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DE L’ANALYSE MUSICALE

C. Retour sur cette littérature

Cette littérature portant sur les musiques diffusées dans les lieux publics a le mérite d’interroger l’objet et poser de nécessaires questions quant à la fonction de ces musiques dans notre quotidien. S’interroger sur les effets manipulatoires, sur le détournement des œuvres ou encore sur la perte du sens musical est aussi fondamental que salutaire. Toutefois, en posant le problème à partir des dualités analytiques précédentes, la musique est de nouveau enfermée dans des cadres d’analyse discriminants effaçant les véritables enjeux d’une telle diffusion.

Car, malgré tout leur intérêt, ces analyses visent moins à analyser la situation actuelle qu’à la juger, moins à la comprendre qu’à la critiquer, si bien qu’on ne sait plus très bien si ce sont les musiques diffusées ou ses usages qui sont l’objet de critique.

52 “Muzak undoubtedly works. It's a kind of Prozac for the ear. It trades on our associations, reflexes, emotions, and memories, and the sales shoot up. Soothed by its ubiquitous "sensurround" comforts, directed by its irresistible beat, we are slowly forgetting that one of the factors that gave music its extraordinary pleasure and meaning, for the consumer of recorded sound, was deciding for yourself what to hear.” Article en ligne tiré de la revue américaine d’art « 2wice ». Consulté le 9/12/2002: http://www.2wice.org/issues/uniform/muza.html

1) Le fondement idéologique de la critique

Il nous semble en effet que ces distinctions entre esthétique et fonctionnel, entre savant et populaire reposent sur des jugements de valeur et des considérations élitistes plutôt que sur des postulats objectivés. Les « effets de répétition » et l’absence d’enjeux esthétiques ne sont pas aussi systématiques que le courant critique ne l’affirme. Car comme le souligne Bourdieu (1979) les principes de l’art et de son esthétique reposent sur une vision formelle de l’objet plutôt que sur une vision fonctionnelle. Tout objet qui ne répondrait pas aux critères et aux normes définies et intellectuellement légitimes sera d’office qualifié en ces termes. Décalage analytique qui conduit Grignon et Passeron (1989) à montrer que finalement le misérabilisme populaire n’est que le fruit d’une construction savante incapable de la comprendre, à défaut de l’accepter.

Certes, la musique populaire est le fruit d’une production marchande, mais elle ne peut être réduite à cela. En fait, ce positionnement intellectuel repose selon Simon Frith (1988) sur une conception erronée. Les critiques faites à l’égard des musiques populaires, les

« manipulations » dont elles sont victimes, émanent du postulat selon lequel la musique est au commencement de la chaîne industrielle et non à sa fin. Car critiquer un morceau de musique pop en argumentant sur les effets de manipulation et d’aliénation qu’elles provoquent suppose de considérer la musique selon deux postulats liminaires.

Le premier repose sur le principe de l’expérience véritable. En effet, ce qui est reproché à l’industrie, c’est l’effacement de l’expérience pure et idéale au profit d’une musique peuplée d’artistes « fétichisés » qui n’existent que dans l’échange monétaire.

Le second pose la musique dans son existence préalable au traitement industriel qu’elle a subi et non l’inverse. C'est-à-dire que la musique existerait avant toute industrialisation et serait pervertie par elle. Or, l’argument de Frith consiste à affirmer l’inverse. Elle n’est pas l’origine mais le résultat d’un processus53. Loin de reposer sur une personne particulière (l’artiste, le manager, le directeur de la maison de disque), il est l’aboutissement d’un travail collectif et individuel tant du côté des instances productrices que réceptrices. Le cas des professionnels du disque analysé par Hennion (1981) en est une bonne illustration. Il montre en effet que le processus de création est l’œuvre collective et simultanée de différents intermédiaires –

53 « the industrialisation of music » can’t be understood as something that happens to music but describes a process in which music itself is made – a process, that is, fuses (and confuses) capital, technical, and musical arguments.” (p54)

l’ingénieur du son, l’artiste, les musiciens, les gens du marketing… - allant de l’élaboration d’un morceau à la vente de l’album en passant par sa diffusion radiophonique.

