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II. Synthèse de la polémique Marchand-Des Maizeaux

1.2 Retombées polémiques

Le résumé qui précède permet de relever des caractéristiques discursives de l’articulation de cette phase épistolaire initiale. On remarque que les acteurs adhèrent tout à fait aux conventions de la communication épistolaire. La réglementation de ce genre impose un appareil de formules et nécessite un degré de politesse générale. Dans ce contexte, la manipulation des apparences peut faciliter des stratégies agressives tout en maintenant l’allure de la bienséance. La politesse ne reflète donc pas l’état d’esprit d’un épistolier en contexte d’affrontement. Par contre, l’assurance apparemment bienveillante qu’expriment les correspondants reflète la confiance qu’ils ont de détenir le pouvoir241. À

l’inverse, l’agressivité dont fait preuve à l’occasion Des Maizeaux témoigne de sa perte de pouvoir maintenant qu’il est réduit à réclamer justice. Soulignons d’ailleurs que la modération stylistique imposée par le genre épistolaire concorde de façon générale avec

241 C’est le cas, par exemple, lorsque Des Maizeaux appuie le droit aux notes de Marchand, pensant qu’il rédigera la préface, ou lorsque Marchand calme les appréhensions de Des Maizeaux, sachant qu’il sera en fait le préfacier.

la conscience des bienséances auxquelles Des Maizeaux, et plus tard Marchand, font appel.

Ce survol des pièces qui constituent la phase initiale de la polémique révèle une progression de l’interaction qui prépare la longue suite des échanges. Le rapport des acteurs évolue dès l’ouverture de la communication, en raison de l’anonymat entretenu par Marchand pour dissimuler les manœuvres d’arrière-scène. Cette limite posée à la réciprocité, une fois reconnue, pousse Des Maizeaux à vouloir reprendre le contrôle éditorial qui lui a été enlevé; c’est le principal enjeu de toute l’interaction. Protégeant les intérêts de l’équipe rotterdamoise, Marchand diffère un dialogue franc en évitant d’admettre son rôle dans l’édition des LC. Le délai ainsi gagné fit en sorte que le recours de Des Maizeaux à une figure extérieure vint trop tard pour affecter le cours des affaires et que ses plaintes furent inutiles. Il avait entretemps été évincé de l’édition et la révélation de cette information fixa les divers acteurs dans une situation d’opposition qui avait été dissimulée jusque-là. Or, à travers ces négociations de positionnement, l’enjeu explicite autour duquel s’articulent les débats demeure constant. En termes généraux, nous pouvons l’identifier comme le droit éditorial – autrement dit, la responsabilité et le contrôle de l’édition des Lettres choisies de Bayle en préparation à Rotterdam. La détermination finale de cet enjeu – marquée par la parution de l’ouvrage – entraîne une transition sur le plan du schéma polémique.

ii. Phase 2 : L’intensification lors du passage à l’imprimé

Le début de la phase publique du conflit Marchand-Des Maizeaux est marqué par la publication de l’édition rotterdamoise des Lettres choisies au début de 1714 (2-3; voir Tableau 2 ci-dessous). La publication est un tournant décisif de la querelle : elle marque

le point de non-retour. La principale raison de cette transition est que l’impression des

Lettres change le support et par conséquent le forum du conflit. Il ne s’agit plus d’un

différend en sphère restreinte, exprimé sous forme épistolaire entre un nombre limité d’acteurs : il est à partir de ce moment joué sur la scène publique, devant l’entière communauté savante, puisqu’en théorie tous ont accès à l’ouvrage publié. Il s’ensuit que le passage du manuscrit à l’imprimé cause une nette intensification du conflit242. La

publication des Lettres avait déterminé la répartition des biens concrets convoités par les deux adversaires. En revanche, elle n’avait pas – et n’aurait pas pu – fixer la distribution du capital social. D’ailleurs, l’honneur et la réputation prennent justement toute leur valeur sur la place publique, si bien que le capital social devient l’enjeu central de la continuation de l’affaire Marchand-Des Maizeaux. En passant d’un échange épistolaire à un conflit public, on passe d’une situation dialogique à une structure triadique, où les adversaires déploient leurs arguments devant et pour leurs pairs. Ainsi, le public de la République des Lettres est établi en instance supérieure et assume le rôle de juge de la situation.

