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Une politique d’évitement des choix tragiques : la création d’emploi

CHAPITRE 2. L’EXCLUSION DE LA JEUNESSE EN FRANCE : UNE QUESTION

2. LE PROBLEME SOCIAL DE LA JEUNESSE : LA SOLIDARITE EN QUESTION

2.2. G ENERATIONS ET POLITIQUE DE CREATION D ’ EMPLOI

2.2.1. Une politique d’évitement des choix tragiques : la création d’emploi

tentent de concilier les intérêts des différentes générations et d’éviter ainsi de faire des choix distributifs entre les générations. C’est contre l’option du sacrifice (des adultes ou des « vieux » au profit des jeunes) que se construisent la plupart des politiques de classes d’âge52. En France, il semble donc impensable de faire jouer les générations les unes contre les autres et certainement pas dans l’emploi. Pour éviter ce piège destructeur de la solidarité intergénérationnelle, il faut éviter de créer une situation de partage des richesses (ou des emplois) qui impliquerait un choix tragique entre le chômage de l’un et le chômage de l’autre. La création d’emploi permet de sortir de ces dilemmes éthiques. Elle peut résulter de plusieurs mécanismes. Dans un marché du travail de l’offre, on peut considérer que ce sont les caractéristiques de l’offre de travail (son prix ou sa productivité) qui représente un frein à l’emploi. On peut aussi favoriser la création d’emplois en agissant sur le comportement d’activité ou encore en partageant le volume global d’heures travaillées. Toutes ces politiques tendent à conforter un compromis optimal entre les différentes générations qui, si possible, n’entame le bien-être d’aucune.

Les handicaps sont moins le signe d’une inéga lité ou d’une injustice que d’un problème : celui de la formation d’abord, celui de l’expérience professionnelle ensuite. La surexposition des jeunes au risque de chômage révélé par l’écart à la norme de chômage serait le signe d’un dysfonctionnement, d’un problème qui met en cause le système social et économique dans son ensemble. Les travailleurs plus expérimentés qui ont un taux de chômage proche de la moyenne ne nécessitent pas une intervention particulière puisqu’ils n’ont apparemment pas de problèmes particuliers. Les jeunes en revanche accusent un surchômage tel que l’on ne peut être qu’interpellé par le phénomène. C’est bien qu’il y aurait un problème particulier aux jeunes. Aussi les politiques d’insertion des jeunes centrées sur les jeunes ne sont-elles pas véritablement envisagées dans une optique distributive. Il ne s’agit pas de redistribuer le poids du chômage entre les jeunes et les adultes mais simplement de lever les freins (spécifiques) à l’emploi des jeunes.

Les jeunes se différencient des travailleurs moins exposés au risque du chômage c’est la formation professionnelle ou son équivalent l’expérience professionnelle. L’accent mis sur la formation professionnelle des jeunes est paradoxalement une première réponse au handicap juvénile. En France, les pouvoirs publics et les partenaires sociaux ont construit une sorte d’équivalent général entre l’expérience professionnelle et la formation professionnelle initiale qui est la qualification. Si les jeunes débutants et les licenciés économiques ne sont pas à égalité, c’est que les jeunes n’ont pas la formation professionnelle qui leur permettrait de compenser ou de rattraper l’expérience professionnelle des anciens. L’expérience professionnelle construit la qualification professionnelle qui peut être acquise aussi par la « formation professionnelle ». Dit autrement : la qualification, détachée de l’organisation du travail pour être transportée sur le marché, peut s’obtenir soit par l’expérience, soit par la formation. Cette mise en équivalence de l’expérience et de la formation professionnelle rejoint de ce fait l’interprétation scolaire de la crise de l’emploi des jeunes comme « manque » ou « inadéquation » de la formation. Si la qualification professionnelle peut s’acquérir à l’école, le problème du chômage des jeunes devient celui des jeunes non qualifiés. La tare de l’âge est relativisée par l’atout scolaire. La notion de qualification permet de mettre en

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On citera là encore Martine Aubry lors du débat sur les emplois jeunes qui, pour contrer les arguments du RPR sur un favoritisme déplacé à l’égard des jeunes, choisit une sortie par le haut en arguant du fait que « ces emplois-jeunes vont demander de l’encadrement donc des créations d’emploi pour les adultes », Martine Aubry, ministre de l’emploi et de la solidarité, Débats à l’Assemblée nationale, 3ème séance du lundi 15 septembre 1997, J.O. A.N., C.R., du 16 septembre 1997, p. 2985.

balance la technicité, l’efficacité industrielle et scientifique objectivée dans le niveau de diplôme acquis par les jeunes d’un côté, et les capacités professionnelles développées au fil du temps par les plus âgés de l’autre.