C’est aussi pour pallier à ce cloisonnement que le philosophe pragmatique Shusterman (1992), tente de montrer l’existence d’une esthétique populaire. Revenant précisément sur cette opposition, il montre comment est opérée la scission progressive entre ce qui relèverait de l’art et de l’esthétique et le reste de la production culturelle. Dès lors que l’art se mêle au quotidien, il est enfermé dans une logique fonctionnelle négligeant le contenu au profit des principes émotionnels et divertissants. Aussi propose-t-il de montrer précisément que les produits culturels, tels que le rap, issus de l’industrie musicale possèdent des caractéristiques esthétiques pourvu que l’on veuille bien les considérer. Toutefois, comme le rappelle l’auteur, cette défense s’avère d’autant plus difficile que les plus ardents défenseurs de l’art populaire en soulignent les carences. Il donne ainsi l’exemple d’Herbert Gans qui par la dénonciation inégalitaire dans l’accès à la culture et à l’éducation renforce au contraire la hiérarchisation existant entre ces deux formes artistiques. (idem, p.140)

A l’instar de Shusterman, il nous semble donc que cette dualité de légitimation d’un art au profit de l’autre repose sur un argumentaire idéologique et un dénigrement systématique de l’un envers l’autre plutôt que sur un fondement réel et concret. Chacun analyse la musique en ayant soin de marquer une séparation entre la musique considérée comme un objet en soi (transcendante et intellectuelle) et la musique appréhendée comme un objet pour soi (immanente et passionnelle). Toute production ne répondant pas à l’effort intellectuel et à l’ascétisme du travail analytique sera irrémédiablement taxée de populaire et de fonctionnelle.

Mais si la critique fait reposer son analyse sur des postulats esthétiques et idéologiques, l’analyse des productions populaires peut suivre un chemin symétriquement inverse. Les premières se réfèrent à la structure, aux instances de production, révèrent l’ascétisme et la réflexion, et prônent une écoute attentive et individuelle, les secondes se réfèrent à l’émotion ou aux instances productrices et réceptrices, développent une esthétique reposant sur la jouissance, le plaisir, et revendiquent l’importance de l’écoute collective, du partage et de son accompagnement social.

En témoignent les ouvrages portant hier sur le rock et aujourd’hui sur le rap ou encore la techno. Si l’analyse structurelle s’accorde bien aux musiques dites « classiques », elle devient

muette lorsqu’il s’agit de musiques populaires. De même, les tenants de la musique populaire insistent sur l’émotion et les entours sociaux en récusant toute possibilité de comprendre la musique en dehors de cette approche. Dualité qui se matérialise dans la distinction analytique opérée entre la sociologie et la musicologie. En fait le problème réside dans la volonté d’appliquer des schémas d’analyses formels à des objets différents

Or si ces positions sont antinomiques, elles poursuivent un but identique : la légitimation de leur pratique et le primat de « leur » musique au dépens de celle récusée. Suivant une symétrie inverse, chacune appuie sa position par référence à l’autre. Cette symétrie est ainsi résumée par Hennion (1998b) :

« L’identité originale que la musique populaire croit se trouver provient mot à mot du décalque des caractères sur lesquels la musique classique a construit sa propre identité. À l’aristocratisme des goûts, elle oppose la masse des pratiques, à l’ascèse du langage de l’authenticité du peuple, au génie solitaire l’élan collectif ». (p.15)

Effet de symétrie qu’on retrouve dans les discours et analyses portant sur les musiques diffusées dans les lieux publics. La critique peut être mise dos à dos avec les propos tenus par les producteurs et diffuseurs ventant les mérites de la diffusion, déployant des arguments montrant l’efficacité de leurs productions et de leur diffusion sur les personnes a qui elle s’adresse. Chacun déploie ainsi une rhétorique oppositionnelle retraçant de manière à peine décalée les dualités analytiques précédentes.

Par ce débat qui loin d’être clos et qui est brièvement présenté ici, nous voulions montrer que dans un cas comme celui de la musique diffusée dans les lieux publics, le postulat de départ influe sur le résultat de la recherche. Aussi avant de postuler pour une inadéquation entre la musique et son lieu de diffusion, encore faut-il comprendre pourquoi il est impensable de diffuser de la musique « savante » dans un lieu qui ne lui est pas consacré. C’est cette originalité qui pose problème et qui amène à une analyse trop souvent linéaire négligeant le fait que la musique puisse être diffusée et appréciée pour d’autres raisons que son écoute attentive et réflexive. Car ce qui est dérangeant pour les détenteurs de la culture « légitime » pour reprendre l’expression de Bourdieu, c’est justement la mixité des usages en cela qu’ils dénient toute différenciation normative.

2) La musique fonctionnelle, un leurre ?

