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DIFFUSEES DANS LES LIEUX PUBLICS

D. L’alternative critique et artistique

Si les années 60 sont celles de l’instauration d’une société de consommation, société euphorique libérée des restrictions de reconstruction, la décennie 70 est celle de la contestation et des débuts de la crise économique. Vécue jusqu’ici comme libératrice, la consommation devient la cible principale d’une jeunesse vindicative et politisée. Stigmatisés par les événements de l’année 68 en France, en Europe ou encore aux Etats-Unis, ces mouvements contestataires placent les théoriciens de l’école de Francfort au centre de leurs revendications.

129 Entretien avec Serge Fédoroff. (09/04/2000)

Exerçant un regard critique à l’égard de la société de consommation et de l’importance inégalée des médias, des philosophes comme Walter Benjamin, Max Horkheimer, Theodor Adorno, Herbert Marcuse ou encore Jurgen Habermas viennent insuffler à cette jeunesse avide de changements de nouvelles aspirations organisationnelles et sociales. Ainsi voit-on l’apparition de divers mouvements tels que le mouvement écologiste ou encore le M.L.F (Mouvement de Libération de la Femme), très actifs durant cette décennie.

Parallèlement aux critiques sociales et politiques, l’avant-garde artistique repense les rapports entretenus entre l’art et la société de consommation. Quelle que soit leur appartenance artistique, les artistes intègrent désormais les matériaux quotidiens dans leurs oeuvres. Du pop américain (Andy Warhol, Roy Lichtenstein, Robert Indiana ou d’Allan D’Arcangelo) aux nouveaux réalistes européens (Yves Klein, Arman, Christo, Jean Tinguely, César, Jean de la Villéglé…), l’objet et les réalités quotidiennes (publicité, cinéma…) illuminent soudain la scène artistique à l’heure où l’abstraction s’essouffle quelque peu.

Dans le domaine musical, le schéma est identique. Face à l’explosion de la musique pop, notamment le rock&roll, les musiciens contemporains explorent des pistes nouvelles. Si la musique sérielle, inspirée des travaux de Webern et de l’atonalité, cherche à établir des bases structurelles solides (Pierre Boulez, Stockhausen, Messian…), d’autres comme l’Américain John Cage préfèrent la composition aléatoire et le happening.

Mais la recherche la plus innovante est sans aucun doute la « Musique Concrète » inventée et conceptualisée en 1948 par Pierre Schaffer aux studios de la RTF. En fait, par « musique concrète », Pierre Schaffer veut rendre à l’écoute et aux sonorités quotidiennes leur place première. Ceci n’est pas sans rappeler les conceptions « bruitistes » de Luigi Russolo, alors considérées comme des curiosités sans réel intérêt artistique. Remises à l’ordre du jour par les recherches et les œuvres de Pierre Henry, autre créateur de la musique concrète, les préoccupations « bruitistes » prennent tout leur sens.

Face à cette recherche musicale qui entend réintroduire les sons quotidiens dans ses compositions musicales, les musiques diffusées dans les lieux publics prennent le chemin inverse. Très souvent utilisées comme masque sonore, elles visent à éradiquer les sons jugés nuisibles. C’est d’ailleurs cette omniprésence et cet emploi particulier de la musique qui suscitent un intérêt nouveau chez les artistes et les intellectuels, musique qui jusqu’à présent ne semblait rencontrer aucune résistance. Ainsi, loin des recherches cognitives menées par les

firmes productrices, l’heure est à la critique artistique et institutionnelle. Sans revenir sur ces critiques présentées dans notre première partie, nous soulignerons ici que ces questions, dans l’expectative de solutions concrètes, offrent l’avantage de poser des problèmes auxquels sont confrontés à la fois les artistes et les institutions. Elles instaurent des débats et stimulent la réflexion sur les possibilités de faire évoluer cet univers sonore quotidien, tant décrié, sous des formes nouvelles.

1) Pour un nouveau « paysage sonore »

De fait l’omniprésence de cette musique dans le quotidien de chacun amène les contemporains des années 70 à réfléchir sur ce phénomène autant qu’à chercher des solutions nouvelles. La principale contribution dans ce domaine est celle du musicien canadien Murray Schafer, qui propose dans son livre Le paysage sonore une alternative à cette expansion nuisible des sons dans notre quotidien. Après s’être attaché à montrer l’évolution du bruit depuis les périodes les plus reculées de l’histoire et avoir vivement critiqué « la bouillie musicale » diffusée par la société Muzak, il propose non pas d’éradiquer les bruits, fondements même de toute forme de vie, mais au contraire d’étudier et d’améliorer notre paysage sonore quotidien. Pour ce faire, il invite les musiciens, les architectes et autres urbanistes à participer à son « projet mondial d’environnement sonore ». S’inspirant des concepts du Bauhaus et de son esthétique industrielle, il conçoit « le rapprochement de ces disciplines qui s’intéressent aux sons d’un point de vue scientifique et de celles qui en ont une approche artistique » (Ibid., p.281) afin de donner naissance à ces deux disciplines nouvelles que sont l’écologie et l’esthétique acoustiques.