Parallèlement aux changements de forme, de forum et d’enjeu, advient une modification de l’objet débattu. Dorénavant, on ne se soucie guère du comportement interpersonnel qui n’importait qu’aux impliqués; le conflit porte dès lors sur les pratiques éditoriales appliquées dans les Lettres choisies. Cela dit, comme la discussion publique prend pour sujet manifeste le style éditorial, voire la compétence de Marchand dans son rapport aux textes de Pierre Bayle, il y a une critique rétrospective de son travail. La parution précédente du Commentaire philosophique devient ainsi matière à débat en tant

que signe précurseur des intentions éditoriales de Marchand (2-1). Par conséquent, et étant donné la ressemblance des éditions marchandiennes de Bayle, nous considérons les deux premières comme une sorte d’ensemble. Il sera donc d’abord question de la prise de position initiale de Marchand dans le Commentaire philosophique et les Lettres choisies, spécifiquement dans leurs textes liminaires et dans les extraits publicitaires qui paraissent dans le Journal Litéraire. Dans un deuxième temps, nous examinerons le développement d’une voix critique à son égard, sous la forme du reproche exprimé par Des Maizeaux dans quatre articles publiés dans l’Histoire Critique de la République des Lettres. Les positions antagonistes établies, l’annonce d’une édition du DHC provoque une alternance rapide et abondante de critiques et de défenses du style éditorial qui y sera mis en œuvre. L’exploration des discours déployés par les deux adversaires révèle, outre les topiques récurrentes du débat naissant, des ressemblances frappantes du point de vue des méthodes employées.

Signalons que, sur le plan de la progression polémique, la deuxième phase de l’affrontement entre Marchand et Des Maizeaux correspond au déclenchement du procès évoqué par Bayle en exergue. En fait, à leur entrée dans la sphère des imprimés, les publications de Marchand possèdent une simple valeur assertive. Ce n’est qu’avec la réaction de Des Maizeaux que l’on intente un procès. L’évaluation critique que Des Maizeaux fait des premières éditions bayliennes de Marchand et du projet de la première édition posthume du DHC, correspond très exactement au début d’un litige devant les « Juges naturels » d’une telle affaire : les membres de la République des Lettres. Les textes de Des Maizeaux et de Marchand montrent qu’ils n’oublient jamais qu’ils

argumentent devant le « Tribunal légitime »243 qui jugera du différend. Or, le délit dont

Des Maizeaux accuse son homologue n’est pas de lui avoir soustrait l’édition des LC, mais de porter atteinte aux œuvres de Bayle.

Tableau 2 : Premières publications de la polémique Marchand-Des Maizeaux (début de la phase 2)

Sigle Date de publication244 Responsable(s) Titre245 Publié

2-1 1713 [Marchand] (éd.) Commentaire philosophique Fritsch et Böhm

2-2 1713 [Marchand] Extrait du CP JL

2-3 1714 Entrepris par Des

Maizeaux (éd.), [Marchand] (éd.)

Lettres choisies de Mr Bayle Fritsch et Böhm

2-4 1714 [Marchand] Extrait des LC JL

2-5 1714 [Des Maizeaux] « Lettre écrite de Geneve au

sujet de la nouvelle édition du

Commentaire Philosophique

de Mr. Bayle, faite en Hollande, &c.»

HCRL

2-6 1714 [Des Maizeaux] Nouvelle littéraire « De

Rotterdam » HCRL

2-7 [Des Maizeaux] « Remarques critiques sur

l’édition des Lettres de Mr. Bayle, faite à Rotterdam en 1714 »

HCRL

2-8 1715246 Des Maizeaux « Lettre de Mr. Des

Maizeaux à Mr. Coste, sur

l’Edition des Lettres de Mr. Bayle, faite à Rotterdam »

JS, HCRL