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L’effet de génération : un effet mécanique et non politique

CHAPITRE 2. L’EXCLUSION DE LA JEUNESSE EN FRANCE : UNE QUESTION

2. LE PROBLEME SOCIAL DE LA JEUNESSE : LA SOLIDARITE EN QUESTION

2.2. G ENERATIONS ET POLITIQUE DE CREATION D ’ EMPLOI

2.2.2. L’effet de génération : un effet mécanique et non politique

Les modes de définition du problème social de la jeunesse ont pour conséquence d’éviter toute conflictualité. Toute forme d’opposition intergénérationnelle est évacuée. Le soutien inconditionnel des adultes équivaut à mettre les jeunes dans une situation de « hors jeu social » (Bourdieu, 1984 ; Tachon, op. cit.). Nous montrons toutefois que le thème de la génération sacrifiée n’est pas totalement absent du débat concernant la situation socio- économique de la jeunesse.

Avant les années quatre-vingt, la pensée générationnelle se cristallise plutôt dans la thèse de l’allergie au travail qui est une thèse culturaliste et non politique (Rousselet, 1974). Selon cette thèse très prégnante dans les débats sur le chômage des jeunes dans la seconde moitié des années soixante-dix, la jeune génération serait portée par des valeurs qui la détourneraient du travail taylorien dans sa forme la plus dure. Le rejet d’une certaine forme de travail serait donc aussi le signe d’un nécessaire changement dans les conditions de travail.

Après une décennie de silence sur la question des générations, le débat générationnel prend à nouveau de l’ampleur dans les années quatre- vingt-dix et ce dans trois sphères bien distinctes : dans la sphère technico-administrative attachée à la délégation à l’emploi à propos du « modèle français » de partage du travail entre les générations, dans la sphère médiatique autour de la question de l’expression culturelle de la jeunesse et enfin au sein d’un cercle d’économistes néo-libéraux au fur et à mesure que la question de la « réforme de l’État- providence » occupe la scène publique.

Le thème de l’inégalité intergénérationnelle fait son apparition dans le cercle restreint des experts de l’emploi au tournant des années quatre-vingt en y prenant un tour très technique et en se concentrant uniquement sur la problématique de l’emploi. Tout d’abord, le Centre d’Étude des Revenus et des Coûts (C ERC), chargé de dresser un état des lieux des inégalités sociales et des mécanismes redistributifs, publie son bilan des inégalités de revenus entre les Français [CERC, 1989] dans lequel un chapitre est consacré au « clivage des générations ». L’étude prend comme outil de mesure des inégalités les revenus salariaux, dans une période de relative décrue du chômage des jeunes qui s’explique par le fait que les jeunes ont été les principaux bénéficiaires de la reprise économique58. La conclusion du rapport est relativement ouverte :

« Il est possible que l’accroissement des disparités de revenus liées à l’âge soit un phénomène transitoire. Il semble que pour l’instant, l’amélioration de la situation de l’emploi pour les plus jeunes ne se traduise pas, en moyenne, par une progression des salaires des premières années d’activité, malgré une scolarité plus longue, tandis que l’incidence du temps partiel continue à progresser. […]Même si cette pénalisation des plus jeunes devait se résorber, on peut s’interroger sur l’avenir d’une génération qui a été touchée par la récession à son entrée dans la vie active.

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Si une partie des jeunes de cette génération prolongent leur scolarité ou rattrapent à la faveur de la reprise économique le retard qu’avaient pris leurs premiers salaires, d’autres resteront peut-être fragilisés par un cycle de chômage et de carrières intermittentes, sans acquérir de formation ou d’expérience professionnelle cohérentes » (ibid., pp. 247-248).

La même année, Gilles Gateau, alors chargé de mission à la « division synthèse » de la délégation à l’emploi, écrit un article dans la revue humaniste Autrement pour évoquer l’hypothèse d’une « génération sacrifiée ». Pour lui, « la récente amélioration apparaît sous

un jour différent : si la jeune génération semble mieux préservée, les plus anciens, ceux qui ont galéré bien souvent ces dernières années, ne semblent pas sortis d’affaire : le chômage des jeunes « vieillit » et tous les ingrédients d’une génération sacrifiée semblent réunis »