Son projet porte en premier lieu sur l’éducation du public et sur sa sensibilisation à l’environnement acoustique. Passé ce premier cap, il envisage la transformation de nos espaces acoustiques. Selon lui, l’homme ne doit pas subir mais plutôt se donner les moyens d’harmoniser les sons selon ses attentes et ses envies. Mais pour ce faire, il convient de mobiliser les architectes et les urbanistes afin que ceux-ci placent le son au cœur de leurs projets architecturaux. Il convient donc de créer des constructions où le son serait pris en compte, où les sons empliraient et serviraient l’espace dans lequel ils s’intègreraient. Bien que démesurées et difficilement applicables, ses théories feront école et inspireront des mouvements regroupant des artistes, des musiciens, des urbanistes et des architectes. Mais à l’inverse d’artistes comme le musicien Xénakis qui élaborent des musiques nouvelles pour un

lieu nouveau – projet musical pour le pavillon Philips - ces derniers entament une réflexion fonctionnelle adaptée aux besoins quotidiens.

Face aux critiques institutionnelles, politiques, sociales ou encore artistiques, de nouvelles alternatives se font jour. Outre le projet utopique proposé par le Canadien Murray Schafer, d’autres artistes repensent cette musique dans son processus de création. Ce faisant, ils font ainsi ressurgir les préoccupations artistiques qui prévalaient au début du siècle. L’exemple qui illustre le mieux ce phénomène est sans aucun doute celui de l’artiste britannique Brian Eno.

Sous sa main, le concept Satien de « musique d’ameublement » se modernise et donne naissance à une musique nouvelle : l’ambient music.

2) Brian Eno et l’Ambient music

C’est au cours des années 70 que l’artiste britannique Brian Eno repense la conception Satienne d’une musique décor, une musique « d’ameublement ». Fidèle à la tradition et à l’ère du temps, Eno baptise cette musique « ambient music ». En choisissant ce terme il entend bien marquer son opposition envers les productions sonores de types muzak.

« Au fil de ces trois dernières années, je me suis intéressé à l’emploi de la musique comme ambiance, et en suis venu à croire qu’il est possible de réduire un matériau pouvant être utilisé de cette manière, sans se compromettre autrement. Pour faire la distinction entre mes propres expériences en ce domaine et les produits de divers fournisseurs de musique en conserve, j’ai commencé à utiliser le terme d’ambient music. » 130

Mais la conception de cette musique résulte plus du hasard que de la préméditation. En fait, depuis 1964, période à laquelle il découvre les possibilités de l’enregistrement sur bande magnétique, Eno suit la voie tracée par Cage, Stockhausen et d’autres musiciens modernes.

Comme eux, il compose de manière aléatoire. Mais l’originalité de sa démarche réside dans le fait que seule la machine combine des sons et conduit à la production de l’œuvre originale.

130 Tiré du manifeste pour l’ambient music. Ce dernier apparaît en 1978 dans la pochette intérieure de l’album

« music for airports ». Notons que ce manifeste peut aujourd’hui être consulté dans l’ouvrage autobiographique de l’auteur, (Eno, 1998, pp.356-357)

Ainsi, alors qu’il travaille avec le musicien Robert Fripp, il fait une découverte intéressante.

Appliqué à créer différents effets sonores sur lesquels Fripp et lui se laisseront aller à l’improvisation, il enregistre deux lignes mélodiques aux durées différentes et les repasse en boucle après y avoir ajouté de l’écho. Là, par erreur, il laisse tourner indéfiniment l’enregistrement et s’aperçoit avec étonnement de l’impact de cette musique sur l’environnement. Satisfait de cette découverte, il retravaille cette idée et l’enregistre en 1975 sur l’album « Discreet music 1 », premier album d’« ambient music ». En enregistrant cet album, Eno entend créer une musique nouvelle, « une musique qui pourrait être à la fois écoutée et ignorée… », un peu dans l’esprit de Satie qui voulait créer une musique susceptible de masquer le bruit des couteaux et des fourchettes.

