obligation comme une arme pour réduire de façon arbitraire les prestations des jeunes et contrôler ainsi les coûts du régime » [Desgagnés, 1998, p. 6]. « Le Conseil, les jeunes et les intervenants qu’on a consultés, tout le monde est d’avis que le ministère et son réseau renouvelé de services à l’emploi ne pourront offrir l’aide adéquate et les activités d’insertion non seulement aux prestataires qui voudront s’en prévaloir, mais aussi à tous ceux et celles qui devront le faire […] En fait avant d’obliger qui que ce soit à participer à un parcours, le ministère de la Sécurité du revenu et son réseau doivent avant tout s’obliger eux-mêmes à s’offrir à tout prestataire qui le veut les services adéquats et les activités requises pour son intégration sociale et professionnelle »79

« Tant pour les jeunes en général que pour ces personnes en particulier [les chefs de familles monoparentales], le ministère ne peut pas, en raison de l’inefficacité dont il a fait preuve jusqu’à maintenant dans l’offre de services d’emploi, imposer à qui que ce soit une participation à un parcours »80

Double iniquité donc : envers le jeune assisté social qui n’a que des devoirs sans les droits afférents :

« Nous sommes fermement opposés à l’application de cette mesure aux jeunes seulement, alors que les autres catégories de personnes pourront, elles, s’inscrire volontairement dans la démarche vers l’emploi. Il s’agit là d’une disposition qui nous semble à ce moment-ci discriminatoire et inéquitable et qui détonne complètement avec la vision et les principes qui animent les projets de réforme »81

et envers les assistés sociaux adultes qui se voient rationnés en termes de mesures du fait de la priorité accordée aux jeunes.

« On considère que le danger d’obliger les 24 ans et moins à s’inscrire dans un parcours, considérant le manque de places à l’heure actuelle dans l’ensemble des mesures d’employabilité, on considère que c’est un danger pour la clientèle qui a 25 ans et plus, parce que si on met toutes les ressources chez les 24 ans et moins […] ça peut créer des difficultés pour les autres, et les autres ont aussi besoin de services pour intégrer le marché du travail »82.

79 M. Marc-André Dowd, représentant du CPJ, Commission permanente des affaires sociales, Journal

des débats de l’Assemblée nationale, séance du jeudi 13 février 1997, p. 3.

80

M. Michel jr. Philibert, représentant du CPJ, Journal des débats CAS, séance du jeudi 13 février 1997, p. 2.

81

M. Gaëtan Boucher, représentant de la Fédération des Cégeps, Journal des débats CAS, séance du mercredi 11 mars 1997, p. 14.

82

Tout le débat porte donc sur la qualification du parcours personnalisé : « coup de pouce » aux « jeunes en difficulté », comme le voudrait Louise Harel, ou « clause orphelin pour les jeunes sans emploi », comme le dénoncent les opposants à la réforme ?83.

Le premier paradigme de l’insertion donne naissance au programme Solidarité

Jeunesse en 2000 : les jeunes sur le point de demander l’aide sociale souscrivent

volontairement à un programme d’orientation et de construction d’un parcours. Le second est à l’origine de l’instauration d’une obligation de parcours vers l’emploi pour les jeunes. Les deux philosophies coexistent donc au sein d’un même système, l’une portée par le secteur qui gère l’allocation monétaire, l’autre par les services de l’emploi (Emploi-Québec)84. Ce parcours à deux voies fait dire à Sylvie Morel : « on a presque l’impression de revivre le

double scénario tracé par les deux rapports de 1996 du Comité externe de réforme de la Sécurité du revenu » (Morel, 2002, p. 106). Cette tension aboutit, on le voit bien, à une

contradiction interne : le refus de participer volontairement au programme Solidarité Jeunesse entraîne une participation obligatoire au Parcours individualisé vers l’emploi.

Conclusion

Égalité des droits, équité des contrats et des contreparties, nous sommes bien dans le paradigme de la spécialisation. Tous les acteurs, tant les mouvements sociaux de jeunes ou de pauvres que les acteurs politico-administratifs, évoluent dans le même univers éthique mais sur des positions antagonistes. Dans une logique comptable des droits et des devoirs, une hausse des droits pour les jeunes devrait nécessairement entraîner une augmentation de leurs obligations pour maintenir un équilibre contractuel formel. Le débat se déroule donc principalement dans le cadre d’une éthique « antécédentiste » et déontologique (opposée à une éthique conséquentialiste) même si les mouvements de défense des droits des jeunes peuvent dérouler à l’occasion la justification par l’efficacité. Ce positionnement du débat politique contraste bien évidemment avec les questions que se posent les gestionnaires de l’aide sociale et des mesures actives. Pour eux le ciblage des mesures actives se résume à une question d’efficacité et d’efficience.

L’égalité des droits qui semble acquise dans le domaine de l’assistance libère en quelque sorte une rationalité technique fondée sur la gestion la plus rentable possible des populations.

83

Une question orale au gouvernement donnera l’occasion à M. Dumont, député de l’Alliance Démocratique du Québec de reprendre l’argumentaire civique du CPJ : « Le parcours obligatoire pour les jeunes

assistés sociaux, c’est la nouvelle clause-orphelin que le gouvernement tente d’imposer aux sans-emploi […]. Pourquoi cette mesure-là doit-elle s’appliquer seulement aux jeunes ? Et qu’est-ce qu’une catégorie d’âge vient faire là-dedans ? […] Et est-ce qu’elle [la ministre] reconnaît que cette mesure-là constitue une discrimination très simple basée sur l’âge ? ». Ce à quoi Louise Harel répond que c’est parce que justement le gouvernement

privilégie les « jeunes en difficulté ». Voir Journal CAS, Questions et réponses orales, cahier n° 182, séance du jeudi 21 mai 1998, pp. 11276-11277.

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Suite au remaniement ministériel de décembre 1998, Louise Harel qui couvrait la Sécurité du revenu et l’administration de l’emploi a laissé la place le 15 décembre 1998 à deux ministres : André Boisclair au minis tère de la Solidarité sociale et Diane Lemieux au ministère du Travail et de l’Emploi.

CHAPITRE 5. LE RECIBLAGE DES JEUNES