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Reprenons une à une nos hypothèses de travail à la lumière de nos résultats.

Première hypothèse : la pratique orchestrale représente pour les élèves musiciens une source de plaisir et de reconnaissance autant sur un plan scolaire que sur un plan familial.

Nous l’avons vu, la pratique orchestrale – plus que la pratique instrumentale en elle-même – est perçue par l’ensemble des élèves musiciens comme une source de plaisir. Sur un plan familial, notre étude a clairement mis en évidence la reconnaissance et la fierté des parents, qui dans leur grande

majorité se rendent systématiquement aux concerts. Sur un plan scolaire, la reconnaissance est peut- être plus ténue, mais indéniable. Et nous avons vu à quel point les élèves peuvent être sensibles à la présence à leurs concerts d’enseignants ou de membres de l’équipe de direction. Là où nous nous attendions à des résultats plus probants, c’est sur la reconnaissance par les pairs – élèves des autres classes – qui, contrairement à ce que pouvaient suggérer de précédentes études, nous est apparue tout à fait marginale.

Deuxième hypothèse : la pratique orchestrale développe la coopération entre les élèves et renforce le sentiment d’appartenance au groupe classe.

Lors des entretiens, plusieurs élèves ont évoqué une forme particulière de solidarité dans la classe. Sans un minimum de coopération, il est d’ailleurs à peu près impossible de jouer ensemble. Mais si le sentiment d’appartenance au groupe reste fort, elle paraît essentiellement liée à la reconnaissance de l’orchestre par ses membres. Pour autant, les rapports entre les élèves semblent bien loin de la parfaite entente. Ainsi, comme nous l’avons vu lors de l’analyse des entretiens, les conflits, pour discrets qu’ils sont, n’en restent pas moins très présents. Nous voyons dans le fait qu’ils soient passés inaperçus une parfaite illustration de la notion de compromis justement détaillée dans notre cadre théorique. Rappelons-le : la situation de compromis, c’est originellement la réponse à un conflit ; ou pour reprendre les mots de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, le moyen de régler une dispute. D’ordinaire, les conflits et tensions dans une classe sont rapidement perçus : noms d’oiseaux et accrochages divers en sont le plus sûr signe extérieur. D’une manière ou d’une autre, un conflit entre élèves d’une même classe finit toujours par être un élément perturbateur. Le fait que ce ne soit ici visiblement pas le cas nous conduit à penser que les élèves de cette classe ont su, d’une manière ou d’une autre, trouver les moyens de s’accorder sur un « modus vivendi » capable, au moins dans le cadre de l’école, de réguler les tensions. Autrement dit, ils semblent bien capables d’élaborer, au besoin, leur propre situation de compromis.

Troisième hypothèse : la pratique orchestrale favorise chez l’élève musicien la confiance en soi et en sa capacité à surmonter les difficultés.

Cette hypothèse semble largement validée par les résultats, tant sur le plan de l’étude qualitative que de l’étude quantitative. Si la musique peut être une source de motivation supplémentaire ou un facteur de confiance en soi, les élèves musiciens ont dans l’ensemble une perception positive de leur scolarité, se montrent plus optimistes quant à leur réussite future et se déclarent plus confiants en leurs capacités. Cela ne peut qu’avoir un effet positif – à travers la motivation et la perception de l’effort – sinon sur leurs résultats scolaires, du moins sur leur façon d’aborder la scolarité.

Quatrième hypothèse : les enseignants portent également au dispositif de classe orchestre une forme de reconnaissance liée au développement de compétences scolaires à travers la pratique musicale, ce qui contribue à inscrire les élèves dans une dynamique scolaire positive.

La question de la reconnaissance des élèves musiciens par les enseignants semble pour le moins relative. Elle dépend apparemment du rapport des enseignants à la pratique musicale. Ainsi, quelques enseignants – en particulier ceux qui pratiquent un instrument à titre personnel – expriment une forme de reconnaissance plus marquée, se montrent plus sensibles au dispositif. Mais cela reste à nuancer du fait d’une reconnaissance relative faible – ou peu exprimée – de la part du corps enseignant. Il appert donc qu’une approche bienveillante des représentants de l’école, en mettant l’accent sur les réussites des élèves, ne peut que susciter chez eux une vision positive de leur scolarité et favoriser ainsi leur engagement.

Cinquième hypothèse : les familles reconnaissent le dispositif comme légitime, car il fait écho à des valeurs sinon familiales, du moins familières. Les parents retirent une certaine reconnaissance, ou du moins de la fierté, de voir leur enfant participer à l’orchestre ; cela facilite la cohésion école / familles.

La question de la fierté des familles nous semble suffisamment évidente au regard des résultats de cette étude. La musique y apparaît en outre comme un élément très présent dans la culture familiale des parents d’élèves musiciens. Après tout, lorsque l’école met en valeur ses élèves, l’adhésion des familles au projet d’éducation ne peut que s’en trouver favorisé. Tous ces éléments vont dans le sens d’une légitimité du dispositif aux yeux des familles.

Sixième hypothèse : la pratique orchestrale favorise l’implication dans la scolarité de l’élève des familles concernées, et leur rapprochement de la communauté éducative de l’établissement scolaire fréquenté.

Cette hypothèse est le corollaire de la précédente. D’une façon assez évidente et compréhensible, les parents s’impliqueront davantage dans le système scolaire s’ils en perçoivent de manière très directe les avantages pour leurs enfants, ne serait-ce qu’en termes de reconnaissance et de valeur. Ils s’en sentiront d’autant plus proches qu’il peut être pour eux source de fierté. De telles dispositions ne peuvent que faciliter – sans nécessairement la causer – la coéducation.