Mais fort de cette expérience, Brian Eno fait une autre découverte. Victime d’un accident sans gravité, Brian Eno est néanmoins contraint de rester allongé, dans l’impossibilité de se lever.

Comme son amie Judy Nylon lui avait apporté un disque de harpe du XVIIIe siècle, il lui demande de le mettre en marche avant qu’elle ne parte. Or, une fois son amie partie, il s’aperçoit que le volume est bien trop bas pour pouvoir profiter pleinement de l’enregistrement. Outre les notes les plus fortes, il n’entend presque rien si ce n’est la pluie qui tombe allégrement à l’extérieur. En attendant une prochaine visite, Eno se résout à écouter l’album dans ces conditions. Là, il découvre une nouvelle manière d’écouter la musique : « Je compris que c’était ce que je demandais à la musique – être un lieu, un sentiment, une coloration globale de mon environnement sonore » (Eno, 1998, p.355).

Après ces découvertes, Eno n’aura de cesse de continuer ses recherches et expériences musicales et sonores.

L’album « Music for Airports » est issu d’une réflexion que Eno eut en 1977 dans l’aéroport de Cologne. Il se demanda alors qu’elle serait la musique la plus adaptée à un tel lieu. En effet, la musique devait à la fois s’accorder aux bruits ambiants et pouvoir être interrompue à n’importe quel moment (annonces…). Après quelques mois de recherche, il enregistre donc

« Music for Airports », premier album de ce qu’Eno appelle désormais l’« ambient music ». A cette occasion, il crée le label « Ambient Record », label qui entend désormais produire les créations s’inscrivant dans cette nouvelle optique musicale. Car, en effet, l’« ambient music » possède des caractéristiques novatrices et originales.

Loin d’être formatée selon des besoins économiques, cette musique est avant tout une recherche sonore. Essentiellement électronique, elle doit non pas égayer l’environnement mais plutôt « susciter le calme, un espace pour penser »(Ibid., p.357). Pour ce faire, elle ne doit pas s’imposer, « elle doit être aussi intéressante que facile à ignorer » (Ibid., p.355). A titre d’essai, elle sera publiquement diffusée en 1980 au Marine Terminal de l’aéroport New Yorkais la Guardia dans le cadre de l’exposition « Two Fifth Avenue ». Mais ce n’est que deux ans plus tard que cet album trouve une véritable implication et application, lors du Festival Three Rivers Arts de Pittsburgh. En effet, neuf jours durant, cet album sera diffusé à l’aéroport international de Pittsburgh. Malheureusement, le public ne fut nullement sensible à cette création sonore. Après de nombreuses plaintes, l’aéroport fut contraint de rediffuser des musiques « moins angoissantes » et plus « classiques ».

En fait, les premiers à apprécier cette musique sont sans doute les amis de Brian Eno. Peintres et écrivains, ces derniers « veulent se créer un environnement favorable »au travail et à la réflexion. Car, l’« ambient music » offre cet avantage d’être assez riche pour être écoutée tout en étant assez discrète pour être ignorée. Comme la « musique d’ambiance » ou encore la

« background music », l’ambient music de Brian Eno réussit à garder la principale caractéristique de ces musiques en y ajoutant des qualités artistiques qui leur font bien souvent défaut.

Ainsi dans les années 80, ce concept se perpétuera-t-il.

D’une part, Brian Eno, lui-même, continuera à enregistrer des albums d’« ambient music ».

On citera par exemple l’album « Apollo », bande son d’un documentaire qui rend hommage aux astronautes qui ont marché sur la lune pour la première fois. En fait, cet album écrit en collaboration avec Robert Eno et Daniel Lanois est un clin d’œil à « la muzak » diffusée dans le vaisseau tout au long de l’expédition.

D’autre part, de nombreux autres courants sont venus se greffer à cette conception d’« ambient music » et ont créé de nouveaux styles musicaux tels que le New-Age, la musique électronique ou encore l'Ambiant techno.

III. L’évolution des musiques diffusées dans les lieux publics (1980 à nos jours)

Maintenant définie par de multiples expressions intimement liées aux usages, les musiques diffusées dans les lieux publics se généralisent et deviennent les compagnes de nos univers quotidiens. Si les termes les désignant ont évolué durant les décennies précédentes, ils connaissent une relative stabilité depuis les années 80. Désormais inscrite dans des stratégies marketing et communicationnelles, elles trouvent cependant de nouveaux terrains d’application en même temps que de nouveaux lieux de diffusion, ce qui fait d’elle un autre acteur dans la mondialisation des échanges.