(Gateau, 1989, p. 186). En effet, il montre comment les chiffres centrés sur la classe d’âge des 16-25 ans dissimulent de fortes disparités entre les plus jeunes (16-17 et 18-21 ans) qui bénéficient de l’embellie et les plus âgés (22-25 ans auxquels il propose d’ajouter les 25-29 ans) dont le chômage n’a pas cessé d’augmenter. Même son de cloche du côté du CEREQ qui en octobre 1990 titre son bulletin de recherche : « La difficile insertion professionnelle des

jeunes ». Faisant écho à l’article de Gilles Gateau, les auteurs avancent que « la reprise de l’emploi ne bénéficiera sans doute pas à ceux qui sont déjà exclus du marché du travail » car

« les jeunes, exclus du marché du travail durant les premières années de vie active, ont

ensuite de grandes difficultés à s’intégrer socialement et économiquement » (Pottier,

Zilberman, 1990, p. 3). Selon eux, les premiers chiffres sur le Revenu Minimum d’Insertion (RMI) instauré en 1988 comme dernier filet de protection sociale, viennent confirmer « l’existence d’une génération sacrifiée » en faisant apparaître une forte proportion de personnes âgées de 25 à 30 ans parmi les premiers bénéficiaires du revenu minimum d’insertion.

La thèse du chômage générationnel pénètre la pensée économique et sociale de la gauche au cours des années quatre-vingt-dix. Un rapport parlementaire présenté par Thierry Mandon, député socialiste de l’Essone, sur L’insertion professionnelle des jeunes donne le ton en 1991 en soulignant que la situation des jeunes face à l’emploi « relève d’un problème

de génération ». En effet la généralisation de la période d’instabilité entre la sortie du système

scolaire et l’accès à l’emploi stable, se traduisant par un surchômage des jeunes ne peut être analysé qu’en ces termes. Mais le chômage générationnel ne fait pas encore l’objet d’une analyse causale.

C’est chose faite au milieu des années quatre-vingt-dix avec la publication en 1993 d’un article de Mireille Elbaum59 et Olivier Marchand (DARES) portant sur le « modèle français » d’emploi des jeunes, d’abord dans la collection Premières Synthèses repris en 1994 dans Travail et Emploi. À partir d’une comparaison avec les principaux pays de l’OCDE, les auteurs dégagent ce qui apparaît comme la principale faille du modèle français, à savoir le mode de gestion de la main d’œuvre juvénile par le secteur productif. La prolongation de la scolarité permet certes d’absorber une grosse partie de la baisse de taux d’emploi des jeunes. Il n’en reste pas moins que pour eux, « on peut se demander si ce ne sont pas des politiques

visant avant tout, dans les entreprises comme dans la fonction publique, à préserver la

59 Mireille Elbaum est une collaboratrice de longue date la future ministre de l’emploi et de la solidarité, Martine Aubry. Elle fut administratrice civile à la délégation à l’emploi chargée à la division synthèses de l’élaboration et du suivi des politiques de l’emploi entre 1982 et 1986. Avant de prendre son poste de directrice- adjointe de la Direction de l'Animation, de la Recherche, des Études et des Statistiques (DARES) qui fournit les statistiques sur les mesures pour l’emploi (1993-1998), elle exerça la fonction de conseiller pour l’emploi au cabinet de Martine Aubry (1992-1993). Enfin, dès que Martine Aubry revient au ministère du travail en 1997, elle la charge d’une mission pour la préparation de la loi sur la réduction du temps de travail.

situation des adultes, qui ont, pour partie, déterminé en France « l’externalisation » des jeunes vers une prise en charge collective par les systèmes publics d’éducation et d’insertion » (ibid.)60. Les deux auteurs terminent leur article par un appel à un réexamen « en

profondeur » des modalités de partage du travail au cours de la vie active pour assurer « une meilleure insertion professionnelle aux jeunes qui y aspirent » (ibid., p. 120). Dans la revue Esprit, Mireille Elbaum distille son analyse (qui inspire le projet de loi sur les NS-EJ) de ce

qu’elle appelle « le compromis social » à la française (Elbaum, 1994, p. 30) concernant les choix de répartition du travail et des revenus dont elle relève trois caractéristiques : un partage du travail entre générations dans lequel « une seule génération travaille à la fois » (ibid., p. 32), le rôle important joué par le diplôme corollaire de l’effort de scolarisation fourni par la société depuis trente ans, et enfin « le morcellement et la stratification des statuts ». L’âge n’apparaît plus que comme une des modalités possibles de la stratification du marché du travail et de « l’exclusion sélective ». Les socialistes mobilisent la figure générationnelle toujours sur le front de l’emploi.