Puis l’expérience acquise en situation de travail est peu à peu apparue comme irremplaçable. Deux types de politiques sont alors possibles : par une intervention directe sur le marché du travail, l’État compense la baisse de productivité due au manque d’expérience des jeunes par une aide aux entreprises chargées de les embaucher. Ce modèle de « l’insertion incitée » (Lefresne, 1999, p. 373) permet ainsi l’amélioration de la position concurrentielle par une contrepartie en équivalent monétaire versé à l’employeur [voir Encadré 4].

Encadré 4. Des aides à l’embauche sans contrepartie de formation en France

Les trois Pactes nationaux pour l’Emploi (1977-1981) s’inscrivaient pour une part dans un dynamique pure de subvention (Lefresne, 1999, p. 224) comme contrepartie de l’inexpérience des jeunes. Une partie de l’action était en effet tournée vers l’aide forfaitaire à l’embauche et l’exonération de charges sans obligation de formation (notamment pour les jeunes sortis du système de formation depuis plus d’un an).

Le Stage d’Insertion à la Vie Professionnelle (SIVP) inscrit dans les accords interprofessionnels du 26 octobre 1983 avait aussi pour fonction de permettre aux jeunes entre 16 et 22 ans d’acquérir une première expérience professionnelle. Les stages ne faisaient en effet l’objet d’aucune validation ou codification.

Le recentrage des SIVP sur les jeunes chômeurs de longue durée en 1988 est prolongé par la création des Exo-Jeunes en 1991 également focalisés sur les jeunes les plus défavorisés.

L’Aide au premier emploi des jeunes (1994) offre des exonérations de charges pour l’embauche d’un jeune 16-25 ans quel que soit son niveau de formation.

Les emplois-jeunes, créés en 1997, relèvent fondamentalement de cette logique d’âge dans la mesure où la contrepartie formation est facultative. Ils associent un ciblage sur employabilité et un critère de première expérience en permettant à des jeunes de 26 à 30 ans ne remplissant pas les conditions d’activité pour bénéficier de l’assurance chômage d’y accéder.

Il faut toutefois souligner que même lorsque les politiques de l’emploi visent à compenser le handicap relatif des jeunes par l’offre d’une première expérience, elles sont le plus souvent qualifiées dans un registre solidariste pour lesquels l’inégalité (des chances) entre jeunes et adultes n’est pas un problème de justice en soi. L’inégalité d’expérience est de ce fait transformée en incapacité individuelle53 et l’accès à l’emploi en moyen d’éviter des crises individuelles et sociales. Entre jeunes et adultes, il n’y a pas de problème d’inégalités

53 « Le chômage des jeunes est le scandale le plus évident. Il n’épargne personne : les jeunes non

qualifiés en sont les victimes désignées, mais les bardés de diplômes se retrouvent aussi hélas ! Dans la liste des ANPE et dans les fichiers des allocataires du RMI. Cela démontre deux choses : l’inadaptation de notre système de formation initiale et la frilosité du monde économique qui n’accorde de la confiance à un individu que s’il a une expérience démontrée […]. Il faut donner aux jeunes, cette expérience qui leur fait défaut […]. C’est cette expérience que nous allons leur rendre accessible ». Claude Bartolone, président de la commission des affaires

culturelles, familiales et sociales, Débats à l’Assemblée nationale, 1ère séance du lundi 15 septembre 1997, J.O.

mais seulement de priorité. Car ce qui préoccupe les solidaristes-conséquentialistes, ce n’est pas le niveau de chacun comparé aux autres, seul compte le niveau absolu des personnes54. De plus dans le modèle conséquentialiste, ce n’est pas le niveau absolu d’expérience qui pose question mais bien le niveau absolu de chômage ayant lui- même des conséquences désastreuses sur la société.