Conclusion

Ces trente dernières années, depuis l’initiative « El Sistema », les dispositifs musicaux se sont multipliés un peu partout dans le monde. Des orchestres se forment, toujours plus nombreux, dans des bidonvilles du Mexique, des favelas du Brésil ou des quartiers populaires de France. Dans certains cas, par faute de moyens financiers, des orchestres symphoniques complets sont créés avec des instruments entièrement fabriqués à partir de déchets recyclés ramassés dans les décharges41.

L’objectif est toujours le même : permettre l’accès des jeunes en situation précaire à la musique, et par ce moyen les réinsérer socialement. Sur le même principe, en France, des dispositifs de démocratisation culturelle se sont montés, tel le projet Démos (Dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale), qui depuis 2010 a pour dessein de contribuer à l’insertion sociale et culturelle des populations les plus éloignées de l’offre culturelle (http://demos.philharmoniedeparis.fr/).

L’Orchestre à l’école s’inspire directement de ces initiatives. Mais il prend place dans cet environnement particulier qu’est l’école. C’est ici que ce dispositif trouve tout son intérêt. Et c’est cette spécificité qui constitue le cœur de notre recherche. Considérant l’intérêt social de tels dispositifs, que peuvent-ils apporter de particulier à l’institution scolaire ?

Tous les professeurs de musiques impliqués dans l’OAE que nous avons pu rencontrer le disent : le but n’est pas de faire des musiciens. L’orchestre n’est ici qu’un moyen au service de la scolarité de l’élève. Au final, l’objectif est bien scolaire. Cette recherche n’avait d’autre but que de déterminer en quoi la pratique musicale, dans le cadre scolaire, peut constituer une plus-value éducative.

« Ce qui importe le plus, dans l’institution scolaire, c’est la grandeur civique – faire des citoyens responsables » (Boltanski, 2011, p. 110). Ce que nous avons tenté de mettre en lumière ici, ce sont les mécanismes qui, prenant naissance dans la pratique orchestrale, peuvent être réinvestis avec un certain profit dans le parcours scolaire.

Un nombre considérable d’études se sont attachées à montrer les apports de la pratique musicale aux compétences scolaires, en s’intéressant par exemple à ses effets sur le développement cognitif ou la conscience phonologique. Notre objet est plus large ou, d’une certaine façon, plus transversal. Il s’agit, dans une perspective professionnelle, de s’interroger sur un dispositif, une pratique susceptible de développer à la fois l’adhésion des élèves et la coéducation. Il s’agit surtout de voir en quoi la pratique instrumentale de groupe en milieu scolaire est susceptible de développer des 41 Voir à ce propos le « recycled orchestra », au Paraguay, issu du projet « Sonidos de la Tierra », lancé en 2002 par le

compétences transversales indispensables à des élèves qui, toute leur vie, devront naviguer entre des « mondes multiples » entre lesquels il n’est pas toujours simple de se retrouver, et auxquels il n’est pas toujours évident de s’adapter.

À la manière d’un entre-deux mondes, l’orchestre à l’école apparaît comme un dispositif capable de relier ces mondes parfois si éloignés que sont l’école et la famille. En tant que situation de compromis, l’orchestre à l’école apporte des solutions pour désamorcer ces conflits qui minent parfois les relations entre les enseignants et certains parents, pourtant premiers et indispensables partenaires éducatifs. D’une manière plus générale, il nous semble important de retenir de cette étude les possibilités offertes par la pratique musicale en milieu scolaire.

Nous avions fait le choix, en construisant notre problématique, de nous inspirer du triangle pédagogique de Jean Houssaye afin de modéliser, sous le nom de triangle éducationnel, les interactions scolaires. Ce modèle nous avait permis de replacer l’élève au centre du processus éducatif ; là où selon nous est sa place, au centre de ce triangle formé par les enseignants, les parents et le savoir. Et c’est à cet endroit exactement que nous situerions l’orchestre à l’école : à cheval à la fois sur le monde éducatif et le monde familial, mais aussi sur le monde de la connaissance et du savoir auquel il permet d’accéder autrement, qu’il conduit à voir d’un autre œil. Bien-sûr, tous les enseignants du premier degré n’auront pas l’occasion de participer au dispositif, qui demande des moyens considérables. Mais il reste possible de s’inspirer de ce travail pour tâcher non pas de réinventer, mais d’exploiter au mieux les possibilités offertes par l’éducation musicale afin d’enrichir l’expérience scolaire des élèves et de leurs parents.

Bibliographie

Ouvrages

Boltanski, L., Thévenot, L. (1991). De la justification, Les économies de la grandeur. Paris, France : Gallimard, Nrf essais.

Boltanski, L. (2011). L’amour et la justice comme compétences : trois essais de sociologie de

l’action. Paris, France : Gallimard.

Bonnéry, S. (2007). Comprendre l’échec scolaire. Élèves en difficulté et dispositifs pédagogiques. Paris, France : La dispute.

Charlot, B., Bautier, E., Rochex, J. Y. (1992). École et savoir dans les banlieues… et ailleurs. Paris, France : A. Colin.

Corcuff, P. (1995). Les nouvelles sociologies. Constructions de la réalité sociale. Paris, France : Nathan.

Houssaye, J. (1988). Le triangle pédagogique. Théorie et pratiques de l’éducation scolaire. Berne, Suisse : Peter Lang.

Legendre, R. (1988). Dictionnaire actuel de l’éducation. Paris, Montréal : Larousse.

Pasler, J. (2015). La république, la musique et le citoyen 1871-1914. Paris, France : Gallimard nrf. Zerbato-Poudou, M. T., Amigues, R. (2009) Comment l’enfant devient élève : les apprentissages à

l’école maternelle. Paris, France : Retz.