C’est dans un tout autre registre que la thèse générationnelle se donne à lire dans des livres destinés au grand public. La génération est présentée le plus souvent dans son unité culturelle mais sans véritable souci redistributif. Gérard Bardy, journaliste, exploite cette veine avec son livre Génération galère qui passe en revue les spécificités et l’humeur d’une génération désabusée (1993). Dans la même catégorie d’ouvrages, on doit tout de même distinguer la position de Michel Fize, sociologue et historien, qui a affiné une ligne de défense de la cause des jeunes contre une société d’adultes politiquement dominante (1995 ; 2002). Il tire sa légitimité de sa connaissance du monde de l’adolescence et de son implication dans la Commission nationale de consultation de la jeunesse mise en place par Édouard Balladur pour répondre à la révolte des jeunes contre le CIP (1995). Son propos ne se situe pas sur le même plan que celui de Gérard Bardy : il est plus politique, dénonçant une domination adulte qu’il met en parallèle avec la domination masculine ou la domination sociale. Ses réflexions sont ancrées dans une vision instantanéiste des rapports entre classes d’âge. Le problème est celui d’une disqualification sociale, d’une mise hors-jeu de la jeunesse. Il réclame une véritable représentation politique de cette classe d’âge et la création d’un ministère de la jeunesse de manière à donner du poids aux questions de jeunesse. Cependant, son livre ne propose pas de refonte des règles de répartition des richesses ou de mise à plat du système.

Enfin une troisième scène voit se dérouler sur un mode beaucoup plus politique le débat sur les rapports intergénérationnels. Ce dernier se déploie dans les cercles de pensée néo- libérale au service d’une offensive contre l’État-providence et les dépenses publiques. Il a pour acteurs Michel Cicurel, banquier puis industriel, dont l’ouvrage La génération

inoxydable (1989) est publié dans la collection « Générations » dirigée par Alain Minc61, des économistes comme Christian Saint-Etienne (1993), professeur associé à l’Université Paris- Dauphine, aujourd’hui président de l’Institut France Stratégie, sorte de think-tank libéral, ou encore Béatrice Majnoni d’Intignano (1998), membre du comité de rédaction de la revue

Commentaire fondée par Raymond Aron, et membre, tout comme C. Saint- Etienne, du

Conseil d’Analyse Économique (CAE). Leurs essais ont une compréhension plus large des générations puisque la principale victime de l’alourdisseme nt des charges sociales serait la génération des 20-45 ans. Mais tous prédisent des conflits sociaux intergénérationnels.

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Les auteurs s’appuient sur les analyses de Ga ronna et Ryan (1989), deux économistes du travail qui insistent sur le lien entre emploi des jeunes et relations professionnelles permettant dans le cas de la France comme dans celui des États -Unis de « protéger » les adultes de la concurrence des jeunes.

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Alain Minc, énarque et inspecteur des finances, est l’auteur de nombreux essais de facture libérale, et notamment d’un livre best-seller La machine égalitaire (1988) dans lequel il prône un démantèlement contrôlé de la machine étatique.

Principaux accusés : les acquis sociaux qui ont servi les intérêts des générations les plus anciennes. Michel Cicurel propose plus de complémentarité entre régime par répartition et régime par capitalisation dans le système de retraite car « la répartition obligatoire est un

impôt prélevé sur les jeunes pour financer les vieux » (op. cit., p. 226.) ; il propose aussi de

limiter les dépenses de santé en demandant aux patients de prendre en charge une part plus grande de leur consommation médicale. Pour Christian Saint-Etienne, « l’État bureaucratique

et interventionniste doit être recentré sur ses missions régaliennes pour répondre aux besoins de justice et de sécurité de la population » (op. cit., p. 78). Selon lui, « le plus grave, dans la guerre des générations qui se profile, est que la France a une gestion atypique des conséquences de l’allongement de la durée de vie sur les transferts publics. Les systèmes de retraite sont presque exclusivement en répartition, alors que le financement est mixte […] dans tous les autres grands pays industriels. Les dépenses de santé, qui bénéficient pour plus de la moitié aux plus de 60 ans, sont financées essentiellement par des cotisations salariales et donc par les actifs » (ibid., p. 120). Enfin, Béatrice Majnoni D’Intignano, plus mesurée,

s’attaque au SMIC « qui protège ceux qui ont déjà un emploi, en interdit l’accès aux jeunes,

surtout les moins qualifiés » (1998, p. 95).

Malgré les divergences tant du point de vue des manières de formuler le problème générationnel que des solutions proposées pour le résoudre, ces différentes pensées sociales se rejoignent sur un point : elles ne font l’objet d’auc une appropriation par les jeunes et trouvent relativement peu d’échos dans l’opinion publique. Tout se passe comme si ces idées sur la génération circulaient dans des sphères à la fois étanches les unes par rapport aux autres et déconnectées de l’action collective des jeunes générations elles- mêmes.