Le problème des jeunes est envisagé dans le cadre d’une politique économique de l’offre de travail qui tend à considérer que la résolution du problème de formation des jeunes permet en même temps de créer des emplois. Il ne s’agit pas de substituer des jeunes aux adultes mais de favoriser la création d’emplois en faveur des jeunes. Ce raisonnement qui s’applique d’abord pour les Pactes nationaux pour l’emploi puis pour les emplois-jeunes évite de faire jouer la concurrence entre les jeunes et les adultes. Puisque les emplois sont nouveaux, personne ne s’en trouve lésé. Dans ce modèle cognitif, « des phénomènes de

transfert de chômage d’une catégorie de la population vers une autre » ne peuvent qu’être

des « effets pervers et inattendus » (Sabatier, 1979, p. 70) et non un objectif des politiques d’insertion professionnelle. Toute l’efficacité et la légitimité des mesures reposent sur leur capacité à agrandir le gâteau pour ne pas avoir à le partager en parts plus petites. Par conséquent, c’est justement une critique très forte que leur porte le Centre INFFO lorsqu’il indique sur la base d’une enquête auprès des entreprises et des organismes de formation des pactes nationaux pour l’emploi : « il est probable que ces mesures auront incité un certain

nombre d’entreprises à embaucher […] des jeunes plutôt que des adultes. Mais il ne semble pas que des entreprises aient crée de nouveaux postes pour autant » (Barritault, Sabatier,

Vincent, 1978, p. 50)55. La politique de réduction de la durée légale du travail pratiquée par deux fois dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix56 est un moyen de dégager un nombre plus important d’emplois à partir du même volume d’heures travaillées.

L’alternative à la création d’emploi consiste à jouer sur la variable de l’activité ou sur celle du temps de travail. Ainsi, les politiques d’incitation au retrait d’activité, qui se développent en 1977 en même temps que les pactes nationaux pour l’emploi, ont-elles été au cœur du compromis intergénérationnel. Les dispositifs de préretraite57 auxquels s’ajoute l’abaissement de l’âge de la retraite (1983) à 60 ans sont présentés comme des opportunités

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Derek Parfit à l’origine de la positon prioritariste en philosophie morale et politique donne cet exemple pour illustrer la différence entre égalitariste et prioritariste : « À très haute altitude, les gens ont du mal

à respirer. Est-ce parce qu’ils sont au-dessus des autres ? En un sens, oui. Mais ils n’auraient pas moins de mal à respirer s’il n’y avait personne au -dessous d’eux. De la même façon, du point de vue prioritariste, les aides accordées aux personnes les plus défavorisées ont davantage d’importance, mais c’est seulement parce que ces personnes sont situées à un niveau inférieur absolu. Le fait qu’elles soient moins bien loties relativement à d’autres n’a pas de pertinence. Les aides auraient autant d’importance s’il n’y avait personne qui soit mieux loti » (Parfit, 1996, p. 305)

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Les résultats concernant ce phénomène de substitution ne sont pas clairs. D’autres évaluations du Service des Études et de la Statistique (SES) du ministère du travail plus tardives tendront plutôt à montrer que « le développement de politiques de rajeunissement du personnel dans des entreprises relativement anciennes

[…] au détriment de travailleurs âgés et expérimentés […] semble […] n’avoir revêtu qu’une ampleur limitée »

(Delalande, 1981, p. 65). 56

L’ordonnance du 16 janvier 1982 réduit l’horaire légal de travail à 39 heures et généralise la cinquième semaine de congés payés ; les lois « Aubry I » de juin 1998 et « Aubry II » de janvier 2000 aboutissent à la réduction de la durée légale du travail à 35 heures ou à son équivalent de 1600 heures annuelles. Même s’il est difficile d’évaluer l’effet de ces dispositifs de réduction du temps de travail en termes de création d’emploi, on les estime à 70 000 (à 145 000) pour le premier et 350 000 (pour la période 1997-2002) pour le second (DARES, 2003).

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On met sous cette appellation générique : l’Allocation spéciale du fonds national pour l’emploi pour les salariés âgés de 60 à 65 ans (1964-1969) puis à partir de 55 ans (1981-), la garantie de ressources des ASSEDIC pour les 60-65 ans (1972-1983), le contrat de solidarité préretraite démission (1982-1983) ou progressive (1982-), et l’allocation de remplacement pour l’emploi (1995-2002).

positives pour les travailleurs vieillissants mais aussi comme un moyen de libérer des emplois pour les jeunes. Le phénomène de substitution jeunes/vieux est alors revendiqué comme doublement juste puisque la sortie de l’emploi pour les plus âgés ne se fait pas vers le chômage mais vers l’inactivité protégée, jugée comme une récompense, et qu’elle permet en retour d’améliorer la situation des plus jeunes.