Enfin, et pour terminer, revenons sur la problématique esthétique qui consiste à critiquer tout principe fonctionnel de l’œuvre. S’il est tout a fait légitime, lorsqu’il dénonce la récupération des œuvres par un système économique ne voyant dans l’œuvre qu’un nouveau mode de profit, il dénie toute possibilité de penser la musique en dehors du cadre situationnel et quotidien dans lequel il se déploie. Or, avec l’apparition des techniques de diffusion contribuant à l’ubiquité musicale, cette posture rigide devient plus instable. Si hier la musique était une composition à la fonction sociale déterminée, aujourd’hui le lien de causalité est beaucoup moins net. De leur singularité à leur pluralité, ces musiques sont aujourd’hui susceptibles d’être diffusées à toute heure dans n’importe quel lieu pourvu qu’il soit équipé d’un système technique approprié. Comment l’analyser sans tomber dans la critique affirmant un rejet pur et simple de ces hybridations musicales, de ces nouvelles fonctionnalités ?

Cette fonctionnalité quotidienne de la musique bien qu’inspirée des siècles précédents est aujourd’hui ignorée ou délaissée au profit d’une esthétique plus « sérieuse » et libre de tout assujettissement économique ou politique.

Pourtant, comme le rappelle à juste titre le sociologue Ivo Supicic (1998, p.176) :

« La musique est toujours fonctionnelle. Il s’agit seulement d’établir le sens de sa fonctionnalité et d’en mesurer le degré. ». Analysant les fonctions sociales de la musique, il insiste toutefois sur la distinction entre l’utilisation et la fonction. Selon lui, les fonctions sociales de la musique incluent non seulement les utilisations, factuelles et directement observables, mais aussi « les buts et les raisons d’une telle utilisation, la signification sociale qu’une musique ou qu’une œuvre peut revêtir pour un groupe social ou pour une société globale. »

Intégration de l’utilisation dans la fonction qui, selon nous, n’est pas si évidente. En effet, un compositeur ou les instances qui la commandent espèrent que cette musique sera écoutée dans un sens particulier. Toutefois ces intentions ne sont pas forcément perçues comme telles et peuvent être transformées. La musique devient alors l’objet de nouvelles utilisations qui obligent à revenir sur la fonctionnalité initiale puisque cette dernière a évidemment changé.

Or dans le cas des musiques dlp, cette fonctionnalité, si elle repose sur ces critères référentiels et signifiants, n’en demeure pas moins autre. Lorsqu’elles sont intégrése dans des programmes, ces musiques participent à de nouveaux usages, produisant à leur tour de nouvelles fonctions. Processus similaire à celui opéré par les artistes Pop art. Si Andy Warhol détournait les images commerciales afin de dénoncer la société de consommation, les sociétés de productions agissent en sens symétriquement inverse. Elles ré-utilisent les musiques existantes selon des logiques autres que celles relevant du domaine artistique. Mais tenir une telle position, c’est déjà présumer une l’esthétique musicale où la musique ne peut être autre chose qu’une œuvre « authentique » détachée de toute contingence économique ou sociale.

Dès lors, à l’instar de Supicic nous prenons ici le parti de dire que l’opposition fonctionnelle/

esthétique n’existe que par la construction conceptuelle et analytique qui accompagne la perception de la musique. En ce sens, toute musique est fonctionnelle puisque son écoute s’inscrit dans des dispositifs référentiels et signifiants culturels à la fois et individuels et collectifs.

II. Des effets aux fonctions

Hormis les fonctions de la musique, la diffusion de musiques dans les lieux publics invite à s’interroger sur les effets suscités. Quelle influence la musique a-t-elle sur le comportement ? Peut-on rationaliser la musique afin de répéter ses effets en fonction des desseins que l’on souhaite accomplir ? Ces effets sont ils structurels ou culturels ? Les effets suscités sont-ils individuels ou collectifs ?

Autant de questions qui parcourent le deuxième volet de la littérature portant sur nos musiques. Loin de l’aura et de la discrimination portant sur la légitimité de l’art, ces études tentent de retracer des liens de causalité entre une musique et ses effets. Peu importe le genre musical, peu importe qu’il s’agisse de Mozart ou du dernier tube à la mode pourvu que la musique agisse et réponde aux buts qui lui sont assignés. Ainsi, des méthodes de rationalisation sont mises en place afin de cerner les variables actant dans la réception de la musique.

Au travers ces recherches, un déplacement progressif est opéré : de la focalisation sur l’objet n’existant que par et pour lui-même à la prise en considération du sujet dans l’acte d’écoute et de réception. Dès lors, il n’est plus question ici d’analyser les fonctions et d’en déduire les effets, mais plutôt de comprendre les effets afin de pouvoir adapter la musique à des lieux et des situations particulières.