On reparle d’un effet de génération au moment du rapport Charvet [2001] qui tente de donner un nouveau souffle aux politiques de la jeunesse. Ce dernier apparaît de ce point de vue comme l’ultime version d’une lecture non conflictuelle des problèmes de la jeunesse. La commission Charvet développe une analyse pourtant forte et univoque des difficultés d’insertion sociale et professionnelle des jeunes. Cette vision est même présentée comme la principale plus-value du rapport : « être passé des politiques publiques en faveur de la

jeunesse à une proposition pour tout le monde est le point fort du rapport »62. Le déplacement paradigmatique s’énonce ainsi naturellement, et rapidement : « les difficultés d’insertion des

jeunes [ne sont pas] un problème des jeunes eux-mêmes mais un problème largement lié aux transformations de l’appareil productif tout entier »63.

Selon le CGP à qui a été commandé le rapport, la précarité des trajectoires de cette tranche d’âge était référée à un effet d’âge (débutant, manque de formation) alors qu’il faut y voir un « effet de période ». Leurs conditions de travail et d’emploi qui avaient toujours été désignées comme spécifiques à cet âge de la vie et fait l’objet de politiques ciblées en conséquence sont appelées à devenir la norme de demain pour toute la société. Ce qui est annoncé comme une révolution paradigmatique consistant à présenter les jeunes comme la « plaque sensible »64 des transformations socio-économiques qui toucheront demain la société tout entière occulte cependant une forme de permanence dans les politiques de la jeunesse françaises : leur caractère non conflictuel. Que dit en effet le rapport Charvet : les jeunes font les frais d’un monde dans lequel l’accident devient la règle, un monde d’accidents réguliers donc normaux : « Les jeunes ont à faire face à des situations mouvantes qui les

exposent à des ruptures de parcours. Ces situations mouvantes sont sans doute moins le signe

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Dominique Charvet dans un entretien accordé à la revue Formation Emploi (2001, p. 5). 63

Michèle Mansuy, ibid., p. 6. 64

d’une immaturité de la jeune génération actuelle que l’expression de l’accélération des changements qui affectent le quotidien » (ibid., p. 55).

Au sein de ce paradigme, il existe un consensus pour ne pas considérer cette génération comme lésée. Toute opposition entre les générations ou les âges est désamorcée : elle est diluée d’une part dans un tout généralisé, le marché, dans lequel il n’y a ni responsable, ni coupable. D’autre part, elle serait antinomique avec la perspective de généralisation du « risque-obsolescence » à toutes les tranches d’âge qui demande de s’abstraire d’une logique du cycle de vie. On a là la représentation d’une histoire régulière et linéaire dans laquelle la notion de génération n’a pas sa place. En effet la société de générations nous dit Louis Chauvel naît avec une représentation des à-coups de l’Histoire : « s’il n’y avait aucune succession d’époques, si l’histoire était neutre, si le changement social

était inexistant ou simplement régulier et linéaire, si les destins sociaux des cohortes se succédaient à l’identique, ou ne serait-ce que progressivement et sans à-coup, il n’y aurait besoin d’une politique de génération » (Chauvel, op. cit., p. 252). Plus encore : la cause du

mal social de la jeunesse n’est pas présentée comme un dysfonctionnement que l’État devrait s’atteler à réparer, mais comme une évolution inéluctable, « naturellement » sociale65 à laquelle chacun doit s’adapter avec l’aide des pouvoirs publics. Enfin, si on pousse la logique du rapport Charvet jusqu’à son comble, il n’y a plus de politique centrée sur la jeunesse puisqu’elle ne présente plus de difficultés particulières.

Conclusion

En France, l’absence de mouvements autonomes de jeunes est en quelque sorte alimentée par le manque d’instances de représentation de cette classe d’âge. L’espace public de construction d’un discours social sur la situation de la jeunesse est monopolisé par des acteurs qui parlent pour elle. L’action publique se focalise alors sur la prolongation de la socialisation dans une vision holiste de la société qui caractérise le solidarisme. La technicisation d’un débat portant essentiellement sur la relation formation-emploi confisque une parole qui a peine à émerger. Ce mode de lecture du problème social de la jeunesse contraste fortement avec la configuration d’acteurs au Québec propre à produire une lecture plus complexe et moins univoque des problèmes de la jeunesse.

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La sociologie et l’économie dans l’effort que ces disciplines déploient pour rechercher des lois aux phénomènes sociaux et économiques, ont contribué à leur naturalisation.