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Chapitre 3 – Tour d’horizon des approches en enseignement de la traduction

3.5 Riitta Jääskeläinen (1996, 1998)

C’est à partir des années 1980 que des chercheurs se sont penchés sur les processus mentaux ayant cours lors de l’opération traduisante. Empruntant leurs méthodes de cueillette de données à la psychologie et leurs méthodes d’analyse et de description des données à la psycholinguistique ainsi qu’à la psychologie sociale et cognitive, ces chercheurs s’intéressent notamment à la résolution de problèmes, à la créativité et aux critères de prise de décision en traduction (Jääskeläinen, 1998). Dans la grande famille des méthodes dites d’introspection, on trouve le questionnaire et les TAPs (Think Aloud

Protocols ou protocoles de verbalisation à voix haute). Dans le premier cas, on demande au

sujet de donner ses commentaires après l’opération de traduction, dans le deuxième, d’exprimer les pensées qui traversent son esprit pendant qu’il exécute l’activité. Bien que critiquée pour ses limites (l’impossibilité d’accéder aux mécanismes inconscients lors de l’opération de traduction, par exemple) –, la méthode des TAPs a malgré tout permis de rendre compte de la grande diversité des processus de traduction. La variabilité des facteurs d’analyse (le genre de textes, l’orientation de la traduction [vers la langue A ou la langue B], types de sujets [étudiants en langues étrangères ou en traduction vs traducteurs professionnels] et la conception de la traduction chez les expérimentateurs) a facilité l’observation de cette grande diversité de processus. D’un autre côté, couplée avec le manque d’études longitudinales, elle constitue un problème auquel se heurtent les chercheurs qui souhaitent généraliser les résultats de leurs recherches. Nonobstant ces obstacles, on a pu tirer des conclusions intéressantes à partir d’expérimentations effectuées

à partir des protocoles, lesquelles touchent notamment la qualité de la traduction et la motivation des traducteurs.

Riitta Jääskeläinen compte parmi ceux qui ont utilisé les protocoles de verbalisation à voix haute pour étudier les processus garants de qualité dans la traduction. Dans l’une de ses expériences, la chercheure a demandé à douze sujets de traduire un texte de l’anglais au finnois. Les participants à l’expérience étaient divisés en trois groupes : quatre étudiants en traduction (deux en 1re année et deux en 5e année de programme); quatre traducteurs professionnels possédant 10 à 15 ans d’expérience dans le domaine et quatre non- spécialistes possédant un bon niveau d’instruction. Il ressort des analyses de Jääskeläinen que les traducteurs professionnels ne traduisent pas nécessairement plus rapidement que les traducteurs non professionnels. En fait, le succès de la traduction, mesuré en termes de qualité, semblerait plutôt lié au temps passé à réaliser la traduction et à l’effort investi dans la recherche (consultations dans les dictionnaires) (Jääskeläinen, 1996, p. 65-66). Les résultats des expériences de la chercheure ont ainsi prouvé que les meilleures traductions avaient été réalisées par les sujets ayant fourni le plus d’efforts et passé le plus de temps sur l’exercice, et ce, nonobstant le niveau de compétence traductive ou linguistique des sujets (Jääskeläinen, 1996, p. 66).

La chercheure s’est également penchée sur des facteurs psychologiques pouvant affecter la qualité de la traduction. Elle soutient entre autres que le mythe du traducteur

parfait (optimal translator), c’est-à-dire un traducteur qui peut produire des traductions

idéales en un minimum de temps et avec un minimum d’effort, nuit à l’estime de soi chez l’apprenant. Par ailleurs, il semblerait que la croyance populaire qui veut qu’un traducteur professionnel soit plus efficace avec le temps soit erronée et comporte des risques pour le novice qui l’entretient; en n’étant pas à la hauteur des attentes qu’il se fixe en se comparant à cette image du traducteur parfait, l’apprenti traducteur voit en effet son estime de soi et sa confiance minées. La confiance en soi et une attitude positive ayant un impact sur la qualité de la traduction dans certains contextes de traduction – soit lors de tâches non routinières –, il est donc essentiel de favoriser l’estime de soi chez le traducteur, souligne Jääskeläinen (Jääskeläinen, 1996, p. 71). La chercheure précise également que la motivation est

nécessaire pour accomplir une tâche de traduction, mais que chaque tâche ou traducteur peut nécessiter un niveau différent de motivation. Se référant aux propos de Paul Kußmaul, Jääskeläinen rappelle en outre l’importance de la motivation dans la recherche de solutions créatives en traduction : « Paul Kußmaul dialogue protocol indicates that for creative insights to occur an atmosphere of positive encouragement is necessary » (Kußmaul cité dans Jääskeläinen, 1996, p. 69). Dans un compte rendu sur ses recherches réalisées à partir des TAPs, Jääskeläinen (1998) fait état de diverses hypothèses avancées eu égard aux qualités des traducteurs professionnels et quant à ce qui distingue ces traducteurs des novices ou apprenants des langues. Aux constatations effectuées plus haut s’ajoutent donc les suivantes :

 les apprenants d’une langue se concentrent davantage sur le transfert lexical; les traducteurs professionnels, sur le style et les besoins du public cible;

 les traducteurs professionnels sont mieux à même d’identifier les problèmes potentiels que recèle le texte à traduire et passent plus de temps à les résoudre;  plus la compétence augmente chez le traducteur, plus celui-ci est sensible aux

problèmes posés par la traduction;

 les traducteurs professionnels peuvent passer d’une opération automatisée à un processus d’analyse conscient, selon que la tâche représente une activité de routine ou une activité nouvelle (Jääskeläinen, 1998, p. 268).

L’approche décrite ci-dessus, que Kelly présente sous l’intitulé la recherche cognitive et

psycholinguistique appliquée à la formation, ne prescrit ni ne proscrit explicitement aucune

stratégie pédagogique. Elle met toutefois en évidence les caractéristiques propres aux traducteurs professionnels, mais surtout les stratégies gagnantes et garantes de succès pour la traduction. À travers l’examen de cette approche on peut également trouver des pistes à privilégier dans l’enseignement; on pourra d’abord penser au développement de compétences telles que la recherche documentaire ou encore à l’identification et à la résolution de problèmes de traduction. Une troisième piste pourrait quant à elle concerner la familiarisation avec le processus de traduction et ses différentes phases (voir aussi Robinson, 3.11), alors qu’une quatrième toucherait le développement d’outils et de stratégies permettant à l’apprenti de travailler sur des compétences attitudinales comme la motivation ainsi que l’estime, l’image et la conscience de soi. Ce travail de conscientisation, lorsqu’accompli par l’étudiant, amènerait ce dernier à se responsabiliser

dans son apprentissage, mais également à viser la qualité en traduction grâce à l’établissement d’objectifs réalistes et au moyen d’une meilleure connaissance de ses limites, de ses forces et de ses faiblesses.