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Le principe de bien commun, enfin, postule que « le bonheur, d’autant plus grand que l’on

Cadre théorique

6. Le principe de bien commun, enfin, postule que « le bonheur, d’autant plus grand que l’on

va vers les états supérieurs, profite à toute la cité » (1991, p. 99) ; le bien particulier représentant ici un bien de nature inférieure. Ce dernier axiome est le principe unificateur du modèle de la cité. C’est la notion de bien commun qui rend possible, en dernière instance, la coexistence des principes a priori contradictoires que sont l’ordre d’états « dissemblants » et la reconnaissance d’une commune humanité. Le bien commun est alors « la clé de voûte qui doit assurer la compatibilité entre ces deux exigences » (p. 101).

Le modèle théorique des cités ne constitue pas, pour Luc Boltanski et Laurent Thévenot, un aboutissement. Il est le point de départ philosophique de leur réflexion sur une théorie de l’action qui constitue, elle, une approche plus sociologique.

L’étape suivante est donc de confronter, d’appliquer le modèle des cités au monde social. L’analyse des mondes communs correspond à une mise en pratique, une mise en situation du modèle idéal des cités. Ces mondes communs représentent pour les auteurs la concrétisation du modèle théorique des cités à travers une sociologie des régimes d’action, c’est-à-dire des modèles d’actions mis à

disposition des sujets de la cité. Chaque individu est ainsi porteur d’identités plurielles dont il tire, en fonction des situations, des schémas d’action, des modèles d’agir. Selon Philippe Corcuff31, les

régimes d’action sont une « dynamique d’ajustement ». Ils représentent les schèmes d’actions et les représentations du monde mobilisés en situation. Pendant sa scolarité, l’élève est amené à « jongler » avec ces différentes identités, parfois peu conciliables. Il est alors conduit à établir une hiérarchie dans ces valeurs disponibles, se constituant un répertoire d’actions possibles en fonction des situations.

D’après le modèle des cités, les personnes se voient qualifiées – se voient attribuer un état – selon un ordre de grandeur. Ce rapport de grandeur correspond à une relation d’ordre entre les états de grandeur des membres de la cité. Autrement dit, c’est ce rapport qui définit les relations entre les personnes conformément aux rapports d’équivalence et d’ordre qui caractérisent la cité. C’est l’échelle de valeur qui sert de socle à l’élaboration de la communauté, un socle de culture commune. Le rapport de grandeur est au fondement de ce que les auteurs définissent plus loin comme étant des « relations naturelles entre les êtres » (p. 180).

Mais conformément au principe de commune dignité, cet état ne saurait être permanent. Il doit pouvoir à tout moment être remis en question, et en même temps être unanimement perçu comme légitime et justifiable. Il ne peut donc pas non plus reposer sur une caractéristique particulière, intrinsèque de la personne. En quelque sorte, le système doit garantir l’égalité de tous et la même possibilité pour chacun d’accéder aux états supérieurs. Pour déterminer et attribuer les états, il faut ainsi recourir à ce que les auteurs appellent des épreuves de grandeur (p. 164). Ces épreuves de grandeur – dont la validité doit être reconnue par tous – ne peuvent « reposer simplement sur une propriété intrinsèque » de la personne. Elles vont devoir s’appuyer sur des « objets extérieurs » signifiants, fonctionnant un peu comme des pièces à conviction, des indicateurs de l’état de grandeur attaché à la personne. Chaque cité se constitue ainsi un « répertoire d’objets et de dispositifs » (p. 179). C’est par exemple des règlements ou des diplômes, des grades, des compétences attestées et reconnues par la cité, fondés sur – ou en accord avec – les valeurs de cette dernière et sur lesquels elle s’appuie pour caractériser la grandeur des personnes. Un jugement fondé sur l’idée du supérieur commun propre à la cité vient alors marquer la sanction de l’épreuve. Ce concept d’épreuves de grandeur est crucial pour les auteurs ; il tient également, comme nous le verrons plus loin, une place essentielle dans notre cadre théorique. Il est, au fondement de la cité, ce qui à la fois ordonne et justifie la place et la reconnaissance du rôle et de la valeur de chacun des membres de la cité. Il en représente en quelque sorte le modèle idéal, la condition et la justification, 31 Corcuff, P. (1995).

puisque les sujets s’appuient sur celui-ci pour reconnaître le bien-fondé des valeurs de la cité. Les épreuves de grandeur en constituent à ce titre un aboutissement en même temps que le point de départ, la condition sine qua none de son renouvellement et de sa perpétuation. Elles sont une garantie. Et contribuent ainsi à forger les modalités de connaissance propres à la cité. « L’épreuve porte au jour le principe d’équivalence qui ordonne chacun selon sa grandeur… » (p. 185) Mais au- delà, elle est donc un élément capital de toute justification non seulement des valeurs de la cité, mais aussi du comportement de ses sujets. La reconnaissance de l’épreuve permet à la fois la reconnaissance de l’individu et de sa place dans le « groupe ». En faisant le lien entre les principes de commune humanité et de grandeur, elle fournit un cadre à l’expression des personnalités et de toute forme de revendication. Pour être reconnue et acceptée, toute revendication, toute expression personnelle doit s’exercer dans ce cadre, qui vient définir l’espace de liberté dans les limites du respect des principes de la cité. C’est ce qui définit tout simplement, comme le nomment Luc Boltanski et Laurent Thévenot : le sens du commun. Ce sens du commun, c’est tout simplement le fait d’accepter, pourrait-on dire de manière un peu triviale, les règles du jeu. C’est ce qui fonde tout accord en le rendant acceptable. « La réalisation d’un accord justifiable suppose non seulement qu’il soit possible de construire un système de contrainte régissant l’accord, mais aussi que les personnes soient dotées des capacités adéquates pour se soumettre à ces contraintes » (p. 181). Autrement dit, la réalisation d’un accord justifiable – nous parlons ici d’appartenance à un groupe à travers l’adhésion de tous à des valeurs et des principes communs déterminant la place de chacun dans le dit groupe – dépend de la capacité de tous à reconnaître et à s’y ajuster. Ce que les gens savent de leur conduite et ce qu’ils peuvent faire valoir pour la justifier sont les conditions de leur adaptation au groupe. Le tout, pour être reconnu comme valide, pour être justifiable aux yeux du groupe, devant s’inscrire dans le respect des principes qui fondent ce groupe et que chacun doit reconnaître. Cet impératif de justification est incontournable. S’y soustraire, s’est s’exposer à être exclu du groupe, mis à l’écart. C’est se couper de toute possibilité de reconnaissance par les autres membres de la cité.

Les 6 mondes

Là où les choses se compliquent, et où le modèle prend toute sa dimension, c’est lorsqu’on prend en considération la co-existence de différents mondes. Comme il n’y a pas un modèle unique de cité, il n’y a pas un monde unique et univoque porteur de valeurs universelles. Mais il y a des mondes qui interagissent, s’interpénètrent et se font parfois concurrence. Ces mondes distincts, Luc Boltanski et Laurent Thévenot en dénombrent six :